I. INTRODUCTION
Le contexte factuel essentiel des présents appels n’est pas contesté. Les changements climatiques sont réels. Ils sont causés par les émissions de gaz à effet de serre résultant des activités humaines, et ils représentent une grave menace pour l’avenir de l’humanité. La seule façon de contrer la menace que présentent les changements climatiques consiste à réduire les émissions de gaz à effet de serre[1]…
Le 25 mars 2021, la Cour suprême du Canada a publié son avis de renvoi tant attendu concernant la constitutionnalité du régime de tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre (GES) du gouvernement fédéral. Dans les Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre[2], les juges majoritaires de la Cour suprême ont statué que la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre[3] relevait de la compétence résiduelle du Parlement d’adopter des lois pour « la paix, l’ordre et le bon gouvernement » (POBG), conformément à l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867[4]. S’exprimant au nom de la majorité, le juge en chef Richard Wagner a conclu que l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES pour réduire les émissions de GES était une « matière d’intérêt national », une théorie reconnue du pouvoir POBG[5]. Les juges Suzanne Côté, Russell Brown et Malcolm Rowe étaient dissidents, mais chacun pour des motifs différents. Fait important, la juge Côté était d’accord avec le juge en chef en ce qui concerne « sa formulation de l’analyse de la théorie de l’intérêt national[6] ».
Le renvoi relatif à la LTPGES était un appel entendu conjointement de trois décisions de renvoi de la Cour d’appel provinciale[7] : la LTPGES a été jugée constitutionnelle en vertu de la théorie de l’intérêt national du pouvoir POBG dans une décision majoritaire à 3 contre 2 dans le Renvoi relatif à la LTPGES de la Saskatchewan[8]; la Cour d’appel de l’Ontario a également indiqué que la loi fédérale était constitutionnelle en vertu de la théorie de l’intérêt national du pouvoir POBG, dans une décision majoritaire à 4 contre 1 dans le Renvoi relatif à la LTPGES de l’Ontario[9] et, enfin, dans une décision majoritaire à 4 contre 1, la Cour d’appel de l’Alberta a indiqué dans le Renvoi relatif à la LTPGES de l’Alberta que la LTPGES était ultra vires pour le Parlement[10].
La question fondamentale au cœur des Renvois relatifs à la LTPGES n’était pas de savoir si le gouvernement fédéral a compétence pour lutter contre les changements climatiques. Toutes les parties ont plutôt admis que le Parlement dispose de plusieurs pouvoirs, y compris de son pouvoir en matière de droit pénal[11]. La question portait sur la constitutionnalité de la LTPGES elle-même, qui, de l’avis de l’avocat du Canada, pourrait être maintenue en vertu de la théorie de l’intérêt national du pouvoir résiduel du Parlement relatif à la POBG[12]. Bien que des érudits aient soutenu que les politiques de tarification du carbone pourraient être maintenues en vertu du pouvoir POBG, la constitutionnalité de la loi était remise en question parce que ni l’environnement ni les changements climatiques ne cadrent parfaitement dans l’un ou l’autre des chefs de compétence énumérés par le gouvernement fédéral à l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867[13]. Le Renvoi relatif à la LTPGES a également donné à la Cour suprême l’occasion de réexaminer la thérorie de l’intérêt national elle-même. Trente années se sont écoulées depuis l’arrêt Crown Zellerbach qui a officialisé pour la dernière fois un critère de classification dans la théorie de l’intérêt national du pouvoir POBG[14].
Notre exposé est structuré comme suit. La section II donne un aperçu de la LTPGES. Suit un examen de l’opinion majoritaire rédigé par le juge en chef Wagner (section III) ainsi que des trois jugements dissidents (section IV). En résumant les jugements dissidents, nous voulons mettre en évidence les principales différences entre l’opinion majoritaire et les opinions dissidentes. Nous terminons par des commentaires sur quatre aspects du Renvoi dans son ensemble, soit la portée de la question et la caractérisation de la LTPGES, les répercussions constitutionnelles des normes nationales minimales définies en l’espèce, le rôle du critère de l’incapacité provinciale et les effets extraprovinciaux et, enfin, le rôle des tribunaux nationaux dans le règlement d’un problème mondial comme les changements climatiques.
II. LA LOI CONTESTÉE
La LTPGES est la pièce maîtresse du Plan sur les changements climatiques du gouvernement fédéral et prévoit l’imposition de redevances réglementaires sur les émissions de GES au Canada. La Loi comporte quatre parties, dont les deux premières seulement ont été examinées dans le Renvoi relatif à la LTPGES.
La Partie I de la LTPGES impose une redevance réglementaire (ou une réglementation présentant les « caractéristiques d’une taxe[15] ») au moyen d’une redevance sur les combustibles imposée au point de vente[16]. Le prix effectif sur les émissions de carbone qui sera imposé au moyen de la redevance sur les combustibles est précisé à l’Annexe 4 de la Loi et ce prix est converti en une redevance qui sera appliquée à des combustibles particuliers en fonction des émissions générées par leur combustion, comme précisé à l’Annexe 2. La redevance sur les combustibles ne s’applique que dans les provinces énumérées à la Partie 1 de l’Annexe 1 de la LTPGES.
La LTPGES limite l’utilisation des fonds recueillis par la redevance sur les combustibles. Plus précisément, le paragraphe 165(1) stipule que les redevances prélevées, déduction faite de tout montant remboursé ou remis, doivent être distribuées « à l’égard de la province ». Il peut être distribué directement à la province (alinéa 165(2)a)), ou aux personnes ou aux personnes d’une catégorie réglementaire dans la province (alinéa 165(2)b)), ou à une combinaison de ces personnes[17]. Dans la pratique, le gouvernement fédéral a choisi de distribuer la plupart des fonds au moyen de remises aux consommateurs, lesquelles varient selon la province, la taille du ménage et l’emplacement en milieu urbain ou rural du ménage[18]. Le reste des fonds est remboursé par des investissements précis dans la réduction des émissions dans la province concernée.
La Partie II établit un système distinct de tarification du carbone pour les grands émetteurs, appelé système de tarification fondé sur le rendement (STFR). Les conditions qui doivent être réunies pour que les installations puissent y participer sont définies dans le Règlement sur le système de tarification fondé sur le rendement, qui stipule que les installations doivent produire des émissions annuelles supérieures à 50 000 tonnes d’équivalent en dioxyde de carbone (éq. CO2) au cours d’une année en 2014 ou après[19]. Pour participer au STFR, les installations doivent également participer à l’une des 38 activités énumérées à l’Annexe 1 du Règlement (seuls les installations dans 2 des 38 secteurs, les gazoducs et les installations de production d’électricité, sont admissibles au STFR tel qu’il s’applique en Saskatchewan).
Le but du STFR est d’offrir une tarification moyenne inférieure des émissions aux entreprises qui sont exposées aux marchés internationaux, tout en maintenant un incitatif financier à faire des investissements pour réduire l’intensité des émissions de la production. Pour ce faire, on accorde des crédits d’émissions à un taux fixe par unité de production, ce que la LTPGES appelle la « base de normes de rendement » qui, lorsqu’elle est multipliée par la production annuelle, produit ce qu’on appelle la « limite d’émissions » d’une installation[20]. Il ne s’agit pas d’une limite absolue; un prix du carbone doit être payé sur les émissions supérieures à la limite[21], tandis que les installations dont les émissions sont inférieures à leur limite d’émissions recevront des crédits supplémentaires[22]. Étant donné que la tarification du carbone s’applique à la marge, une installation qui augmente ses émissions d’une tonne (toutes choses étant égales par ailleurs) devra assumer les mêmes coûts différentiels qu’un consommateur qui augmente ses émissions d’une tonne; il en va de même pour l’avantage financier de la réduction des émissions. Le système vise à protéger la compétitivité de l’industrie, car l’exemption effective de la tarification du carbone sur les émissions jusqu’à la limite d’émissions réduit le coût total de la politique, ce qui réduit les incitations pour les entreprises à déménager à l’extérieur d’un territoire ou à cibler de nouveaux investissements ailleurs en raison de coûts accrus[23],[24].
Plus important encore, malgré la terminologie des limites d’émissions et la base de normes de rendement, la loi n’établit pas de normes de rendement ou ne réglemente pas directement ou ne limite pas directement la technologie, la production ou d’autres activités de l’installation. Elle n’interdit pas expressément certains comportements pour peu qu’il y ait conformité aux redevances réglementaires et aux exigences en matière de déclaration.
Comme dans la Partie I de la LTPGES, la Partie II limite également l’utilisation des montants prélevés en vertu du STFR. En effet, l’article 188 de la LTPGES est une disposition parallèle à l’article 165 mentionné ci-dessus[25]. Le ministre du Revenu national dispose d’une grande latitude pour déterminer le moment et la façon de répartir les montants prélevés.
La LTPGES sert de filet de sécurité et ne s’applique qu’aux provinces ou aux territoires énumérés à l’Annexe 1 de la Loi. Les provinces ou les territoires sont énumérés par l’entremise d’une mesure réglementaire prise par le gouverneur en conseil (un processus qui est au cœur de la dissidence du juge Côté dont il est question ci-dessous à la section IV. A.). En ce qui concerne la Partie I, la redevance sur les combustibles, la LTPGES stipule que : « Afin d’assurer l’application étendue au Canada d’une tarification des émissions de gaz à effet de serre à des niveaux que le gouverneur en conseil considère appropriés, celui-ci peut [inscrire une province à l’Annexe 1, en appliquant ainsi la redevance sur les combustibles dans cette province] »[26]. Le pouvoir discrétionnaire n’est pas absolu, car la Loi exige que « le gouverneur en conseil tient compte avant tout de la rigueur des systèmes provinciaux de tarification des émissions de gaz à effet de serre » dans toute décision d’inscription[27]. Il existe une disposition parallèle aux fins du STFR[28].
D’autres parties de la loi définissent les exigences en matière de rapports, les exemptions, les pénalités, les dispositions relatives aux appels, les inspections et la tenue de dossiers. Ces dispositions n’étaient pas au cœur de la décision. Les parties III et IV n’ont pas été contestées en l’espèce et ne sont pas examinées en détail ici non plus. La Partie III établit le pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil fédéral de stipuler que les lois provinciales peuvent s’appliquer à des activités sous réglementation fédérale[29]. La Partie IV exige que le gouvernement présente au Parlement un rapport annuel sur l’administration de la LTPGES, à compter du deuxième anniversaire de son entrée en vigueur[30].
III. OPINION MAJORITAIRE RÉDIGÉE PAR LE JUGE EN CHEF WAGNER
Les faits sont importants dans les affaires constitutionnelles et ils sont particulièrement importants dans les cas où une partie cherche à établir une nouvelle matière d’intérêt national. Il n’est donc pas surprenant qu’en plus du premier passage cité au début de la présente, le juge en chef ait accordé beaucoup d’attention au contexte factuel. Cela comprend des sections sur la crise climatique mondiale, les efforts du Canada pour lutter contre les changements climatiques et un résumé des mesures prises par les provinces en cette matière, que nous résumons brièvement ci-dessous.
A) LA CRISE CLIMATIQUE MONDIALE
Le juge en chef a insisté sur le fait que les changements climatiques mondiaux provoqués par l’activité humaine sont réels[31] et que les effets des changements climatiques « sont et seront particulièrement graves et dévastateurs [au Canada][32] ». Les observations suivantes ont été particulièrement importantes pour de l’analyse de la théorie de l’intérêt national :
Les changements climatiques présentent trois caractéristiques… Premièrement, ils ne connaissent pas de frontières; toutes les régions du pays et du monde en subissent — et continueront d’en subir — les effets. Deuxièmement, les effets des changements climatiques ne sont pas directement rattachés à la source des émissions de GES. Des provinces et territoires qui émettent peu de GES peuvent néanmoins subir, en raison des changements climatiques, des effets qui sont exagérément disproportionnés par rapport à leur contribution respective aux émissions totales de GES du Canada et du monde… Pourtant, les effets des changements climatiques se font ressentir — et continueront de se faire ressentir — partout au Canada, et ces effets seront plus intenses dans l’Arctique canadien, dans les régions côtières et dans les territoires autochtones. Troisièmement, aucune province, aucun territoire, ni aucun pays ne peut s’attaquer seul au problème des changements climatiques. La lutte aux changements climatiques requiert une action collective à l’échelle nationale et internationale, et ce, en raison du fait que, de par leur nature même, les GES ne connaissent pas de frontières[33].
B) MESURES DU CANADA CONCERNANT LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES
La sous-section sur les efforts du Canada pour lutter contre les changements climatiques traite de l’histoire de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (1992) (CCNUCC)[34], du Protocole de Kyoto[35] et de l’Accord de Copenhague[36],ainsi que du non-respect par le Canada de ses engagements en vertu de ces deux derniers instruments[37]. Le Canada a ratifié l’accord le plus récent, l’Accord de Paris[38] en 2016, après son adoption à la fin de 2015. Comme l’a fait observer le juge en chef, l’engagement actuel du Canada en vertu de l’Accord de Paris, son engagement déterminé à l’échelle nationale (EDN), consiste à réduire ses émissions de GES de 30 % par rapport aux niveaux de 2005 d’ici 2030. [39] Veuillez noter que le premier ministre Justin Trudeau a indiqué le 22 avril 2021 que la cible du Canada serait révisée de 40 à 45 % sous les niveaux de 2005 d’ici 2030.
Avant la ratification de l’Accord de Paris, le gouvernement fédéral avait convoqué une réunion des premiers ministres qui a abouti à l’adoption de la Déclaration de Vancouver sur la croissance propre et les changements climatiques, dans laquelle les parties ont reconnu l’engagement pris par le Canada, ainsi que l’importance d’adopter une approche axée sur la collaboration pour respecter cet engagement. La Déclaration de Vancouver a mené à la création d’un groupe de travail fédéral-provincial-territorial sur les mécanismes de tarification du carbone, qui à son tour a éclairé l’adoption du Cadre pancanadien sur la croissance propre et les changements climatiques (décembre 2016)[40]. Le Cadre fournissait l’orientation stratégique de la LTPGES et prévoyait que chaque province ou territoire devrait avoir mis en place un système de tarification du carbone d’ici 2018[41]. Le Cadre a d’abord été adopté par toutes les provinces, sauf la Saskatchewan, mais, comme l’a souligné le juge en chef, cet appui s’est rapidement dissipé :
Le jour où le gouvernement fédéral a publié le Cadre pancanadien, il a été adopté par huit provinces, dont l’Ontario et l’Alberta, et par les trois territoires. Le Manitoba a adopté le cadre en février 2018, mais la Saskatchewan ne l’a toujours pas adopté. Plus tard en 2018, l’Ontario, l’Alberta et le Manitoba ont retiré leur appui au Cadre pancanadien[42].
Le gouvernement fédéral a donné suite à la publication du Cadre en publiant d’autres documents d’orientation sur les éléments du système fédéral de tarification du carbone proposé, y compris un document modèle, afin d’éclairer la décision d’appliquer la tarification du carbone dans les provinces par le gouvernement fédéral[43].
Le juge en chef a également mentionné les diverses mesures prises par les provinces et les territoires, soulignant que seulement quatre des provinces — la Colombie-Britannique, l’Alberta, l’Ontario et le Québec — avaient adopté un système de tarification du carbone au moment de l’adoption du Cadre pancanadien, mais toutes les autres provinces, à l’exception de la Saskatchewan et du Manitoba, avaient indiqué qu’elles avaient l’intention de l’adopter[44]. Le juge en chef a conclu son examen du contexte factuel par l’observation suivante en faisant référence au « problème de l’action collective dans la lutte contre les changements climatiques » :
Malgré la prise de ces mesures, les émissions totales de GES au Canada entre 2005 et 2016 n’ont diminué que de 3,8 pour 100, soit nettement en deçà de la cible de 30 pour 100 visée d’ici 2030. Durant cette période, les émissions de GES ont diminué en Colombie-Britannique, en Ontario, au Québec, au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse, à l’Île-du-Prince-Édouard et au Yukon, mais elles ont augmenté en Alberta, en Saskatchewan, au Manitoba, à Terre-Neuveet-Labrador, aux Territoires du Nord-Ouest et au Nunavut. En guise d’illustration du problème de l’action collective dans la lutte contre les changements climatiques, entre 2005 et 2016, la diminution des émissions de GES en Ontario, la deuxième province canadienne qui en émet le plus, a été en grande partie annulée par l’augmentation des émissions dans deux des cinq provinces en produisant le plus, l’Alberta et la Saskatchewan. Le reste de la réduction des émissions du Canada entre 2005 et 2016 provenait de deux des cinq autres provinces canadiennes qui en produisent le plus, le Québec et la Colombie-Britannique, et de baisses des émissions de GES dépassant 10 pour 100 — baisses bien supérieures à la réduction globale de 3,8 pour 100 au Canada — au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse, à l’Île-du-Prince-Édouard et au Yukon[45].
Fort de cette évaluation des faits et d’un examen de la législation (voir notre résumé à la section II), le juge en chef était prêt à entreprendre l’analyse juridique. Celle-ci a commencé par quelques observations sur le principe du fédéralisme avant de passer à l’analyse répartition des compétences, à la caractérisation de la LTPGES et, enfin, à sa classification. Le juge en chef s’est penché sur la question très importante de la portée et de l’applicabilité de la théorie de l’intérêt national en marge de l’examen de la question de la qualification. Le jugement se termine par les motifs invoqués par le juge en chef pour qualifier les redevances des Parties 1 et 2 de la LTPGES de redevances réglementaires plutôt que de taxes véritables. Dans un dernier commentaire, le juge en chef a expliqué qu’il estimait inapproprié de commenter la validité de tous règlements d’application de la LTPGES parce qu’ils n’avaient pas été dûment soumis à la Cour. Nous résumons chacune de ces sections du jugement ci-dessous.
C) PRINCIPES DU FÉDÉRALISME
La discussion du juge en chef sur le principe du fédéralisme qui oriente l’analyse subséquente est brève[46]. Il affirme que les objectifs du fédéralisme canadien consistent à « concilier l’unité et la diversité, à promouvoir la participation démocratique en réservant des pouvoirs réels aux administrations locales et régionales et à favoriser la coopération entre le Parlement et les législatures dans la recherche du bien commun[47] ». Les provinces doivent avoir l’autonomie nécessaire pour développer leurs sociétés, alors que le gouvernement fédéral a en même temps « des pouvoirs dont l’exercice se prêtait davantage à l’ensemble du pays en vue d’assurer l’unité du Canada », mais ces pouvoirs « ne peuvent être utilisés d’une manière telle qu’ils videraient effectivement de leur essence des pouvoirs provinciaux[48] ». Bien que la Cour adhère maintenant à une vision souple du fédéralisme plutôt qu’à une application rigide du « partage des compétences législatives respectives du fédéral et des provinces, considérant ces compétences comme des compartiments étanches », un tel fédéralisme coopératif ne saurait « écarter ou modifier et le partage des compétences[49] ».
D) QUALIFICATION
La qualification de la LTPGES par les trois cours d’appel provinciales a donné lieu à un éventail de réponses judiciaires ainsi qu’à une évolution de l’articulation, par l’avocat du Canada du « caractère véritable » de la loi. Le juge en chef a relevé trois formulations différentes du caractère véritable de la LTPGES :
(1) une formulation générale portant que le caractère véritable de la LTPGES est la réglementation des émissions de GES; (2) une formulation basée sur des normes nationales portant que le caractère véritable de la LTPGES consiste à établir des normes nationales minimales en vue de réduire les émissions de GES; et (3) une formulation basée sur des normes nationales de tarification portant que le caractère véritable de la LTPGES consiste à établir des normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz[50].
En fin de compte, le juge en chef a préféré la troisième formulation au motif qu’elle était plus conforme à l’objet et aux effets de la loi, comme définis avec une certaine précision, et compte tenu des moyens choisis par le Parlement pour atteindre son objectif[51]. La preuve intrinsèque en faveur de cette conclusion comprenait le titre intégral de la loi, le préambule, y compris ses références à la CCNUCC et à l’Accord de Paris, ainsi que l’accent mis sur la tarification des GES dans le Cadre pancanadien[52]. La preuve extrinsèque, sous forme de documents d’information, de débats parlementaires et de témoignages devant le Comité permanent, a confirmé que la LTPGES visait « l’imposition d’un système de tarification des émissions de GES dans l’ensemble du Canada » et non « la réglementation des émissions de GES en général[53] ». De même, les effets juridiques des deux parties contestées de la LTPGES tiennent de la rigueur des prix plutôt que du fait de dicter aux particuliers et aux industries comment ils doivent exercer leurs activités pour réduire leurs émissions de GES[54]. Par ailleurs, bien que la Loi accorde un pouvoir discrétionnaire considérable au gouverneur en conseil pour déclencher l’application réelle de la Loi à une province ou à un territoire en particulier, ce pouvoir discrétionnaire n’est pas indéfini et subjectif, et il « doit respecter la prescription particulière portant que l’assujettissement vise à assurer l’application étendue de la tarification des émissions au Canada, et tenir compte avant tout de la rigueur des mécanismes provinciaux existants de tarification des émissions de GES[55] ». Il en va de même pour les parties 1 et 2 de la Loi[56].
Quant aux effets pratiques de la loi, il a été difficile de tirer des conclusions puisque la loi n’était en vigueur que depuis peu. Toutefois, l’expérience à ce jour a indiqué que la loi était mise en œuvre d’une manière « positive pour ce qui est de la flexibilité et de l’appui à l’égard des régimes de tarification élaborés par les provinces[57] ». Le filet de sécurité de la loi était également crucial; dans ce cas, « ce régime national de tarification des GES ne constitue pas simplement le moyen de réaliser la fin recherchée — à savoir la réduction des émissions de GES[58] ». Ce moyen faisait plutôt partie de la justification de la loi. Le juge en chef explique également les motifs de qualifier l’application sélective des accusations réglementaires comme imposant une « norme nationale minimale », sujet auquel nous accordons beaucoup d’attention dans le commentaire ci-dessous[59].
E) CLASSIFICATION
Après avoir déterminé le caractère véritable de la loi et rejeté les arguments selon lesquels les pouvoirs de réglementation importants de la Loi constituaient une subdélégation inconstitutionnelle, le juge en chef a traité de la classification de la Loi, en commençant par l’affirmation du Canada voulant que la Loi doive être maintenue sur la base de la théorie de l’intérêt national, sans envisager de la maintenir sous d’autres chefs de compétence fédérale[60].
F) LA THÉORIE DE LA PRÉOCCUPATION NATIONALE
Le juge en chef a commencé cette partie de son jugement en insistant à la fois sur la nature résiduelle et permanente de la « théorie de l’intérêt national » du pouvoir POBG. Par conséquent, « le fait de conclure que le gouvernement fédéral a compétence en vertu de la théorie de l’intérêt national soulève des préoccupations spéciales en ce qui trait au partage des compétences prévu par la Constitution[61] ». Le juge en chef a ensuite procédé à un examen minutieux de l’évolution de la théorie de l’intérêt national par la jurisprudence, en insistant sur les motifs dissidents du juge Beetz dans le Renvoi sur la Loi anti-inflation[62], le jugement du juge Gérald LeDain dans l’arrêt Crown Zellerbach, ainsi que les arrêts dans lesquels la Cour a refusé de reconnaître un intérêt national au motif qu’il n’y avait rien dans l’affaire proposée qui transcendait les frontières provinciales ou le pouvoir de résolution des autorités locales[63].
Après avoir effectué cet examen chronologique, le juge en chef a ensuite abordé ce qu’il a appelé deux questions « préliminaires[64] ». La première était de savoir si une nouvelle matière d’intérêt national pouvait être formulée en fonction de l’objet de la loi (son « caractère véritable »), ou si elle devait être formulée « suivant un niveau de généralité plus large que la matière de la loi[65] ». Ce point en était un important, car plus la définition de la matière était large (p. ex. la réglementation des GES, comme l’a formulé la Cour d’appel de l’Alberta[66]), plus la probabilité que la matière ne soit pas unique, particulière et indivisible était élevée, et plus la menace devenait grande à l’endroit de l’autonomie des provinces si la compétence relevant de la théorie de l’intérêt national du pouvoir POBG est considérée à la fois absolue et exclusive.
Le juge en chef a donné quatre raisons pour rejeter le besoin d’une formulation plus large et plus abstraite de la matière. Premièrement, le juge en chef a souligné le libellé des articles 91 et 92 de la Constitution, qui font la distinction entre les « matières » et les « catégories de sujets » et a fait observer qu’il : « … n’y a rien dans le texte de la Constitution qui permette l’adoption, dans le cadre de l’application du pouvoir POBG, d’une catégorie de sujets plus large que la matière de la loi[67] ». Deuxièmement, le juge en chef a fait observer qu’il n’était pas sans précédent que l’énoncé de la matière soit formulé dans les mêmes termes que le caractère véritable de la loi contestée[68]. C’était le cas, par exemple, dans le Renvoi sur la Loi anti-inflation et dans l’arrêt Crown Zellerbach. Troisièmement, conformément au principe de la contrainte judiciaire, la Cour devrait se limiter à la question précise dont elle est saisie. « Pour dire les choses simplement, si le Parlement n’a pas indiqué dans une loi qu’il entend exercer sa compétence sur une vaste matière, rien ne justifie un tribunal de retenir artificiellement une telle matière[69] ». Enfin, le juge en chef a rejeté la thèse selon laquelle cette approche a pour effet d’amalgamer les étapes de la qualification et de la classification. Une loi contestée doit tout de même faire l’objet d’une classification et si « la matière n’est pas juridiquement acceptable en tant que matière d’intérêt national, alors … la validité de la loi ne peut être confirmée sur la base de cette théorie[70]. »
La deuxième question préliminaire portait sur un point encore plus important, à savoir la présomption d’exclusion du pouvoir fédéral de légiférer sur toute matière qui peut être qualifiée d’intérêt national. La nature du filet de sécurité de la loi fédérale soulève directement cette question, car le filet de sécurité repose sur la capacité d’un gouvernement provincial ou territorial d’adopter une ou plusieurs lois établissant un prix du carbone qui respecte ou dépasse une norme de rigueur nationale. Si le pouvoir du Parlement fédéral d’adopter des lois sur une tarification rigoureuse du carbone était littéralement exclusif, on se demanderait si les lois provinciales pourraient survivre et comment[71]. Le juge en chef a répondu à cette énigme apparente en soulignant que l’utilisation des mots « absolue », « plénière » et « totale » pour qualifier une matière d’intérêt national « n’est pas utile » parce que ces mots se rapportent à la portée de la compétence et ne parle pas du caractère exclusif d’une telle compétence[72]. La portée de la compétence est déterminée par la nature de la matière pertinente. Ainsi, à Ontario Hydro, les relations de travail relevaient de la portée de la matière qu’est l’énergie nucléaire en raison du lien entre les relations de travail et l’exploitation sécuritaire des installations nucléaires[73]. La capacité d’une province de réglementer en cette matière devrait être déterminée par l’application de la théorie du double aspect qui « reconnaît que des situations de fait identiques peuvent être réglementées suivant des perspectives différentes[74] ».
Fait important, la théorie du double aspect s’applique autant aux pouvoirs relatifs à l’intérêt national qu’aux autres chefs de compétence fédéraux et provinciaux, mais cela signifie qu’elle « va s’appliquer dans un cas donné[75] ». La « situation de fait » doit se prêter à une interprétation à partir de points de vue différents. Mais tel est le cas, les deux lois peuvent être valides, sous réserve de la prépondérance de la norme fédérale[76]. Le juge en chef n’a pas perdu de vue l’importance de cette conclusion :
La théorie du double aspect prend une importance particulière dans les cas où, comme en l’espèce, le fédéral revendique compétence sur une matière impliquant l’imposition d’une norme nationale minimale au moyen d’une loi qui agit comme filet de sécurité. La reconnaissance d’une telle matière d’intérêt national va inévitablement entraîner une situation de double aspect. C’est de fait le principe même à la base d’un mécanisme d’un régime fédéral qui impose des normes nationales minimales : tant le fédéral que les provinces ont la faculté de légiférer à l’égard de la même situation de fait — en l’occurrence, la tarification des émissions de GES — mais la loi fédérale a prépondérance[77].
Après avoir répondu à ces préoccupations « préliminaires », le juge en chef s’est tourné vers deux autres considérations méthodologiques associées à la détermination des matières d’intérêt national. La première était de souligner que la reconnaissance d’une matière comme étant d’intérêt national doit être fondée sur la preuve[78]. Cela fait ressortir l’importance de constituer un dossier adéquat, particulièrement en ce qui a trait à des matières comme l’incapacité provinciale, mais aussi, comme nous le verrons, en ce qui a trait à ce que le juge en chef décrit comme étant la question préliminaire importante, à savoir : « si la matière proposée présente, pour le Canada tout entier, un intérêt suffisant pour justifier d’être prise en considération au regard de cette théorie[79] ». Le deuxième point a trait à la question de la « nouveauté » et à la question de savoir si la matière proposée devrait être quelque chose qui devait être inconnu historiquement au moment de la Confédération. Le juge en chef a rejeté l’exigence de la « nouveauté ». À son avis, les références à la nouveauté dans la jurisprudence doivent être interprétées de telle sorte que « [l]’élément crucial de la présente analyse est l’exigence qui requiert qu’une matière d’intérêt national possède un caractère intrinsèquement national, et non qu’elle soit historiquement nouvelle[80] ». Par conséquent, l’appréciation initiale d’une matière (comme l’extraction d’uranium) comme quelque chose de nature locale faisant partie de ce « qui aurait relevé de différentes catégories de sujets parmi la liste de ceux assignés aux provinces : par. 92(5), 92(9), 92(10) et 92(13) » pourrait évoluer au fil du temps de telle sorte que dans le cas de l’énergie atomique « l’exploitation des substances brutes servant à sa production [pourrait être]… déclarée matière, qui est, de par sa nature, d’intérêt national en raison des risques qu’elle présente pour la santé et la sécurité, en particulier le risque de dommages interprovinciaux catastrophiques[81]… »
G) CROWN ZELLERBACH, RAFRAÎCHI ET REMIS À NEUF
À la lumière de ces importantes précisions, le juge en chef s’est tourné vers le critère de détermination des questions d’intérêt national. Bien que le critère remis à neuf du juge en chef Wagner s’inspire considérablement du critère du juge Le Dain énoncé dans l’arrêt Crown Zellerbach, il y a quelques modifications importantes qui s’inspirent largement du critère de classification en vertu du pouvoir de légiférer sur le trafic et le commerce circonscrit dans General Motors, s’applique au Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières et au Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières[82]. Le critère du juge en chef Wagner est en fait un critère en trois étapes. Il commence par une question préliminaire (la matière présente-t-elle, pour le Canada tout entier, un intérêt suffisant pour justifier d’être prise en compte au titre de la théorie?) avant d’aller de l’avant pour analyser, en deuxième étape, la question de l’unicité, de la particularité et de l’indivisibilité, un indicateur solide de l’incapacité provinciale de trancher efficacement la matière. La troisième et dernière étape consiste à analyser l’incidence de la reconnaissance d’une matière d’intérêt national sur l’autonomie provinciale. Nous abordons chacun de ces éléments tour à tour ci-dessous.
1. Question préliminaire
La détermination de la question préliminaire « requiert un examen fondé sur le sens commun[83] ». L’examen « fait en sorte que la théorie de l’intérêt national ne puisse pas être invoquée trop à la légère et fournit des éléments contextuels essentiels pour l’analyse qui va suivre »[84]. Il ne suffit pas d’affirmer l’importance d’une matière pour satisfaire à cette étape : « [L]e fédéral doit apporter une preuve propre à convaincre le tribunal que la matière présente pour le Canada tout entier un intérêt suffisant pour justifier sa prise en considération conformément à cette théorie[85]. » Si le gouvernement fédéral est en mesure de s’acquitter de ce fardeau, l’examen est recentré sur les notions d’« unicité, de particularité et d’indivisibilité », éclairées par l’incapacité provinciale, mais maintenant considérées sous l’angle de deux « principes ».
2. Unicité, particularité et indivisibilité
Le premier principe est qu’« une compétence ne devrait être reconnue sur la base de la théorie de l’intérêt national que si la matière en cause est particulière, identifiable et qualitativement différente de matières d’intérêt provincial[86] ».
Comment peut-on alors déterminer si quelque chose est qualitativement différent? Le juge en chef propose un facteur clé, en se demandant si « la matière a un caractère principalement extraprovincial et international, eu égard à sa nature intrinsèque et à ses effets[87] ». De plus, « [i]l est possible que, dans certains cas, des accords internationaux indiquent qu’une matière est qualitativement différente de matières d’intérêt provincial[88] ». Un autre facteur limitatif est que la matière « ne doit pas être un agrégat de matières provinciales », et que la « loi fédérale ne sera pas qualitativement distincte si elle déborde la réglementation d’un aspect national et fait double emploi avec la réglementation provinciale ou régit des questions qui sont principalement d’intérêt local[89]. »
Le deuxième principe est que « la preuve démontre l’incapacité des provinces de s’occuper de la matière[90] ». En élaborant ce principe, le juge en chef s’est fondé sur les quatrième et cinquième indices examinés dans l’arrêt General Motors. Ainsi :
(1) la loi devrait être d’une nature telle que la Constitution n’habiliterait pas les provinces, conjointement ou séparément, à l’adopter; (2) l’omission d’inclure une seule ou plusieurs provinces ou localités dans le système législatif compromettrait l’application de ce système dans d’autres parties du pays. Bien que le juge en chef Dickson estime que les facteurs dans l’arrêt General Motors ne sont pas individuellement nécessaires pour la classification en vertu du pouvoir de légiférer sur le trafic et le commerce, pour établir l’incapacité provinciale aux fins de la théorie de l’intérêt national, ces deux facteurs sont requis[91].
En adoptant ce cadre, le juge en chef a rejeté l’argument avancé au cours des procédures selon lequel l’incapacité provinciale devrait être interprétée littéralement comme signifiant que les provinces n’ont pas compétence pour de s’occuper de la matière[92].
À ces deux principes, le juge en chef ajoute un troisième facteur, à savoir que « le défaut d’une province de s’occuper d’une matière doit avoir des conséquences extraprovinciales graves[93] ». Bien que le juge en chef estime que l’ajout de ce facteur « place haut la barre à atteindre », il englobe apparemment une gamme élargie de scénarios[94]. Dans une tentative de clarification, le juge en chef a ajouté que l’exigence de conséquences graves à l’échelle nationales « sera respectée s’il existe un préjudice réel ou un risque sérieux qu’un tel préjudice se matérialise dans le futur. Il peut s’agir d’une atteinte grave à la vie et à la santé humaines, ou encore à l’environnement, quoique les conséquences ne se limitent pas nécessairement à ce genre de préjudices[95]. » En même temps, « [u]n simple manque d’efficacité ou des coûts financiers supplémentaires résultant d’une compétence partagée ou d’un chevauchement de compétences sont clairement insuffisants[96] ».
Les deux principes donnent effet à l’exigence selon laquelle une matière doit être indivisible, telle qu’énoncée dans l’arrêt Crown Zellerbach. Comme l’explique le juge en chef :
Le premier de ces principes requiert que l’on soit en présence d’une matière particulière et identifiable, qui ne constitue pas un agrégat illimité de sujets. Le second principe exige qu’il y ait incapacité provinciale, suivant la définition claire qui en est donnée dans l’arrêt Crown Zellerbach et, de fait, dans l’ensemble de la jurisprudence de la Cour sur l’intérêt national de notre Cour, incapacité qui est un indice d’indivisibilité[97].
3. Étendue de l’effet sur la compétence des provinces
La dernière étape de l’analyse est le critère de l’étendue de l’effet, lequel est un critère contextuel conçu pour prévenir l’« élargissement excessif des pouvoirs fédéraux ». Ainsi,
… l’empiétement sur l’autonomie des provinces qui résulte de l’attribution au Parlement du pouvoir d’agir est mis en balance avec l’étendue des effets qu’aurait sur les intérêts touchés le fait que le Parlement ne serait pas capable, sur le plan constitutionnel, d’agir à l’égard de la question à l’échelle nationale. La reconnaissance d’une nouvelle matière d’intérêt national ne sera justifiée que si les effets de cette incapacité l’emportent sur les effets de l’empiétement[98].
H) APPLICATION DU NOUVEAU CRITÈRE À LA LTPGES
1. Question préliminaire : intérêt important pour le Canada dans son ensemble
Comme pour toutes les cours d’appel provinciales, les juges majoritaires reconnaissent que les changements climatiques constituent un « défi existentiel » et « une menace pour l’avenir de l’humanité[99] ». Cependant, et comme dans l’arrêt Crown Zellerbach où la matière ne concernait pas simplement la pollution marine, mais plutôt la pollution marine par l’immersion de déchets de mer, « la question précise dont la Cour est saisie est celle de savoir si l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse en vue de la réduction des émissions de GES est une matière d’intérêt national[100]. » Le dossier étayait entièrement « l’importance de la tarification du carbone[101] » et reflétait en fait « l’existence, tant au Canada que sur le plan international, d’un consensus portant que la tarification du carbone est un élément indispensable en vue de la réduction des émissions de GES[102] ». À ce titre, la détermination proposée d’une nouvelle matière d’intérêt national « franchit aisément l’étape de la question préliminaire » et justifie d’être prise en considération plus en détail[103].
Comme nous l’avons examiné plus en détail dans la Partie V (commentaire), ces constatations de la Cour suprême sont importantes. Bien qu’il ne s’agisse pas de la question centrale, les arguments soutenus par la majorité en matière de changements climatiques vont au-delà des simples remarques incidentes et sont susceptibles d’influencer d’autres types de litiges en matière de changements climatiques au Canada, y compris les litiges actuels fondés sur la Charte, les litiges futurs en matière délictuelle (p. ex. en ce qui concerne les coûts liés aux changements climatiques) et les différends relatifs aux répercussions liées à des projets[104].
2. Unicité, particularité et indivisibilité
En ce qui concerne le premier principe du critère susmentionné, le juge en chef estime que la matière visée par la législation est qualitativement différente des matières de compétence provinciale. Encore une fois, les motifs mènent à la nature des émissions de GES, qui « constituent un type de polluant particulier et identifiable de façon précise » qui « représentent un problème de pollution dont l’envergure n’est pas seulement interprovinciale, mais mondiale[105] ». Les accords internationaux sont pris en compte, car « [t]ant la CCNUCC que l’Accord de Paris aident à illustrer la nature principalement extraprovinciale et internationale des émissions de GES et à étayer la conclusion selon laquelle la matière en question est qualitativement différente de matières d’intérêt provincial[106]. » Les motifs portent ensuite sur la tarification des émissions, soutenant que la Déclaration de Vancouver et d’autres initiatives fédérales-provinciales reflètent l’état de la tarification des GES comme « forme distincte de réglementation[107] ». La tarification « n’est pas assimilable à la réglementation [d]es émissions en général » et elle « est également d’une nature différente de celle des mécanismes de réglementation non tarifaires, telles les initiatives spécifiques touchant l’électricité, le bâtiment, les transports, l’industrie, les forêts, l’agriculture et la gestion des déchets[108] ». Enfin, la mise en œuvre de normes minimales en matière de tarification du carbone en s’appuyant sur le rôle de filet de sécurité est jugée qualitativement différente des matières d’intérêt provincial. L’approche fédérale complète les régimes provinciaux et « le fait suivant une approche distinctement nationale, qui ne représente pas un agrégat de matières provinciales et ne reproduit pas les systèmes provinciaux de tarification des GES[109] ». Bien que dans une certaine logique le régime fédéral soit toujours applicable, il n’est directement applicable que lorsqu’une province ou un territoire néglige de mettre en œuvre un mécanisme de tarification suffisamment rigoureux et que le gouvernement fédéral inscrit la province dans une Annexe par règlement[110]. En somme :
…le rôle fondamental de la LTPGES est un rôle distinctement fédéral : l’évaluation des mécanismes provinciaux de tarification au regard d’une norme légale fondée sur le rendement, afin de parer aux risques que pose à l’échelle nationale une tarification du carbone insuffisamment rigoureuse dans une région ou une autre du pays. La LTPGES ne prescrit pas de règles applicables aux mécanismes provinciaux de tarification tant que ceux-ci respectent la norme fixée par le gouvernement fédéral[111].
Nous examinons ci-dessous, dans notre commentaire, la distinction entre les règles de prescription qu’une province doit respecter par opposition à l’application de règles fédérales pour compléter les règles provinciales qui n’établissent pas le degré requis de rigueur de la tarification. Nous sommes d’avis que la LTPGES concerne la dernière et non la première.
Le juge en chef a ensuite donné trois raisons pour conclure que la preuve établissait l’incapacité de la province de traiter de la matière proposée. Premièrement, « qu’elles agissent seules ou de concert, les provinces ne sont pas habilitées par la Constitution à établir des normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz[112] ». Bien qu’ils puissent obtenir le même résultat par la coopération, rien ne pouvait garantir que celle-ci se poursuivrait, « puisque toute province pouvait à tout moment décider de retirer son adhésion à cette approche[113] ». Ici, le juge en chef s’appuie sur la décision rendue dans le Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières pour appuyer une interprétation de l’incapacité des provinces, qui repose en partie sur l’incapacité des provinces de s’engager avant l’adoption de politiques futures.
Deuxièmement, le risque de retrait d’une province pourrait nuire à l’efficacité du régime dans son ensemble. La réduction des émissions par les provinces qui maintiennent leur adhésion au régime pourrait être plus qu’annulée par l’augmentation des émissions (que ce soit en raison de fuites d’émissions ou autrement) dans les provinces qui ne mettent pas en œuvre un mécanisme de tarification des GES suffisamment rigoureux[114]. Le dossier a renforcé la réalité de ce risque, comme il est énoncé dans ce qui est sans doute deux des paragraphes les plus importants de la décision. Le juge en chef a souligné qu’« [e]ntre 2005 et 2016… les émissions ont chuté de 22 pour 100 en Ontario, de 11 pour 100 au Québec et de 5,1 pour 100 en Colombie-Britannique,… toutefois ces baisses ont été en grande partie annulées par des hausses de 14 pour 100 des émissions en Alberta et de 10,7 pour 100 des émissions en Saskatchewan[115]. » Il a ajouté que « lorsque les provinces qui sont collectivement responsables de plus des deux tiers des émissions totales de GES au Canada choisissent de se retirer d’un régime de coopération, on est à même de constater les limites évidentes d’une approche coopérative non contraignante[116] ».
Enfin, le juge en chef a insisté sur le fait que le défaut de collaboration d’une province aurait « de graves conséquences sur des intérêts extraprovinciaux ». Le raisonnement qui justifie cette conclusion est nécessairement complexe. Il commence par un passage qui réexamine les risques associés aux changements climatiques :
Les émissions de GES sont incontestablement responsables des changements climatiques. De plus, il est incontesté que les effets des changements climatiques n’ont pas de lien direct avec la source des émissions de GES; les émissions de GES de chaque province contribuent aux changements climatiques, et les conséquences de ces changements se feront ressentir à l’extérieur de la province, partout au Canada et dans le monde entier. De plus, il est bien établi que les changements climatiques causent des dommages considérables à l’environnement, à l’économie et aux êtres humains au pays et à l’étranger, et qu’ils ont des répercussions particulièrement sévères dans les régions arctiques et côtières du Canada, ainsi que pour les peuples autochtones[117].
Le juge en chef est ensuite passé de cet énoncé des effets mondiaux à l’argument selon lequel le défaut de coopération d’une province ne pouvait guère « avoir de graves conséquences sur des intérêts extraprovinciaux », étant donné que l’impact des émissions d’une seule province ne pourrait pas entraîner de préjudice mesurable pour les autres provinces[118]. Sa réponse à cet argument, qui s’adresse de plus en plus aux tribunaux nationaux de différents secteurs de compétence dans divers contextes de litiges liés aux changements climatiques (comme il en a été question plus en détail dans la Partie V), était concise : « Étant donné que, suivant la logique qui sous-tend cet argument [que les émissions de toute administration sont sans conséquence sur le plan des changements climatiques], on pourrait appliquer ce raisonnement à l’égard de toute source individuelle d’émissions, où qu’elle soit, cet argument ne saurait être retenu[119]. » Cette conclusion a été renforcée par d’autres références aux conséquences désastreuses des changements climatiques, ainsi que par le problème de la défection dans le contexte de l’action collective et les problèmes de fuite des émissions. Bien que le juge en chef n’utilise pas ce libellé précis à ce stade-ci du jugement, il semble que ce soit le message qui sous-tend le passage suivant :
Bien que les émissions de chaque province contribuent effectivement aux changements climatiques, il est impossible de nier que ces changements constituent un « problème intrinsèquement mondial » auquel ne peuvent s’attaquer entièrement ni le Canada, ni une province agissant seule. Cette constatation tend à indiquer qu’il y a incapacité provinciale. Parce que les changements climatiques constituent un problème mondial, la seule façon réaliste de les combattre est au moyen d’efforts internationaux. L’inaction de toute province menace la capacité du Canada de s’acquitter de ses obligations internationales, situation qui à son tour nuit à la capacité de notre pays de plaider en faveur de mesures internationales de réduction des émissions de GES. En conséquence, le défaut d’agir d’une province menace directement le Canada tout entier. Cela ne veut pas dire que le Parlement a le pouvoir de mettre en œuvre les obligations issues de traités du Canada — il ne dispose pas de ce pouvoir –, mais simplement que le caractère intrinsèquement mondial des émissions de GES et du problème des changements climatiques appuie la conclusion qu’il y a incapacité provinciale en l’espèce[120].
En effet, cela est renforcé par la nature de filet de sécurité de la LTPGES, qui n’intervient que lorsqu’une province omet de légiférer sur une tarification du carbone suffisamment rigoureuse[121].
3. Le dernier critère : l’étendue de l’effet de la matière sur la compétence des provinces
L’étendue de l’effet de la matière sur la compétence des provinces était au cœur des objections de chacune des provinces qui contestaient la constitutionnalité de la LTPGES, en particulier l’Alberta. Nous résumons ci-dessous l’opinion majoritaire sur cette question et présentons nos commentaires dans la Section V. Le juge en chef convient que « la reconnaissance d’un domaine jusqu’ici non identifié présentant un double aspect » aurait « un effet évident sur l’autonomie des provinces[122] ». Mais cette ingérence dans l’autonomie est limitée et pourrait être justifiée ou compensée par « l’effet qu’aurait sur les intérêts qui seront touchés le fait que le Parlement ne pourrait pas, suivant la Constitution, s’occuper de la matière à l’échelle nationale[123] ».
Le juge en chef a donné deux raisons à cette conclusion. Premièrement, il a fait observer que l’ingérence dans « la liberté des provinces de légiférer est minime[124] ». Une province serait toujours en mesure de légiférer sur un large éventail de matières relatives aux émissions de GES. En effet, une province demeure « libre de créer par voie législative tout système de tarification des GES, pourvu que ce système respecte les normes nationales minimales de tarification rigoureuse[125] ». Deuxièmement, « l’effet de la matière sur des sphères de vie provinciale qui relèveraient habituellement de chefs de compétence provinciaux est lui aussi limité[126] ». Chaque consommateur pourrait choisir comment il réagirait aux signaux de prix qui pourraient découler des normes minimales fédérales[127], et bien que la nouvelle matière exigerait un certain pouvoir de « surveillance » du fédéral, celui-ci serait également limité par l’objet de la LTPGES et les principes de droit administratif[128]. Les provinces conserveraient la capacité de légiférer dans la plupart des domaines liés aux émissions de GES sans surveillance fédérale[129]. En somme :
La LTPGES n’a donc pas pour conséquence de restreindre la liberté des provinces de légiférer, mais plutôt de limiter partiellement leur faculté de choisir de ne pas adopter par voie législative de mécanismes de tarification ou encore d’adopter législativement des mécanismes de tarification qui sont moins rigoureux que ceux nécessaires pour atteindre les cibles nationales. Bien que cette restriction puisse compromettre l’équilibre que souhaitent établir les provinces entre les considérations économiques et les considérations environnementales, il est nécessaire de tenir compte des intérêts qui seraient affectés — par suite de conséquences irréversibles pour l’environnement, pour la santé et la sécurité des êtres humains et pour l’économie — si le Parlement était incapable suivant la Constitution de s’occuper de la matière à l’échelle nationale[130].
Dans le commentaire qui suit, nous abordons plus en détail la suggestion selon laquelle une province ne peut pas légiférer une mesure moins rigoureuse, ce qui pourrait sous-entendre qu’un tel régime provincial pourrait être invalide ou inapplicable. Bref, nous estimons que cette insinuation n’est pas justifiée. Le fait qu’une province n’ait pas légiféré un prix du carbone ou légiféré un prix du carbone suffisamment rigoureux pour satisfaire à la norme fédérale ne fait qu’exposer la province à l’application du filet de sécurité du régime fédéral; cela ne rend pas pour autant le régime provincial invalide ou inapplicable (à moins qu’il y ait une incohérence réelle suffisante pour déclencher la prépondérance).
Le juge en chef a conclu sa discussion sur la théorie de l’intérêt national en anticipant au moins certaines des critiques des juges dissidents, en particulier le juge Brown. Plus précisément, il s’est dit préoccupé par le fait que l’inclusion de l’établissement de normes nationales dans la nouvelle matière risquait d’ouvrir la porte à un vaste ensemble de lois fédérales d’établissement de normes nationales et à la surveillance des gouvernements provinciaux par le fédéral d’une manière qui serait incompatible avec la version canadienne du fédéralisme. Après tout, l’établissement de normes nationales sera toujours hors de la portée des provinces et des territoires. Le juge en chef a répondu en insistant sur les exigences cumulatives que le gouvernement fédéral devrait respecter pour qualifier une matière comme étant une nouvelle matière d’intérêt national. Plus particulièrement, il a choisi d’insister sur le besoin d’établir que le fait de ne pas reconnaître la matière aurait des effets sur les intérêts d’autres provinces[131].
IV. BREF RÉSUMÉ DES MOTIFS DE DISSIDENCE
Comme nous l’avons indiqué dans l’introduction, notre objectif en examinant les opinions dissidentes est de mettre en évidence les points d’accord et de désaccord entre l’opinion majoritaire et les opinions dissidentes.
A) DISSIDENCE DE LA JUGE CÔTÉ
La juge Côté est d’accord avec les juges majoritaires en ce qui concerne la formulation de la théorie de l’intérêt national du pouvoir POBG[132], mais conclut que la LTPGES ne s’inscrit pas dans cette formulation en raison de l’étendue du pouvoir discrétionnaire que la loi accorde au gouverneur en conseil, ce qui entraîne l’absence de toute limite significative au pouvoir de l’exécutif. De plus, elle estime que ces vastes pouvoirs discrétionnaires de façon indépendante « violent la Loi constitutionnelle de 1867 ainsi que les principes constitutionnels fondamentaux de la souveraineté parlementaire, de la primauté du droit et de la séparation des pouvoirs[133] ».
Pour la juge Côté, l’essence de la question est que les normes nationales minimales envisagées par la LTPGES sont établies par le pouvoir exécutif et non explicitement dans la LTPGES elle-même[134], et que la Partie II de la LTPGES « confère le pouvoir à l’exécutif d’établir, non pas des normes nationales minimales, mais plutôt des normes variables et incohérentes par industrie[135]. » La juge Côté conclut que les règlements pris en vertu de la Loi pourraient « imposer des limites si strictes aux industries des combustibles fossiles ou de la potasse, deux grandes émettrices de GES, que ces industries en seraient décimées[136] ». Comme il a été mentionné précédemment, la Partie II de la LTPGES établit des normes fondées sur le rendement au niveau industriel, de sorte que l’imposition de ces politiques pourrait avoir des répercussions différentes dans l’ensemble des industries. Toutefois, la Partie II garantit une norme de traitement qui ne serait pas plus désavantageuse que celle qui s’appliquerait à une redevance réglementaire sur toutes les émissions. Les normes de rendement de la Partie II correspondent à l’attribution de crédits d’émissions par unité de production, de sorte que la Partie II sert de mécanisme pour réduire les coûts pour les grands émetteurs par rapport à ce qui serait le cas s’ils étaient couverts seulement par la structure de redevance sur les combustibles de la Partie I.
La principale préoccupation de la juge Côté à l’égard du degré de pouvoir discrétionnaire accordé au Cabinet fédéral concerne les clauses dites « Henry VIII » de l’art. 168 de la Partie 1 et de l’art. 192 de la Partie II de la LTPGES. Une clause dite « Henry VIII » est une disposition législative qui permet à « l’exécutif de modifier, par règlements, la loi même qui autorise la prise des règlements[137]. » Les articles 168 et 192 de la LTPGES délèguent effectivement au gouverneur en conseil un vaste pouvoir d’ajuster une vaste gamme de paramètres qui définissent le fonctionnement de la redevance sur les combustibles ou du STFR. L’article 168 donne le pouvoir discrétionnaire de fixer les taux, la couverture, les redressements, l’assurance de la conformité et d’établir le régime de référence pour déterminer l’inscription des provinces à l’annexe aux fins de l’application du filet de sécurité. L’article 192 permet à l’exécutif de prendre des règlements pour le STFR, notamment des règlements définissant une installation assujettie, les contraintes en matière de rapports, les périodes de conformité et les délais de compensation, ainsi que la détermination de la quantité et la vérification des émissions. Ces pouvoirs font tous partie intégrante de la loi. Seul l’alinéa 192n) qui permet de prendre des règlements « prévoyant des frais d’utilisation » ne semble pas avoir de lien clair avec le régime législatif. La juge Côté souligne également le vaste pouvoir discrétionnaire conféré par les paragraphes 166(2-3) en ce qui concerne la redevance sur les combustibles dans la Partie I et en particulier le paragraphe 166(4) qui permet de prendre des règlements « relatifs au régime de redevance sur les combustibles ». Étant donné que cela s’applique « malgré les dispositions de la présente partie [Partie 1 de la LTPGES] », un tel règlement aura préséance, comme la juge Côté l’a souligné, en cas de dispositions incompatibles[138]. Il s’agit en effet d’une clause Henry VIII classique et, pour la juge Côté, de telles clauses « censées conférer à la branche exécutive le pouvoir d’annuler ou de modifier des lois du Parlement sont inconstitutionnelles[139] ».
Cette conclusion va à l’encontre d’un pouvoir élevé et de longue date[140]. Les vastes délégations de pouvoirs législatifs à l’exécutif sont des caractéristiques communes à la plupart, sinon à la totalité, des lois fédérales et provinciales sur l’environnement et les ressources naturelles au Canada[141].
En somme, bien que la juge Côté appuie la formulation des juges majoritaires de la théorie de l’intérêt national, elle estime quand même que la LTPGES est inconstitutionnelle en partie parce qu’elle ne cadre pas avec la matière de l’intérêt national telle qu’elle a été formulée et en partie en raison de ce qu’elle considère comme des pouvoirs discrétionnaires extraordinaires, conférés à l’exécutif. On peut déduire qu’elle aurait jugé que la LTPGES était valide en vertu de la théorie de l’intérêt national si le législateur avait été plus prescriptif en ce qui concerne les normes dans la loi elle-même (aussi difficile que cela puisse être du point de vue de la rédaction) plutôt que de déléguer cet impératif à l’exécutif.
B) DISSIDENCE DU JUGE BROWN
Bien que la juge Côté examine davantage la portée des pouvoirs de réglementation prévus dans la LTPGES, et que le juge Rowe (comme il en est question dans la prochaine section) s’intéresse davantage aux effets de la nature résiduelle du pouvoir POBG, ce dernier conteste toutes les principales conclusions des juges majoritaires, à l’exception de la décision de qualifier les redevances prévues aux parties 1 et 2 de la LTPGES comme des redevances réglementaires et non comme des taxes[142]. À la base, et comme nous l’expliquons plus en détail dans le commentaire qui suit, l’analyse du juge Brown minimise systématiquement la question des préjudices extraprovinciaux, tant de façon générale que dans les cas particuliers des GES.
Le juge Brown offre l’analyse la plus détaillée et la plus nuancée de la loi, en particulier en ce qui concerne les différences entre les parties 1 et 2 de la LTPGES, en soulignant qu’à son avis, la Partie 2 accorde au Cabinet fédéral une grande latitude pour examiner à fond les détails de la réglementation industrielle[143]. Il fait valoir que cela pourrait permettre au Cabinet fédéral de faire preuve de favoritisme, car cette latitude pourrait entraîner des différences importantes dans les prix moyens du carbone payés par différents secteurs industriels[144]. Exprimant ce point de vue, le juge Brown est tout à fait d’accord avec les commentaires du juge Rowe sur la possibilité d’examiner tout règlement d’application pour des motifs constitutionnels[145], ce qui l’amène également à comprendre les préoccupations de la juge Côté en ce qui concerne la portée du pouvoir de réglementation[146]. Ce qui est le plus important, cependant, c’est que les différences entre les parties 1 et 2 de la LTPGES ont finalement amené le juge Brown à insister pour que ces parties soient qualifiées séparément[147].
De l’avis du juge Brown, la qualification a pour objet de faciliter la classification d’une loi[148] et, à ce titre, il rejette non seulement la qualification générale de la LTPGES adoptée dans le Renvoi relatif à la LTPGES de l’Alberta en tant que loi relative à la réglementation des émissions de GES[149], mais aussi les qualifications plus étroites offertes par le Canada et la Colombie-Britannique et finalement approuvées par la majorité, c.-à-d. les normes nationales minimales de rigueur de la tarification des émissions de GES afin de les réduire[150]. Plus particulièrement, le juge Brown estime que l’inclusion de normes nationales minimales dans la qualification de lois est tout à fait inutile, qu’il s’agit d’un « artifice » qui « tranche dans les faits le conflit de compétence » dans la mesure où il court-circuite l’analyse « en décrivant les moyens comme quelque chose que seul le pouvoir législatif fédéral peut entreprendre[151] ». Le juge Brown est certes fondé d’affirmer que les provinces sont incapables d’appliquer des normes nationales minimales et que, par conséquent, la loi est qualifiée comme imposant des normes nationales minimales qui « tranche dans les faits le conflit de compétence[152] ». L’imposition de politiques nationales n’est toutefois pas le seul point d’ancrage de l’incapacité des provinces selon l’opinion majoritaire, et le juge Brown ne traite pas vraiment du rôle fondamental que jouent les préjudices extraprovinciaux dans l’analyse du juge en chef[153]. Le juge Brown aurait également conclu que les attributs de filet de sécurité de la loi n’étaient pas importants quant à son objet et à ses effets juridiques, même s’il les a qualifiées de caractéristiques fondamentales de la Loi[154]. Le juge Brown préfère qualifier la Partie 1 de la Loi comme étant axée sur « la réduction des émissions de GES au moyen de la hausse du coût des combustibles », et la Partie 2 comme étant axée sur « la réduction des émissions de GES au moyen de la tarification des émissions d’une manière qui fait une distinction entre les industries selon l’intensité des émissions et l’exposition aux échanges commerciaux[155]. »
Bien que les juges majoritaires aient pris immédiatement des mesures pour examiner la classification proposée par le Canada de la LTPGES sous l’angle du chef de compétence fédéral relatif au pouvoir POBG, les juges Brown et Rowe insistent en affirmant que cela est inapproprié compte tenu de la nature résiduelle du pouvoir POBG et qu’il était important de commencer par les chefs de compétence énumérés[156]. Après avoir éliminé la notion des normes nationales minimales de la qualification de la loi, le juge Brown conclut que les parties 1 et 2 de la LTPGES relevaient d’un ou de plusieurs chefs énumérés à l’article 92 ou à l’article 92A[157], car après tout, « toute l’économie de la Loi repose sur la prémisse selon laquelle les provinces ont compétence pour faire précisément ce que le Parlement a voulu faire dans la Loi — c’est-à-dire imposer la tarification du carbone au moyen d’un régime comparable[158] ».
N’empêche, s’il est vrai que les gouvernements provinciaux pourraient adopter des lois valides pour réglementer les émissions de gaz à effet de serre en vertu des chefs de compétence décrits par le juge Brown, son exposé omet plusieurs facteurs à considérer. Premièrement, les limites territoriales de la compétence provinciale empêchent les provinces d’établir des prix ou de réglementer autrement les sources de GES dans d’autres provinces. Deuxièmement, il omet toute considération significative de la théorie du double aspect qui a été appliquée dans d’autres affaires d’intérêt national. Par exemple, alors que les conditions de travail relèvent normalement de la compétence provinciale, le lien étroit entre ces conditions et la sûreté nucléaire entraîne des conditions de travail associées aux centrales nucléaires qui relèvent de la compétence fédérale (Ontario Hydro). De même, bien que le zonage et la propriété relèvent clairement de la compétence provinciale, les lois fédérales relatives à la région de la capitale nationale peuvent légitimement inclure le zonage et les restrictions aux droits de propriété (Munro). En somme, le fait que les lois relatives à la tarification du carbone puissent être classées sous un chef ou des chefs de compétence provinciaux n’établit pas que des lois semblables, adoptées dans une perspective fédérale à l’égard de la matière, peuvent être classées sous la théorie de l’intérêt national du pouvoir POBG.
Ayant classé la LTPGES sous un ou plusieurs chefs de compétence provinciaux, il n’était pas strictement nécessaire que le juge Brown évoque de nouveau le pouvoir POBG et la théorie de l’intérêt national, compte tenu de ses opinions sur la nature résiduelle du pouvoir POBG. Quoi qu’il en soit, le juge Brown a poursuivi en expliquant pourquoi, à son avis, la LTPGES ne pouvait être maintenue en vertu du pouvoir POBG. Encore une fois, le juge Brown s’est montré critique à l’endroit des effets de l’utilisation de l’expression « normes nationales minimales » dans la mesure où elle présupposait effectivement de l’idée d’un intérêt national et privait d’une grande partie de leur valeur des éléments du cadre actuel de l’arrêt Crown Zellerbach[159]. Il sous-entendait ainsi que les normes nationales doivent, par définition, être qualitativement différentes des préoccupations provinciales et, en même temps, ne pas relever de la compétence des provinces. Pour le juge Brown, la qualification de la loi de cette façon était un code de riche, permettant à la majorité d’en présumer le résultat.
Le juge Brown a reconnu qu’une description étroite de la matière qui est censée être d’intérêt national pourrait faciliter la conformité au cadre de l’arrêt Crown Zellerbach[160]. Il s’est toutefois montré clairement sceptique quant à l’idée qu’une matière d’intérêt national puisse être formulée de façon aussi étroite que le caractère véritable de la loi contestée (il s’est toutefois gardé d’affirmer que ce ne pourrait jamais être[161]). Mais dans ce cas, même si la matière d’intérêt national pouvait être limitée à la portée de la loi, elle devrait néanmoins être décrite en termes suffisamment larges pour englober les parties 1 et 2 de la LTPGES[162]. Pour le juge Brown, cela signifie que ladite matière d’intérêt national devrait être formulée de façon aussi large que « la réduction des émissions de GES[163] ».
Après avoir retiré toute référence aux normes nationales minimales et à la tarification du carbone de l’énoncé de la matière d’intérêt national, il est devenu beaucoup plus facile pour le juge Brown de conclure que la loi n’était pas à la hauteur du cadre de l’arrêt Crown Zellerbach. Le juge Brown a donné trois raisons à cette conclusion. Premièrement, une telle matière ne pourrait pas satisfaire au critère de la particularité en ce sens qu’il s’agit d’une question distincte des questions relevant de la compétence provinciale en vertu de l’article 92[164]. Pour le juge Brown, comme il a été mentionné ci-dessus, ce point a été confirmé par le caractère de filet de sécurité de la loi[165]. La théorie du double aspect ne pouvait pas conférer de compétence au Parlement fédéral lorsqu’il n’y en avait pas, et cette compétence ne pouvait pas non plus être conférée simplement en invoquant des normes nationales minimales[166]. Deuxièmement, la matière ne pouvait pas satisfaire au critère de l’indivisibilité puisque, de par leur nature, les émissions de GES sont divisibles par source et, par conséquent, par la géographie et les limites de compétence[167]. Le fait que les émissions puissent avoir des effets extraprovinciaux était loin d’être concluant et ne rend pas la question indivisible[168]. Le juge Brown nous rappelle qu’en vertu du critère de l’arrêt Crown Zellerbach, l’incapacité provinciale est un indice de la singularité et de l’indivisibilité, et non une preuve de l’une ou de l’autre[169]. Enfin, le juge Brown était d’avis que « Même si la réduction des émissions de GES était un domaine de compétence unique et indivisible, son impact sur la compétence provinciale serait d’une ampleur complètement incompatible avec le partage des compétences[170] ». Le juge Brown en est arrivé à cette conclusion en se fondant sur le fait que la LTPGES ne se limitait pas simplement à ce que les personnes payent certaines sommes et qu’elle aurait des effets profonds sur le comportement. Le fait qu’une loi sur un filet de sécurité fondée sur un intérêt national serait beaucoup moins invasive qu’une loi fédérale fondée sur le pouvoir de taxation ou le pouvoir en matière de droit pénal n’était pas pertinent :
… leur sphère de compétence, les législatures provinciales sont souveraines, et cette souveraineté suggère le pouvoir provincial d’agir — ou de ne pas agir — comme elles le jugent approprié, et non pourvu qu’elles le fassent d’une manière qui serait approuvée par le Cabinet fédéral… L’idée même de reconnaître la compétence fédérale d’adopter par voie législative des « normes nationales minimales » concernant des matières qui relèvent de la compétence provinciale a un effet corrosif sur le fédéralisme canadien[171].
C) DISSIDENCE DU JUGE ROWE
Le juge Rowe adopte les motifs du juge Brown pour conclure que la LTPGES est ultra vires en totalité[172], mais il ajoute ses propres raisons à cette conclusion[173]. Il ajoute également quelques observations sur la façon dont la Cour pourrait, dans une affaire future, examiner la validité constitutionnelle de tout règlement pris en vertu des dispositions de la LTPGES[174]. À l’exception de cette discussion sur les pouvoirs de réglementation en vertu de la Loi, la dissidence du juge Rowe porte entièrement sur le pouvoir d’intérêt national, qu’il met en contexte dans sa vision du fédéralisme canadien. Ainsi, il n’a rien à dire au sujet de la qualification de la loi, si ce n’est qu’il souscrit de façon générale au point de vue du juge Brown[175].
La vision du fédéralisme du juge Rowe privilégie un certain type d’autonomie provinciale et célèbre la différence et la possibilité d’agir différemment[176]. À l’instar du juge Brown, cela l’amène à une vision forte (mais probablement mal équilibrée) de la souveraineté provinciale[177], qui permet aux provinces de « porter atteinte à des intérêts extraprovinciaux si elles agissent dans leur sphère de compétence[178] », sans reconnaître que de telles atteintes doivent également diminuer la souveraineté de la ou des provinces touchées. Cette vision du fédéralisme explique pourquoi le juge Rowe met l’accent sur la nature résiduelle du pouvoir POBG et, plus précisément, sur le chef de compétence fédéral relatif au pouvoir POBG[179]. Selon le juge Rowe, cela semble être la principale différence entre son opinion et celle des juges majoritaires. À son avis, le libellé du pouvoir POBG à l’art. 91 (« ne tombant pas dans les catégories ») est tel qu’à l’étape de la qualification, il faut d’abord examiner les pouvoirs provinciaux et les chefs de compétence fédéraux avant d’examiner les pouvoirs généraux[180]. Il fait la comparaison avec l’approche adoptée par le juge en chef, qui considère le POBG comme une source principale de la compétence pouvant être déclenchée ou générée par l’invocation de « normes nationales minimales ». De l’avis du juge Rowe, « [i]l ne s’agit pas là d’un pouvoir résiduel. C’est plutôt l’antithèse d’un tel pouvoir, car celui-ci aurait pour effet d’empiéter sur la compétence confiée aux provinces[181]. » En effet, comme le juge Brown, le juge Rowe estime que toute l’idée d’un pouvoir d’intérêt national fondé sur des normes nationales minimales est contraire à la version canadienne du fédéralisme. À son avis, un tel pouvoir nie l’autonomie des provinces et équivaut à une vision de fédéralisme de surveillance parce que « lorsque les provinces deviennent des entités subordonnées, la nation n’est plus une nation de nature fédérale. Autrement dit, le fédéralisme de supervision n’est aucunement du fédéralisme[182]. » Ainsi, bien que la théorie du double aspect puisse encore permettre à une province de légiférer en ce qui concerne certains aspects de la gestion du carbone, le pouvoir prépondérant du fédéral mine effectivement l’autonomie provinciale si la Cour adopte une vision large de l’intérêt national[183].
En fin de compte, l’analyse de l’intérêt national du juge Rowe demeure fermement ancrée dans l’énonciation du juge LeDain du critère pertinent dans l’arrêt Crown Zellerbach, et il a pris la peine d’insister sur le fait que le seuil pour chacun des indices de LeDain était élevé. L’importance de la matière n’est pas pertinente[184], et une matière ne saurait obtenir le statut d’intérêt national simplement parce qu’elle a fait l’objet d’un ou de plusieurs accords internationaux qui seraient incompatibles avec l’Affaire des relations du travail[185]. Pour le juge Rowe, la particularité de la matière ne dépend pas seulement de la nature particulière des gaz en question[186], mais exige également que le gouvernement fédéral démontre en quoi la matière en cause est « distincte de celles relevant des chefs de compétence énumérés à l’art. 92[187]. » Mais l’exigence de particularité « est intrinsèquement incompatible avec la nature de la Loi[188]. » Pour ce qui est de l’unicité et de l’indivisibilité, le juge Rowe semble avoir été d’avis que la tarification du carbone, tout comme « l’environnement », représentait un amalgame qui pouvait être partagé entre les gouvernements fédéral et provinciaux et n’avait pas une « unicité » qui exigeait l’exclusivité de la compétence fédérale[189]. Enfin, en ce qui concerne l’incapacité des provinces et les effets extraprovinciaux, comme il a déjà été mentionné, les opinions bien arrêtées du juge Rowe sur la souveraineté provinciale l’ont amené à penser que les effets extraprovinciaux, bien que pertinents, ne seraient pas un facteur déterminant de l’incapacité de la province, pas plus que le simple risque de non-coopération[190]. Cela étant dit, il est difficile d’obtenir une lecture, à partir de son jugement, de ce que le juge Rowe considérerait comme suffisant pour répondre au critère de l’incapacité provinciale.
En ce qui concerne les vastes pouvoirs de réglementation prévus aux parties 1 et 2 de la Loi, la principale différence entre le juge Rowe et le juge en chef concernait la question de savoir s’il était approprié de formuler des commentaires abondants sur les règlements de mise en œuvre de la Loi, étant donné qu’ils ne faisaient pas l’objet de procédures devant les tribunaux. Pour la majorité, il suffisait d’observer que de tels règlements pourraient se prêter à un examen au motif de leur constitutionnalité. Le juge Rowe est allé beaucoup plus loin[191]. Plus particulièrement, il s’est dit préoccupé par le fait que l’étendue des pouvoirs de réglementation en vertu de la Loi crée des possibilités de favoritisme et de réglementation pour des motifs qui n’ont rien à voir avec l’efficacité de l’établissement des prix des GES[192]. Le juge Rowe s’est également dit préoccupé par le manque de transparence habituellement associé à la prise de règlements[193]. À notre avis, ces commentaires représentent une rupture importante avec la réticence traditionnelle (et appropriée) des tribunaux à formuler des commentaires sur des questions dont ils ne sont pas saisis. De plus, au lieu d’offrir à l’exécutif le bénéfice de la présomption que l’exécutif exercera ses pouvoirs conformément à la loi, le juge Rowe attire l’attention sur la possibilité que ce ne soit pas le cas et que l’exécutif puisse exercer ces pouvoirs à des fins extrinsèques et préférentielles. De plus, même si le juge Rowe fait remarquer que certains pouvoirs de réglementation peuvent ne pas susciter beaucoup de transparence, il n’est pas sans savoir que les règlements pris en vertu de la LTPGES exigeront la préparation d’un résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR) qui sera publié dans la Gazette du Canada[194].
V. COMMENTAIRES ET ANALYSE
A) CARACTÈRE VÉRITABLE ET MATIÈRE D’INTÉRÊT NATIONAL : ÉTROIT OU LARGE?
Comme notre examen le démontre, il existe des différences importantes dans la façon dont les juges majoritaires et les juges dissidents perçoivent l’étendue de l’objet de la loi et l’objet d’intérêt national. Bien qu’il s’agisse, en droit, de questions distinctes, les juges majoritaires et les juges dissidents s’alignent sur les deux questions. Autrement dit, bien que les juges majoritaires soient toujours en faveur d’une vision étroite du caractère véritable de la LTPGES et de la matière d’intérêt national alléguée, les juges dissidents ont une vision plus large ou plus souple du caractère véritable et de l’intérêt national.
Le tableau suivant résume les principales positions :
|
Caractère véritable |
La matière d’intérêt national |
Majorité |
Les parties 1 et 2 établissent des normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de la réduction des émissions de ces gaz[195]. |
Établir des normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de la réduction des émissions de ces gaz[196]. |
Juge Côté |
Opinion dissidente de celle des juges majoritaires au motif que la Loi elle-même n’établit pas de normes minimales, et ne peut donc pas intervenir dans la question de la matière d’intérêt national[197]; elle ne propose pas de qualification de rechange. |
Est d’accord avec la majorité[198]. |
Juge Brown |
Partie 1 : la réduction des émissions de GES au moyen de la hausse du coût des combustibles[199].
Partie 2 : la réduction des émissions de GES au moyen de la tarification des émissions d’une manière qui fait une distinction entre les industries en fonction de l’intensité des émissions et de l’exposition aux échanges commerciaux[200]. |
La réduction des émissions de GES[201]. |
Juge Rowe |
Concourt avec le juge Brown[202]. |
Il n’y a pas de formulation claire; il semble fonder sa critique sur l’intérêt national selon la formulation du Canada, soit « établir des normes nationales minimales indispensables à la réduction des émissions de GES [gaz à effet de serre] dans le pays tout entier[203] ». |
Il en va de même pour le discours judiciaire sur la portée de la loi elle-même. Alors que les juges majoritaires estiment que le gouvernement fédéral a droit à la présomption habituelle selon laquelle il n’adoptera des règlements que dans le cadre des quatre pouvoirs contenus de la loi (et minimise dans une certaine mesure les pouvoirs discrétionnaires associés au régime du STFR), les juges Brown et Rowe estiment que la portée des pouvoirs de réglementation prévus dans la LTPGES crée un risque d’abus. À notre avis, ce risque est surévalué et, bien que nous reconnaissions que le juge Brown offre, à bien des égards, l’exposé le plus clair de la LTPGES, il exagère également la portée du pouvoir discrétionnaire accordé à l’exécutif fédéral. Ainsi, bien que le STFR accorde des pouvoirs discrétionnaires qui influeront sur le prix moyen que différents secteurs de l’industrie paieront pour leurs émissions de carbone, tous sont assujettis au même prix marginal et ont donc un incitatif semblable à réduire les émissions[204]. De plus, dans la mesure où la Partie II porte sur la politique industrielle, elle le fait en réduisant davantage les coûts totaux pour certaines industries et installations que pour d’autres. Le pouvoir discrétionnaire réglementaire est implicitement limité par le fait que le traitement le plus défavorable pour toute installation assujettie à la Partie II de la LTPGES serait de recevoir le même traitement que celui des installations assujetties à la Partie I, c’est-à-dire que la redevance réglementaire s’appliquerait à toutes les émissions.
Les juges dissidents, en particulier le juge Brown, ont une vision plus large du caractère véritable de la loi et de la matière d’intérêt national. Il devient ainsi plus facile de conclure que la loi est inconstitutionnelle parce que l’élargissement de la compétence fédérale permet une ingérence accrue et, de l’avis du juge Brown, à un degré inacceptable dans l’autonomie des provinces.
B) LE RÔLE DES NORMES NATIONALES MINIMALES
Comme le montre notre résumé de l’opinion majoritaire et des opinions dissidentes, le rôle du concept de normes nationales minimales est l’une des principales lignes de démarcation entre l’opinion majoritaire et l’opinion du juge Brown (le juge Rowe étant d’accord sur ces questions). L’utilisation de l’expression « normes nationales minimales » dans le cadre de la qualification de la LTPGES a d’abord été mentionnée dans l’opinion du juge Richards de la Cour d’appel de la Saskatchewan dans le Renvoi relatif à la LTPGES de la Saskatchewan[205]. Les juges majoritaires et le Renvoi relatif à la LTPGES de l’Ontario ont adopté cette qualification avec de légères modifications, et le juge en chef Wagner a adopté ce cadre en précisant à la fois la matière d’intérêt national et le caractère véritable de la LTPGES[206]. À notre avis, le terme « normes » est à la fois inexact et inapproprié. Il est inexact parce que le projet de loi vise à assurer la tarification des émissions plutôt qu’à établir des normes. Et il est inapproprié parce qu’il laisse entendre que l’autorité de surveillance fédérale est plus intrusive que ce n’est le cas en réalité.
La jurisprudence sur la théorie de l’intérêt national du pouvoir POBG reflète une préoccupation de longue date selon laquelle le Parlement fédéral ne devrait pas pouvoir prendre en charge des domaines de compétence provinciale simplement en établissant des normes nationales dans les lois fédérales. Par exemple, dans l’affaire Board of Commerce, le vicomte Haldane a soutenu que « même s’il peut sembler important pour le Parlement du Canada qu’une telle politique… elle devrait être généralisée à l’échelle du Canada » [traduction], un désir d’uniformité nationale n’était pas suffisant pour établir la compétence fédérale[207]. Une préoccupation générale à l’échelle du pays ne constituait pas non plus une base suffisante pour invoquer l’autorité fédérale. Le juge en chef Duff a amplifié les ramifications de la décision dans l’affaire Board of Commerce lorsqu’il a soutenu dans Re : Natural Products Marketing que « personne n’a nié l’existence du mal [abordé par la législation dans Board of Commerce]. Personne n’a nié que c’était généralisé partout au Canada. Personne n’a nié l’importance de le supprimer[208]» [traduction]. Il était donc important que les juges majoritaires dans cette affaire établissent qu’il y avait des points d’ancrage appropriés pour la compétence fédérale au-delà du simple désir d’une politique nationale coordonnée de la part du Parlement.
La majorité le fait en insistant sur la différence qualitative entre les règles de tarification du carbone en général et les règles établissant des niveaux minimums ou la rigueur de la tarification du carbone[209] et en insistant sur les effets extraprovinciaux importants des émissions de GES[210]. Mais ce faisant, les juges majoritaires reconnaissent également qu’il existe des points d’ancrage importants pour une législation provinciale valide en matière d’émissions de GES[211]. Il est donc clair que les juges majoritaires s’appuient fortement sur l’application de la théorie du double aspect dans le contexte du pouvoir POBG pour minimiser le degré d’intrusion du gouvernement fédéral dans les compétences des provinces[212]. La théorie du double aspect fournit également le fondement nécessaire à la nature de filet de sécurité de la LTPGES, qui offre un autre moyen important de réduire au minimum l’intrusion fédérale. Comme le font remarquer les juges majoritaires, le fait que la redevance réglementaire ne s’applique que lorsque les politiques provinciales ne sont pas suffisamment rigoureuses garantit que « la LTPGES ne constitue pas un système unifié national général[213] ».
Bien qu’une application générale de la théorie du double aspect devrait servir à protéger l’autonomie des provinces, il est important d’aborder deux questions supplémentaires. Premièrement, comme on l’a déjà mentionné, le jugement des juges majoritaires comporte quelques exemples où le juge en chef semble laisser entendre que la prescription de normes nationales pourrait rendre invalides ou inopérantes certaines formes de lois provinciales :
- « la seule chose que la LTPGES interdit aux provinces et territoires, c’est de ne pas mettre en place de mécanisme de tarification des GES ou d’en établir un qui n’est pas suffisamment rigoureux[214]. »
- (Dans le contexte de l’étendue de l’effet sur la compétence des provinces) : « Suivant la LTPGES, les provinces et territoires sont libres de créer par voie législative tout système de tarification des GES, pourvu que ce système respecte les normes nationales minimales de tarification rigoureuse[215]. »
- « Les provinces émettrices conservent la faculté de légiférer — sans être assujetties à aucune surveillance fédérale — relativement à toute méthode de réglementation des émissions de GES n’impliquant pas de tarification », et les « [provinces] demeurent libres de concevoir le système de tarification des GES qu’elles désirent, pour autant que ces systèmes satisfassent aux normes fédérales fondées sur le rendement[216]. »
À notre avis, chacun de ces énoncés va trop loin et sert à étayer les affirmations selon lesquelles la reconnaissance d’une nouvelle matière d’intérêt national nuira considérablement à l’autonomie des provinces. Nous affirmons que ces énoncés vont trop loin parce qu’ils ne découlent tout simplement pas de l’application de la théorie du double aspect ou des conditions de la LTPGES. Nous pouvons les examiner un à la fois.
- Il est clair que rien dans la LTPGES n’oblige une province ou un territoire à adopter une tarification du carbone. Tout ce que la loi prévoit, c’est que le défaut de le faire établit une condition préalable à l’application du filet de sécurité de la loi. De même, l’adoption comme norme nationale d’un régime de tarification du carbone moins rigoureux que celui établi ne rend pas ce régime invalide ou même inopérant. Elle établit simplement la condition préalable nécessaire pour déclencher le filet de sécurité afin d’éliminer la différence entre le prix provincial et le prix de référence fédéral.
- Comme dans le cas du paragraphe précédent, il est clair que les provinces et les territoires sont en fait libres d’établir le régime qu’ils désirent, même s’il ne répond pas à la norme nationale minimale. S’il ne respecte pas la norme nationale, cela ne fait que donner au Cabinet fédéral le droit de déclencher l’application de la tarification fédérale du carbone dans cette province.
- De même, une province ou un territoire n’est pas tenu d’adopter un régime de STFR ayant la même rigueur que celui qui est prévu dans la LTPGES. Toutefois, le défaut de le faire pourrait déclencher les dispositions sur le filet de sécurité et l’application de la redevance réglementaire fédérale.
Tous ces passages alimentent les opinions dissidentes des juges Brown et Rowe qui, comme il a été mentionné précédemment, mettent l’accent à la fois sur l’effet concluant de l’étiquette des normes nationales et sur ce que les juges dissidents qualifient comme étant les effets étendus de ces normes sur le plan de la surveillance. Par exemple, le juge Brown écrit que « les provinces peuvent exercer leur compétence comme elles le veulent, tant qu’elles le font d’une manière qui convient également au Cabinet fédéral[217] » et que « les provinces peuvent adopter des lois [en matière de tarification des émissions] seulement lorsque celles-ci respectent les critères établis unilatéralement par le gouvernement fédéral[218] ». De même, le juge Rowe estime que la loi fédérale sert à « superviser les provinces dans l’exercice de leur compétence[219] ». Cependant, tout comme notre analyse détaillée des trois passages du jugement rendu à la majorité, il peut être démontré que chacun de ces énoncés exagère considérablement l’effet de surveillance ou même de coercition de la LTPGES.
En somme, il est incompatible avec notre système fédéral de laisser entendre que la législation fédérale peut restreindre la portée de la compétence législative des provinces. Le degré de surveillance fédérale imposé par la LTPGES est en fait très limité puisque, comme les juges dissidents le reconnaissent, les provinces pourront toujours légiférer en ce qui concerne les émissions de GES, y compris la tarification de ces gaz. Il y a une seule chose que les provinces ne peuvent pas faire par suite de cette décision : elles ne peuvent empêcher le gouvernement fédéral d’imposer des redevances réglementaires sur les émissions de GES dans leur province dans la mesure où elles n’ont pas elles-mêmes imposé des redevances suffisamment rigoureuses sur ces émissions. La LTPGES n’impose pas de normes minimales aux politiques provinciales de tarification des émissions; elle prévoit l’application conditionnelle d’une redevance réglementaire fédérale sur les émissions de GES lorsqu’une province ou un territoire ne prend pas de dispositions pour imposer une tarification du carbone à la grandeur de l’économie dont la rigueur atteint le niveau de référence fédéral prévu dans les règlements pris en vertu de la LTPGES.
Le deuxième point que nous devons aborder dans le cadre du double aspect est le rôle de la prépondérance fédérale. La prépondérance fédérale est déclenchée dans deux situations, soit le conflit opérationnel et l’entrave à la réalisation de l’objet[220], mais ni l’une ni l’autre ne sera probablement déclenchée dans le contexte de la LTPGES, car elle constitue essentiellement un filet de sécurité. Rien dans la LTPGES n’empêche une province ou un territoire d’établir des dispositions plus ambitieuses en matière de tarification du carbone. Et bien qu’un régime provincial jugé insuffisamment rigoureux puisse déclencher l’imposition de redevances réglementaires fédérales, il n’y aura pas de conflit direct ni d’entrave à la réalisation de l’objet. La tarification des émissions est telle qu’il sera toujours possible de se conformer aux régimes fédéral et provinciaux en exigeant simplement, pour reprendre les mots du juge en chef Wagner, « que les personnes payent certaines sommes[221] ». Bien qu’il soit vrai, en principe, que la théorie de la prépondérance fédérale puisse avoir un certain effet de surveillance supplémentaire, il est difficile de penser à un exemple pratique de conflit opérationnel, car aucune province n’a à la fois omis d’établir son propre régime de tarification du carbone et prétendu interdire le paiement d’une redevance fédérale au titre de la tarification du carbone ou tenté autrement de rendre nul l’obligation de verser des redevances réglementaires fédérales.
Une analogie avec l’impôt sur le revenu peut servir d’exemple. Un gouvernement provincial a le pouvoir d’exempter des entités de l’impôt provincial sur le revenu, mais il ne peut empêcher la perception d’impôts fédéraux valides sur le revenu sur son territoire, car cela entraînerait nécessairement un conflit opérationnel qui déclencherait la prépondérance fédérale. L’impôt fédéral et l’impôt provincial sur le revenu peuvent également s’appliquer simultanément sans obstacle à la conformité conjointe. Toutefois, il est peu probable qu’un tribunal choisisse de considérer l’impôt fédéral sur le revenu comme imposant des normes nationales minimales d’imposition du revenu.
C) INCAPACITÉ DES PROVINCES ET EFFETS EXTRAPROVINCIAUX
Un troisième point de désaccord important entre le juge en chef et les juges Brown et Rowe a trait à la signification et au rôle du critère d’incapacité des provinces et à la question de savoir s’il est respecté en l’espèce. Il n’est pas surprenant que chaque partie revendique la fidélité au cadre Crown Zellerbach et accuse l’autre d’en dévier. Il n’est peut-être pas surprenant non plus que la vérité se situe quelque part entre les deux, bien qu’à notre avis et comme nous l’expliquons plus loin, elle se situe plus près de l’angle adopté par le juge en chef.
Pour revenir aux premiers principes, l’arrêt Crown Zellerbach a décrit l’incapacité des provinces comme suit :
Pour décider si une matière atteint le degré requis d’unicité, de particularité et d’indivisibilité qui la distingue clairement des matières d’intérêt provincial, il est utile d’examiner quel effet aurait sur les intérêts extraprovinciaux l’omission d’une province de s’occuper efficacement du contrôle ou de la réglementation des aspects intraprovinciaux de cette matière[222].
Au risque d’énoncer une évidence, ce critère porte très clairement sur les préjudices extraprovinciaux découlant de l’inaction d’une province. En l’associant à l’examen de « l’unicité, de la particularité et de l’indivisibilité », toutefois, le juge LeDain a rejeté un rôle déterministe pour l’incapacité des provinces. En effet, l’incapacité provinciale ne devait être qu’un facteur, ou un indice, parmi un nombre indéterminé de facteurs.
Comme il est résumé à la Partie III, le juge en chef aborde l’incapacité provinciale comme l’un des deux principes (l’autre étant la différence qualitative) qui éclairent l’examen de « l’unicité, de la particularité et de l’indivisibilité », qui, l’observe-t-il à juste titre « ne constitue pas un critère juridique aisément applicable à sa simple lecture[223] ». S’appuyant sur l’arrêt Crown Zellerbach et les récents développements en ce qui concerne le pouvoir de légiférer sur le trafic et le commerce, l’incapacité provinciale comporte maintenant trois éléments : (1) les provinces doivent être conjointement ou individuellement incapables, au sens constitutionnel du terme, de promulguer la loi; (2) le refus d’une ou de plusieurs provinces compromettrait le fonctionnement du régime législatif dans d’autres régions du pays et (3) le refus de traiter de l’objet de la législation doit entraîner de graves conséquences extraprovinciales. Bien qu’il s’agisse clairement d’une élaboration, ces trois éléments peuvent tous être rattachés raisonnablement au critère énoncé dans Crown Zellerbach, qui reconnaissait que chaque province peut avoir compétence sur un certain aspect de la question (les « aspects intraprovinciaux »), mais pas sur l’ensemble (les « intérêts extraprovinciaux ») (1er élément), et que ceux-ci peuvent être inextricablement liés (2e élément) de sorte que le refus d’une province d’exercer sa compétence sur le premier a des conséquences sur le deuxième (3e élément).
Le juge Brown rejette l’approche du juge en chef à l’égard de l’incapacité provinciale, qu’il décrit comme une dilution du critère établi dans l’arrêt Crown Zellerbach[224]. Lui et le juge Rowe s’opposent tous deux à la position apparemment renforcée de la province dans l’analyse globale de l’intérêt national, nous rappelant à plusieurs reprises que l’incapacité provinciale n’était qu’un indicateur de l’unicité, de la particularité et de l’indivisibilité dans l’arrêt Crown Zellerbach[225]. À cet égard, les juges Brown et Rowe ont clairement raison, bien que l’approche du juge en chef satisfasse également à cette exigence sur le plan technique (comme l’un des deux principes guidant cet examen).
Quant à la formulation du critère, le juge Brown se désole « que les juges majoritaires ne semblent pas se rendre compte que les effets extraprovinciaux doivent être tels que la totalité ou une partie de la matière excède la portée de la compétence législative que confère l’art. 92 aux provinces pour traiter de la question, que ce soit indépendamment ou de concert[226]. » Pour le juge Brown, la somme des parties provinciales est égale au tout fédéral, une perspective qu’il exprime plus clairement dans un passage antérieur de son jugement dissident : « D’où l’impossibilité constitutionnelle de concevoir la Loi comme un « backstop » : si les provinces ont compétence pour faire ce que fait la Loi — et, je le répète, c’est la prémisse même de l’économie de la Loi — alors la Loi ne saurait être constitutionnelle au titre du volet intérêt national du pouvoir POBG[227]. » Cependant, c’est tout à fait inexact : les provinces n’ont pas compétence pour faire tout ce que fait la LTPGES parce qu’aucune province n’a compétence pour réglementer les émissions de GES d’une autre province. Comme l’a expliqué le procureur général de la Colombie-Britannique, « l’incapacité n’est pas celle de l’administration émettrice, mais bien celle des administrations qui subissent les effets de ces émissions[228] » [traduction]. Comme l’a fait remarquer le juge en chef, cette question est au cœur de la LTPGES, car « cette matière habiliterait le gouvernement fédéral à accomplir uniquement ce que les provinces ne peuvent pas faire pour se protéger contre ces graves dommages, rien de plus[229] ».
Le juge Brown s’oppose également à l’ajout du troisième critère, le « préjudice extraprovincial grave », car il constitue une norme « péremptoire, quasi inutilement subjective et susceptible de changer[230] ». Nous convenons que des qualificatifs comme « grave » ou « important » ajoutent une certaine subjectivité à l’exercice, mais il semble assez clair que l’intention ici est de décourager l’invocation aveugle du volet de l’intérêt national et qu’un tel qualificatif fournit au moins une base intelligible pour le débat[231]. La préoccupation du juge Brown pour la subjectivité est également difficile à concilier avec son dédain pour le critère de l’incapacité provinciale qui, à la suite de la décision de la Cour suprême dans l’affaire Hydro-Québec, a été défendu pour établir [traduction] « une norme objective et normative attrayante pour la coordination des initiatives fédérales et provinciales[232] ». Il est à tout le moins douteux que l’approche du juge Brown, qui équivaut à une incapacité provinciale et à « autre chose », soit moins subjective[233].
Les juges majoritaires et les juges dissidents ne s’entendent pas non plus sur l’importance, ou la gravité, du tort que peut causer une province, qui n’arrive pas à atténuer ses propres émissions de GES, sur les autres provinces. En se fondant sur le dossier qui lui a été présenté, le juge en chef voit un lien direct et de plus en plus sinistre entre un tel échec et l’incapacité du Canada de respecter ses engagements internationaux et ses effets nuisibles sur les efforts mondiaux de lutte contre les changements climatiques[234]. Le juge Brown, pour sa part, souscrit au raisonnement des juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta selon lequel aucun « préjudice mesurable » ne pourrait être lié au fait qu’une province n’a pas limité ses émissions[235]. On peut en déduire de même pour le juge Rowe, qui commence par la proposition quelque peu renversante selon laquelle certains effets extraprovinciaux doivent être compatibles avec la compétence provinciale :
De toute évidence, certains effets extraprovinciaux sont compatibles avec la compétence provinciale, étant donné que, suivant la structure fédérale, les provinces peuvent porter atteinte à des intérêts extraprovinciaux si elles agissent dans leur sphère de compétence … Si le caractère véritable d’une loi provinciale relève des catégories de sujets assignés aux provinces, les effets extraprovinciaux accessoires de la loi sont sans pertinence quant à sa validité … Vu la possibilité que la compétence provinciale soit écartée, les tribunaux devraient disposer [traduction] « d’éléments de preuve empiriques solides » pour conclure que les effets extraprovinciaux sont tels que la matière dépasse la capacité des provinces de s’en occuper seules ou de concert…[236]
Bien entendu, la constitutionnalité des lois provinciales n’était pas en cause dans les renvois relatifs à la LTPGES, et même si elle l’avait été, cela ne raconte qu’une partie de l’histoire. Bien qu’il soit vrai que, conformément à la théorie actuelle (voir Colombie-Britannique c Imperial Tobacco Canada Ltée), les lois provinciales ne peuvent être annulées en raison d’effets accessoires extraprovinciaux (abstraction faite, pour le moment, de la question de savoir si ces effets sont en effet qu’accessoires), cela ne signifie pas pour autant que ces effets sont légaux[237]. La décision de la Cour suprême dans Interprovincial Co-operatives est peut-être la plus connue pour avoir statué qu’une province ne peut pas modifier les droits légaux d’une entreprise dans une autre province, mais une majorité des juges de la Cour suprême a également statué que les provinces ne peuvent pas laisser courir des préjudices au-delà de leurs frontières[238]. L’Alberta a concédé ce point dans son mémoire supplémentaire lorsqu’elle a tenté de distinguer les émissions de GES des « mesures provinciales ayant un impact immédiat et tangible sur les autres provinces, comme les déchets toxiques qui circulent directement d’une province à l’autre[239] » [traduction].
Il s’agit essentiellement de la situation entre les États-nations, où les gouvernements nationaux ont recours à des litiges et aux principes du droit international de l’environnement, y compris l’interdiction des dommages environnementaux transfrontaliers importants[240]. Dans cette optique, la question est de savoir si le respect de l’autonomie provinciale — telle qu’elle est envisagée par les juges Brown et Rowe — exige que la Colombie-Britannique (ou peut-être l’une de ses municipalités) poursuive l’Alberta ou des membres de son secteur pétrolier et gazier pour des dommages liés aux changements climatiques[241] ou si le fédéralisme canadien peut s’accommoder d’une « solution législative », auquel cas « le Parlement est la seule tribune compétente pour soupeser les intérêts provinciaux concurrents et prendre une décision stratégique fondée sur une perception de ce qui sera dans l’intérêt du bien-être national[242] » [traduction].
À notre avis, les désaccords des juges majoritaires et dissidents au sujet de l’incapacité des provinces peuvent en fin de compte être attribuables à des visions concurrentes du fédéralisme — en fait, les juges Brown et Rowe le reconnaissent. Pour le juge Brown, un rôle renforcé pour l’incapacité provinciale signifie l’adoption d’une « vision centralisée » du fédéralisme canadien[243]. Le juge Brown affirme plutôt audacieusement qu’« [a]ucune province, et pas même le Parlement lui-même, n’a accepté — ni même envisagé — l’une de ces caractéristiques[244] », tandis que le juge Rowe conclut que ces répercussions « modifient de façon permanente le pacte confédératif[245] ». Le juge en chef, pour sa part, ne se prononce pas vraiment à ce sujet, sauf peut-être dans un rappel subtil que « les tribunaux sont chargés, en qualité d’arbitres impartiaux, de résoudre les conflits de compétence concernant la délimitation des frontières entre les pouvoirs du fédéral et ceux des provinces au regard du principe du fédéralisme[246]. »
Nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que les juges Brown et Rowe semblent considérer l’autonomie provinciale comme quelque chose qui ne peut être altéré que par le gouvernement fédéral plutôt que par les effets de l’action ou de l’inaction d’une province sur une autre. Cette même omission se reflète dans l’opinion majoritaire de la Cour d’appel de l’Alberta, comme l’a souligné le procureur général de la Colombie-Britannique[247].
La possibilité d’une action ou d’une inaction unilatérale est une autre lacune dans le raisonnement des juges Brown et Rowe. Ils semblent être d’avis que les provinces devraient avoir le droit unilatéral d’établir un équilibre entre les préoccupations environnementales et la durabilité économique, même lorsqu’il est très clair, tant sur le plan conceptuel que du point de vue du dossier dont la Cour est saisie, que ces intérêts concurrents ne sont pas situés en entier dans une même province. Cela, à son tour, peut avoir des effets incitatifs profonds et facilement prévisibles ou dissuasifs. Comme l’a fait remarquer Ruth Sullivan il y a près de trente ans, dans de telles situations « la meilleure solution pour chacune [des provinces] sera probablement de sacrifier les intérêts de l’autre[248] » [traduction]. Les émissions de GES et leurs effets, sous forme de changements climatiques, sont diffus et transcendent non seulement les frontières provinciales, mais aussi les frontières internationales[249]. La prépondérance des avantages de l’exploitation des ressources (c.-à-d. les emplois, les redevances et d’autres taxes) demeure, d’autre part, dans chaque province (reconnaissant que le gouvernement fédéral profite également des revenus et des taxes générés par cette exploitation). Essentiellement, lorsque l’Alberta ou la Saskatchewan tiennent compte du rythme et de l’ampleur de l’exploitation pétrolière et gazière, elles ne tiennent compte que d’une partie des avantages par rapport aux coûts environnementaux. Les autres inconvénients sont essentiellement des externalités, qui faussent de façon prévisible l’analyse de l’équilibre — comme l’indique clairement le dossier dont la Cour est saisie dans le présent Renvoi[250].
D) LE RÔLE DES TRIBUNAUX NATIONAUX DANS LA LUTTE CONTRE LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES MONDIAUX
Partout dans le monde, les tribunaux nationaux sont de plus en plus appelés à trancher des différends liés aux changements climatiques. La réponse de certains tribunaux, surtout aux États-Unis, a récemment été décrite comme une forme de « nihilisme judiciaire », où la complexité et l’échelle mondiale du défi servent à excuser l’inaction nationale[251]. Cette approche est implicite dans l’approche des juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta sur la question du préjudice extraprovincial[252].
Le problème, comme l’a souligné le juge en chef, est que « suivant la logique qui sous-tend cet argument, on pourrait appliquer ce raisonnement à l’égard de toute source individuelle d’émissions, où qu’elle soit, cet argument ne saurait être retenu[253] ». En rejetant cette approche, le juge en chef rattache très explicitement son jugement à d’autres jugements récents et reconnus à l’échelle internationale sur les changements climatiques[254].
À notre avis, l’approche du juge en chef est nettement préférable au haussement d’épaules des juges dissidents et de la majorité de la Cour d’appel de l’Alberta. Elle aura également une incidence sur le déroulement des litiges actuels et futurs sur le climat au Canada, au-delà des affaires concernant la répartition des compétences et même du droit public lui-même. Par exemple, dans Mathur v Ontario, la juge Carole Brown a commencé son jugement en citant l’opinion majoritaire dans le Renvoi relatif à la LTPGES de l’Ontario pour souligner que « les changements climatiques mondiaux ont bel et bien lieu et les activités humaines en sont la cause principale[255] » [traduction]. L’opinion de la Cour suprême dans ce renvoi a été citée de la même façon peu après sa publication. Dans l’affaire Flying Squad, la compagnie requérante a obtenu une injonction interdisant les barrages routiers visant à faire obstacle à ses activités forestières sur l’île de Vancouver[256]. Le juge Verhoeven s’est toutefois donné la peine de reconnaître et de valider les préoccupations de Flying Squad :
Les manifestants expriment avec passion des préoccupations sérieuses par rapport à l’environnement. Il ne fait aucun doute que les changements climatiques sont réels et représentent une grave menace pour l’avenir de l’humanité. La Cour suprême du Canada l’a en effet affirmé il y a quelques jours à peine. Mais comme je l’ai dit, l’effet de l’exploitation forestière de peuplement vieux sur les changements climatiques et la biodiversité n’est pas l’affaire dont je suis saisi et il ne m’appartient pas de me prononcer à ce sujet[257].
Bien entendu, les conclusions de la Cour suprême n’étaient pas directement pertinentes à l’affaire dont la Cour était saisie dans l’affaire Flying Squad, de sorte que leur influence réelle était limitée. Quoi qu’il en soit, il n’est pas difficile d’imaginer un large éventail de contextes de litiges, publics et privés, où les conclusions de la Cour suprême et son approche de la nature mondiale des changements climatiques seront pertinentes. En ce qui concerne la première, les contributions des grands projets aux changements climatiques font maintenant officiellement partie du régime d’évaluation environnementale du Canada en vertu de la Loi sur l’évaluation d’impact[258]. Abstraction faite pour le moment de la constitutionnalité de cette question[259], les promoteurs de projet devraient s’attendre à ce que le Renvoi à la LTPGES figure en tête en liste dans les contestations judiciaires de toute évaluation qui prétendrait réduire au minimum les émissions de GES d’un projet au point où elles deviendraient insignifiantes par rapport aux émissions mondiales[260]. L’approche du juge en chef pourrait également être invoquée de façon raisonnable dans le contexte des litiges civils (p. ex. si une municipalité devait intenter des poursuites contre des sociétés pétrolières et gazières pour des dommages liés aux changements climatiques, comme on l’observe de plus en plus aux États-Unis), où une approche traditionnelle de la causalité de minimis pourrait exclure tous les émetteurs sauf les plus grands. Par souci de clarté, nous n’affirmons pas que le Renvoi relatif à la LTPGES sera déterminant dans de tels différends, mais il ne fait guère de doute dans notre esprit que leur trajectoire serait différente en son absence.
VI. CONCLUSION
Comme on pourrait s’y attendre de toute décision dans laquelle la Cour suprême reconnaît une nouvelle matière d’intérêt national, le Renvoi relatif à la LTPGES est important. Mais cette décision est particulièrement importante dans la mesure où elle reconnaît une nouvelle matière d’intérêt national dans le contexte de l’élaboration de mesures législatives appropriées au sein de la fédération canadienne face à une menace existentielle — les changements climatiques mondiaux. Elle confirme que le Parlement fédéral ne se limite pas aux instruments grossiers du pouvoir en matière de droit pénal et du pouvoir d’imposition et qu’il peut également élaborer des lois moins intrusives, en l’occurrence sous forme de redevances réglementaires appliquées de façon sélective.
Le Renvoi a également clarifié certains aspects de la théorie de l’intérêt national. La clarification la plus importante est peut-être que l’intérêt national (ou toute autre théorie de l’intérêt national du pouvoir POBG) n’est pas exclusif au point d’éliminer l’application de la théorie du double aspect chaque fois qu’un intérêt national est déclenché. Le pouvoir POBG ne confère pas de compétence plénière. Le terme « plénière », utilisé dans des affaires antérieures relatives au pouvoir POBG, ne signifie pas qu’il n’y a pas de double aspect. Cette distinction est essentielle, car cela permet d’exercer le pouvoir concernant l’intérêt national d’une manière soigneusement conçue pour combler les lacunes et tenir compte de l’incapacité des provinces plutôt que d’une manière qui limite nécessairement les pouvoirs législatifs provinciaux. En effet, il n’y a rien dans cette décision qui limite le pouvoir législatif des provinces, et le caractère très étroit de la matière d’intérêt national qui a été reconnue signifie que la théorie de la prépondérance fédérale n’a qu’un rôle limité à jouer, sinon aucun.
La décision a également modifié les critères de reconnaissance des nouvelles matières d’intérêt national par rapport à celles établies par le juge LeDain dans l’arrêt Crown Zellerbach. Bien que le jugement rendu à la majorité utilise encore la formulation « unicité, particularité et indivisibilité », il y a ajouté quelques nuances supplémentaires. Bien que cette superposition donne lieu à une prolifération de critères, de principes et de facteurs qui, comme le juge Brown le laisse entendre, peuvent porter à confusion[261], il semble se dégager trois principaux changements. Tout d’abord, l’analyse commence par une nouvelle question préliminaire : « La détermination de l’importance nationale de la matière proposée requiert un examen fondé sur le sens commun[262] ». Deuxièmement, et dans le cadre de l’application du concept de particularité, les juges majoritaires introduisent le concept de « différence qualitative » qui sert effectivement à sanctionner les concepts liés d’établissement de normes nationales et de filet de sécurité. Troisièmement, et dans le cadre de l’analyse de l’idée de l’incapacité provinciale qui éclaire les critères établis dans l’arrêt Crown Zellerbach, les juges majoritaires mettent davantage l’accent sur les effets extraprovinciaux dans le contexte des problèmes d’action collective, comme l’a amplement démontré la section V. C ci-dessus.
I. INTRODUCTION
Le contexte factuel essentiel des présents appels n’est pas contesté. Les changements climatiques sont réels. Ils sont causés par les émissions de gaz à effet de serre résultant des activités humaines, et ils représentent une grave menace pour l’avenir de l’humanité. La seule façon de contrer la menace que présentent les changements climatiques consiste à réduire les émissions de gaz à effet de serre[1]…
Le 25 mars 2021, la Cour suprême du Canada a publié son avis de renvoi tant attendu concernant la constitutionnalité du régime de tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre (GES) du gouvernement fédéral. Dans les Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre[2], les juges majoritaires de la Cour suprême ont statué que la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre[3] relevait de la compétence résiduelle du Parlement d’adopter des lois pour « la paix, l’ordre et le bon gouvernement » (POBG), conformément à l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867[4]. S’exprimant au nom de la majorité, le juge en chef Richard Wagner a conclu que l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES pour réduire les émissions de GES était une « matière d’intérêt national », une théorie reconnue du pouvoir POBG[5]. Les juges Suzanne Côté, Russell Brown et Malcolm Rowe étaient dissidents, mais chacun pour des motifs différents. Fait important, la juge Côté était d’accord avec le juge en chef en ce qui concerne « sa formulation de l’analyse de la théorie de l’intérêt national[6] ».
Le renvoi relatif à la LTPGES était un appel entendu conjointement de trois décisions de renvoi de la Cour d’appel provinciale[7] : la LTPGES a été jugée constitutionnelle en vertu de la théorie de l’intérêt national du pouvoir POBG dans une décision majoritaire à 3 contre 2 dans le Renvoi relatif à la LTPGES de la Saskatchewan[8]; la Cour d’appel de l’Ontario a également indiqué que la loi fédérale était constitutionnelle en vertu de la théorie de l’intérêt national du pouvoir POBG, dans une décision majoritaire à 4 contre 1 dans le Renvoi relatif à la LTPGES de l’Ontario[9] et, enfin, dans une décision majoritaire à 4 contre 1, la Cour d’appel de l’Alberta a indiqué dans le Renvoi relatif à la LTPGES de l’Alberta que la LTPGES était ultra vires pour le Parlement[10].
La question fondamentale au cœur des Renvois relatifs à la LTPGES n’était pas de savoir si le gouvernement fédéral a compétence pour lutter contre les changements climatiques. Toutes les parties ont plutôt admis que le Parlement dispose de plusieurs pouvoirs, y compris de son pouvoir en matière de droit pénal[11]. La question portait sur la constitutionnalité de la LTPGES elle-même, qui, de l’avis de l’avocat du Canada, pourrait être maintenue en vertu de la théorie de l’intérêt national du pouvoir résiduel du Parlement relatif à la POBG[12]. Bien que des érudits aient soutenu que les politiques de tarification du carbone pourraient être maintenues en vertu du pouvoir POBG, la constitutionnalité de la loi était remise en question parce que ni l’environnement ni les changements climatiques ne cadrent parfaitement dans l’un ou l’autre des chefs de compétence énumérés par le gouvernement fédéral à l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867[13]. Le Renvoi relatif à la LTPGES a également donné à la Cour suprême l’occasion de réexaminer la thérorie de l’intérêt national elle-même. Trente années se sont écoulées depuis l’arrêt Crown Zellerbach qui a officialisé pour la dernière fois un critère de classification dans la théorie de l’intérêt national du pouvoir POBG[14].
Notre exposé est structuré comme suit. La section II donne un aperçu de la LTPGES. Suit un examen de l’opinion majoritaire rédigé par le juge en chef Wagner (section III) ainsi que des trois jugements dissidents (section IV). En résumant les jugements dissidents, nous voulons mettre en évidence les principales différences entre l’opinion majoritaire et les opinions dissidentes. Nous terminons par des commentaires sur quatre aspects du Renvoi dans son ensemble, soit la portée de la question et la caractérisation de la LTPGES, les répercussions constitutionnelles des normes nationales minimales définies en l’espèce, le rôle du critère de l’incapacité provinciale et les effets extraprovinciaux et, enfin, le rôle des tribunaux nationaux dans le règlement d’un problème mondial comme les changements climatiques.
II. LA LOI CONTESTÉE
La LTPGES est la pièce maîtresse du Plan sur les changements climatiques du gouvernement fédéral et prévoit l’imposition de redevances réglementaires sur les émissions de GES au Canada. La Loi comporte quatre parties, dont les deux premières seulement ont été examinées dans le Renvoi relatif à la LTPGES.
La Partie I de la LTPGES impose une redevance réglementaire (ou une réglementation présentant les « caractéristiques d’une taxe[15] ») au moyen d’une redevance sur les combustibles imposée au point de vente[16]. Le prix effectif sur les émissions de carbone qui sera imposé au moyen de la redevance sur les combustibles est précisé à l’Annexe 4 de la Loi et ce prix est converti en une redevance qui sera appliquée à des combustibles particuliers en fonction des émissions générées par leur combustion, comme précisé à l’Annexe 2. La redevance sur les combustibles ne s’applique que dans les provinces énumérées à la Partie 1 de l’Annexe 1 de la LTPGES.
La LTPGES limite l’utilisation des fonds recueillis par la redevance sur les combustibles. Plus précisément, le paragraphe 165(1) stipule que les redevances prélevées, déduction faite de tout montant remboursé ou remis, doivent être distribuées « à l’égard de la province ». Il peut être distribué directement à la province (alinéa 165(2)a)), ou aux personnes ou aux personnes d’une catégorie réglementaire dans la province (alinéa 165(2)b)), ou à une combinaison de ces personnes[17]. Dans la pratique, le gouvernement fédéral a choisi de distribuer la plupart des fonds au moyen de remises aux consommateurs, lesquelles varient selon la province, la taille du ménage et l’emplacement en milieu urbain ou rural du ménage[18]. Le reste des fonds est remboursé par des investissements précis dans la réduction des émissions dans la province concernée.
La Partie II établit un système distinct de tarification du carbone pour les grands émetteurs, appelé système de tarification fondé sur le rendement (STFR). Les conditions qui doivent être réunies pour que les installations puissent y participer sont définies dans le Règlement sur le système de tarification fondé sur le rendement, qui stipule que les installations doivent produire des émissions annuelles supérieures à 50 000 tonnes d’équivalent en dioxyde de carbone (éq. CO2) au cours d’une année en 2014 ou après[19]. Pour participer au STFR, les installations doivent également participer à l’une des 38 activités énumérées à l’Annexe 1 du Règlement (seuls les installations dans 2 des 38 secteurs, les gazoducs et les installations de production d’électricité, sont admissibles au STFR tel qu’il s’applique en Saskatchewan).
Le but du STFR est d’offrir une tarification moyenne inférieure des émissions aux entreprises qui sont exposées aux marchés internationaux, tout en maintenant un incitatif financier à faire des investissements pour réduire l’intensité des émissions de la production. Pour ce faire, on accorde des crédits d’émissions à un taux fixe par unité de production, ce que la LTPGES appelle la « base de normes de rendement » qui, lorsqu’elle est multipliée par la production annuelle, produit ce qu’on appelle la « limite d’émissions » d’une installation[20]. Il ne s’agit pas d’une limite absolue; un prix du carbone doit être payé sur les émissions supérieures à la limite[21], tandis que les installations dont les émissions sont inférieures à leur limite d’émissions recevront des crédits supplémentaires[22]. Étant donné que la tarification du carbone s’applique à la marge, une installation qui augmente ses émissions d’une tonne (toutes choses étant égales par ailleurs) devra assumer les mêmes coûts différentiels qu’un consommateur qui augmente ses émissions d’une tonne; il en va de même pour l’avantage financier de la réduction des émissions. Le système vise à protéger la compétitivité de l’industrie, car l’exemption effective de la tarification du carbone sur les émissions jusqu’à la limite d’émissions réduit le coût total de la politique, ce qui réduit les incitations pour les entreprises à déménager à l’extérieur d’un territoire ou à cibler de nouveaux investissements ailleurs en raison de coûts accrus[23],[24].
Plus important encore, malgré la terminologie des limites d’émissions et la base de normes de rendement, la loi n’établit pas de normes de rendement ou ne réglemente pas directement ou ne limite pas directement la technologie, la production ou d’autres activités de l’installation. Elle n’interdit pas expressément certains comportements pour peu qu’il y ait conformité aux redevances réglementaires et aux exigences en matière de déclaration.
Comme dans la Partie I de la LTPGES, la Partie II limite également l’utilisation des montants prélevés en vertu du STFR. En effet, l’article 188 de la LTPGES est une disposition parallèle à l’article 165 mentionné ci-dessus[25]. Le ministre du Revenu national dispose d’une grande latitude pour déterminer le moment et la façon de répartir les montants prélevés.
La LTPGES sert de filet de sécurité et ne s’applique qu’aux provinces ou aux territoires énumérés à l’Annexe 1 de la Loi. Les provinces ou les territoires sont énumérés par l’entremise d’une mesure réglementaire prise par le gouverneur en conseil (un processus qui est au cœur de la dissidence du juge Côté dont il est question ci-dessous à la section IV. A.). En ce qui concerne la Partie I, la redevance sur les combustibles, la LTPGES stipule que : « Afin d’assurer l’application étendue au Canada d’une tarification des émissions de gaz à effet de serre à des niveaux que le gouverneur en conseil considère appropriés, celui-ci peut [inscrire une province à l’Annexe 1, en appliquant ainsi la redevance sur les combustibles dans cette province] »[26]. Le pouvoir discrétionnaire n’est pas absolu, car la Loi exige que « le gouverneur en conseil tient compte avant tout de la rigueur des systèmes provinciaux de tarification des émissions de gaz à effet de serre » dans toute décision d’inscription[27]. Il existe une disposition parallèle aux fins du STFR[28].
D’autres parties de la loi définissent les exigences en matière de rapports, les exemptions, les pénalités, les dispositions relatives aux appels, les inspections et la tenue de dossiers. Ces dispositions n’étaient pas au cœur de la décision. Les parties III et IV n’ont pas été contestées en l’espèce et ne sont pas examinées en détail ici non plus. La Partie III établit le pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil fédéral de stipuler que les lois provinciales peuvent s’appliquer à des activités sous réglementation fédérale[29]. La Partie IV exige que le gouvernement présente au Parlement un rapport annuel sur l’administration de la LTPGES, à compter du deuxième anniversaire de son entrée en vigueur[30].
III. OPINION MAJORITAIRE RÉDIGÉE PAR LE JUGE EN CHEF WAGNER
Les faits sont importants dans les affaires constitutionnelles et ils sont particulièrement importants dans les cas où une partie cherche à établir une nouvelle matière d’intérêt national. Il n’est donc pas surprenant qu’en plus du premier passage cité au début de la présente, le juge en chef ait accordé beaucoup d’attention au contexte factuel. Cela comprend des sections sur la crise climatique mondiale, les efforts du Canada pour lutter contre les changements climatiques et un résumé des mesures prises par les provinces en cette matière, que nous résumons brièvement ci-dessous.
A) LA CRISE CLIMATIQUE MONDIALE
Le juge en chef a insisté sur le fait que les changements climatiques mondiaux provoqués par l’activité humaine sont réels[31] et que les effets des changements climatiques « sont et seront particulièrement graves et dévastateurs [au Canada][32] ». Les observations suivantes ont été particulièrement importantes pour de l’analyse de la théorie de l’intérêt national :
Les changements climatiques présentent trois caractéristiques… Premièrement, ils ne connaissent pas de frontières; toutes les régions du pays et du monde en subissent — et continueront d’en subir — les effets. Deuxièmement, les effets des changements climatiques ne sont pas directement rattachés à la source des émissions de GES. Des provinces et territoires qui émettent peu de GES peuvent néanmoins subir, en raison des changements climatiques, des effets qui sont exagérément disproportionnés par rapport à leur contribution respective aux émissions totales de GES du Canada et du monde… Pourtant, les effets des changements climatiques se font ressentir — et continueront de se faire ressentir — partout au Canada, et ces effets seront plus intenses dans l’Arctique canadien, dans les régions côtières et dans les territoires autochtones. Troisièmement, aucune province, aucun territoire, ni aucun pays ne peut s’attaquer seul au problème des changements climatiques. La lutte aux changements climatiques requiert une action collective à l’échelle nationale et internationale, et ce, en raison du fait que, de par leur nature même, les GES ne connaissent pas de frontières[33].
B) MESURES DU CANADA CONCERNANT LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES
La sous-section sur les efforts du Canada pour lutter contre les changements climatiques traite de l’histoire de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (1992) (CCNUCC)[34], du Protocole de Kyoto[35] et de l’Accord de Copenhague[36],ainsi que du non-respect par le Canada de ses engagements en vertu de ces deux derniers instruments[37]. Le Canada a ratifié l’accord le plus récent, l’Accord de Paris[38] en 2016, après son adoption à la fin de 2015. Comme l’a fait observer le juge en chef, l’engagement actuel du Canada en vertu de l’Accord de Paris, son engagement déterminé à l’échelle nationale (EDN), consiste à réduire ses émissions de GES de 30 % par rapport aux niveaux de 2005 d’ici 2030. [39] Veuillez noter que le premier ministre Justin Trudeau a indiqué le 22 avril 2021 que la cible du Canada serait révisée de 40 à 45 % sous les niveaux de 2005 d’ici 2030.
Avant la ratification de l’Accord de Paris, le gouvernement fédéral avait convoqué une réunion des premiers ministres qui a abouti à l’adoption de la Déclaration de Vancouver sur la croissance propre et les changements climatiques, dans laquelle les parties ont reconnu l’engagement pris par le Canada, ainsi que l’importance d’adopter une approche axée sur la collaboration pour respecter cet engagement. La Déclaration de Vancouver a mené à la création d’un groupe de travail fédéral-provincial-territorial sur les mécanismes de tarification du carbone, qui à son tour a éclairé l’adoption du Cadre pancanadien sur la croissance propre et les changements climatiques (décembre 2016)[40]. Le Cadre fournissait l’orientation stratégique de la LTPGES et prévoyait que chaque province ou territoire devrait avoir mis en place un système de tarification du carbone d’ici 2018[41]. Le Cadre a d’abord été adopté par toutes les provinces, sauf la Saskatchewan, mais, comme l’a souligné le juge en chef, cet appui s’est rapidement dissipé :
Le jour où le gouvernement fédéral a publié le Cadre pancanadien, il a été adopté par huit provinces, dont l’Ontario et l’Alberta, et par les trois territoires. Le Manitoba a adopté le cadre en février 2018, mais la Saskatchewan ne l’a toujours pas adopté. Plus tard en 2018, l’Ontario, l’Alberta et le Manitoba ont retiré leur appui au Cadre pancanadien[42].
Le gouvernement fédéral a donné suite à la publication du Cadre en publiant d’autres documents d’orientation sur les éléments du système fédéral de tarification du carbone proposé, y compris un document modèle, afin d’éclairer la décision d’appliquer la tarification du carbone dans les provinces par le gouvernement fédéral[43].
Le juge en chef a également mentionné les diverses mesures prises par les provinces et les territoires, soulignant que seulement quatre des provinces — la Colombie-Britannique, l’Alberta, l’Ontario et le Québec — avaient adopté un système de tarification du carbone au moment de l’adoption du Cadre pancanadien, mais toutes les autres provinces, à l’exception de la Saskatchewan et du Manitoba, avaient indiqué qu’elles avaient l’intention de l’adopter[44]. Le juge en chef a conclu son examen du contexte factuel par l’observation suivante en faisant référence au « problème de l’action collective dans la lutte contre les changements climatiques » :
Malgré la prise de ces mesures, les émissions totales de GES au Canada entre 2005 et 2016 n’ont diminué que de 3,8 pour 100, soit nettement en deçà de la cible de 30 pour 100 visée d’ici 2030. Durant cette période, les émissions de GES ont diminué en Colombie-Britannique, en Ontario, au Québec, au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse, à l’Île-du-Prince-Édouard et au Yukon, mais elles ont augmenté en Alberta, en Saskatchewan, au Manitoba, à Terre-Neuveet-Labrador, aux Territoires du Nord-Ouest et au Nunavut. En guise d’illustration du problème de l’action collective dans la lutte contre les changements climatiques, entre 2005 et 2016, la diminution des émissions de GES en Ontario, la deuxième province canadienne qui en émet le plus, a été en grande partie annulée par l’augmentation des émissions dans deux des cinq provinces en produisant le plus, l’Alberta et la Saskatchewan. Le reste de la réduction des émissions du Canada entre 2005 et 2016 provenait de deux des cinq autres provinces canadiennes qui en produisent le plus, le Québec et la Colombie-Britannique, et de baisses des émissions de GES dépassant 10 pour 100 — baisses bien supérieures à la réduction globale de 3,8 pour 100 au Canada — au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse, à l’Île-du-Prince-Édouard et au Yukon[45].
Fort de cette évaluation des faits et d’un examen de la législation (voir notre résumé à la section II), le juge en chef était prêt à entreprendre l’analyse juridique. Celle-ci a commencé par quelques observations sur le principe du fédéralisme avant de passer à l’analyse répartition des compétences, à la caractérisation de la LTPGES et, enfin, à sa classification. Le juge en chef s’est penché sur la question très importante de la portée et de l’applicabilité de la théorie de l’intérêt national en marge de l’examen de la question de la qualification. Le jugement se termine par les motifs invoqués par le juge en chef pour qualifier les redevances des Parties 1 et 2 de la LTPGES de redevances réglementaires plutôt que de taxes véritables. Dans un dernier commentaire, le juge en chef a expliqué qu’il estimait inapproprié de commenter la validité de tous règlements d’application de la LTPGES parce qu’ils n’avaient pas été dûment soumis à la Cour. Nous résumons chacune de ces sections du jugement ci-dessous.
C) PRINCIPES DU FÉDÉRALISME
La discussion du juge en chef sur le principe du fédéralisme qui oriente l’analyse subséquente est brève[46]. Il affirme que les objectifs du fédéralisme canadien consistent à « concilier l’unité et la diversité, à promouvoir la participation démocratique en réservant des pouvoirs réels aux administrations locales et régionales et à favoriser la coopération entre le Parlement et les législatures dans la recherche du bien commun[47] ». Les provinces doivent avoir l’autonomie nécessaire pour développer leurs sociétés, alors que le gouvernement fédéral a en même temps « des pouvoirs dont l’exercice se prêtait davantage à l’ensemble du pays en vue d’assurer l’unité du Canada », mais ces pouvoirs « ne peuvent être utilisés d’une manière telle qu’ils videraient effectivement de leur essence des pouvoirs provinciaux[48] ». Bien que la Cour adhère maintenant à une vision souple du fédéralisme plutôt qu’à une application rigide du « partage des compétences législatives respectives du fédéral et des provinces, considérant ces compétences comme des compartiments étanches », un tel fédéralisme coopératif ne saurait « écarter ou modifier et le partage des compétences[49] ».
D) QUALIFICATION
La qualification de la LTPGES par les trois cours d’appel provinciales a donné lieu à un éventail de réponses judiciaires ainsi qu’à une évolution de l’articulation, par l’avocat du Canada du « caractère véritable » de la loi. Le juge en chef a relevé trois formulations différentes du caractère véritable de la LTPGES :
(1) une formulation générale portant que le caractère véritable de la LTPGES est la réglementation des émissions de GES; (2) une formulation basée sur des normes nationales portant que le caractère véritable de la LTPGES consiste à établir des normes nationales minimales en vue de réduire les émissions de GES; et (3) une formulation basée sur des normes nationales de tarification portant que le caractère véritable de la LTPGES consiste à établir des normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz[50].
En fin de compte, le juge en chef a préféré la troisième formulation au motif qu’elle était plus conforme à l’objet et aux effets de la loi, comme définis avec une certaine précision, et compte tenu des moyens choisis par le Parlement pour atteindre son objectif[51]. La preuve intrinsèque en faveur de cette conclusion comprenait le titre intégral de la loi, le préambule, y compris ses références à la CCNUCC et à l’Accord de Paris, ainsi que l’accent mis sur la tarification des GES dans le Cadre pancanadien[52]. La preuve extrinsèque, sous forme de documents d’information, de débats parlementaires et de témoignages devant le Comité permanent, a confirmé que la LTPGES visait « l’imposition d’un système de tarification des émissions de GES dans l’ensemble du Canada » et non « la réglementation des émissions de GES en général[53] ». De même, les effets juridiques des deux parties contestées de la LTPGES tiennent de la rigueur des prix plutôt que du fait de dicter aux particuliers et aux industries comment ils doivent exercer leurs activités pour réduire leurs émissions de GES[54]. Par ailleurs, bien que la Loi accorde un pouvoir discrétionnaire considérable au gouverneur en conseil pour déclencher l’application réelle de la Loi à une province ou à un territoire en particulier, ce pouvoir discrétionnaire n’est pas indéfini et subjectif, et il « doit respecter la prescription particulière portant que l’assujettissement vise à assurer l’application étendue de la tarification des émissions au Canada, et tenir compte avant tout de la rigueur des mécanismes provinciaux existants de tarification des émissions de GES[55] ». Il en va de même pour les parties 1 et 2 de la Loi[56].
Quant aux effets pratiques de la loi, il a été difficile de tirer des conclusions puisque la loi n’était en vigueur que depuis peu. Toutefois, l’expérience à ce jour a indiqué que la loi était mise en œuvre d’une manière « positive pour ce qui est de la flexibilité et de l’appui à l’égard des régimes de tarification élaborés par les provinces[57] ». Le filet de sécurité de la loi était également crucial; dans ce cas, « ce régime national de tarification des GES ne constitue pas simplement le moyen de réaliser la fin recherchée — à savoir la réduction des émissions de GES[58] ». Ce moyen faisait plutôt partie de la justification de la loi. Le juge en chef explique également les motifs de qualifier l’application sélective des accusations réglementaires comme imposant une « norme nationale minimale », sujet auquel nous accordons beaucoup d’attention dans le commentaire ci-dessous[59].
E) CLASSIFICATION
Après avoir déterminé le caractère véritable de la loi et rejeté les arguments selon lesquels les pouvoirs de réglementation importants de la Loi constituaient une subdélégation inconstitutionnelle, le juge en chef a traité de la classification de la Loi, en commençant par l’affirmation du Canada voulant que la Loi doive être maintenue sur la base de la théorie de l’intérêt national, sans envisager de la maintenir sous d’autres chefs de compétence fédérale[60].
F) LA THÉORIE DE LA PRÉOCCUPATION NATIONALE
Le juge en chef a commencé cette partie de son jugement en insistant à la fois sur la nature résiduelle et permanente de la « théorie de l’intérêt national » du pouvoir POBG. Par conséquent, « le fait de conclure que le gouvernement fédéral a compétence en vertu de la théorie de l’intérêt national soulève des préoccupations spéciales en ce qui trait au partage des compétences prévu par la Constitution[61] ». Le juge en chef a ensuite procédé à un examen minutieux de l’évolution de la théorie de l’intérêt national par la jurisprudence, en insistant sur les motifs dissidents du juge Beetz dans le Renvoi sur la Loi anti-inflation[62], le jugement du juge Gérald LeDain dans l’arrêt Crown Zellerbach, ainsi que les arrêts dans lesquels la Cour a refusé de reconnaître un intérêt national au motif qu’il n’y avait rien dans l’affaire proposée qui transcendait les frontières provinciales ou le pouvoir de résolution des autorités locales[63].
Après avoir effectué cet examen chronologique, le juge en chef a ensuite abordé ce qu’il a appelé deux questions « préliminaires[64] ». La première était de savoir si une nouvelle matière d’intérêt national pouvait être formulée en fonction de l’objet de la loi (son « caractère véritable »), ou si elle devait être formulée « suivant un niveau de généralité plus large que la matière de la loi[65] ». Ce point en était un important, car plus la définition de la matière était large (p. ex. la réglementation des GES, comme l’a formulé la Cour d’appel de l’Alberta[66]), plus la probabilité que la matière ne soit pas unique, particulière et indivisible était élevée, et plus la menace devenait grande à l’endroit de l’autonomie des provinces si la compétence relevant de la théorie de l’intérêt national du pouvoir POBG est considérée à la fois absolue et exclusive.
Le juge en chef a donné quatre raisons pour rejeter le besoin d’une formulation plus large et plus abstraite de la matière. Premièrement, le juge en chef a souligné le libellé des articles 91 et 92 de la Constitution, qui font la distinction entre les « matières » et les « catégories de sujets » et a fait observer qu’il : « … n’y a rien dans le texte de la Constitution qui permette l’adoption, dans le cadre de l’application du pouvoir POBG, d’une catégorie de sujets plus large que la matière de la loi[67] ». Deuxièmement, le juge en chef a fait observer qu’il n’était pas sans précédent que l’énoncé de la matière soit formulé dans les mêmes termes que le caractère véritable de la loi contestée[68]. C’était le cas, par exemple, dans le Renvoi sur la Loi anti-inflation et dans l’arrêt Crown Zellerbach. Troisièmement, conformément au principe de la contrainte judiciaire, la Cour devrait se limiter à la question précise dont elle est saisie. « Pour dire les choses simplement, si le Parlement n’a pas indiqué dans une loi qu’il entend exercer sa compétence sur une vaste matière, rien ne justifie un tribunal de retenir artificiellement une telle matière[69] ». Enfin, le juge en chef a rejeté la thèse selon laquelle cette approche a pour effet d’amalgamer les étapes de la qualification et de la classification. Une loi contestée doit tout de même faire l’objet d’une classification et si « la matière n’est pas juridiquement acceptable en tant que matière d’intérêt national, alors … la validité de la loi ne peut être confirmée sur la base de cette théorie[70]. »
La deuxième question préliminaire portait sur un point encore plus important, à savoir la présomption d’exclusion du pouvoir fédéral de légiférer sur toute matière qui peut être qualifiée d’intérêt national. La nature du filet de sécurité de la loi fédérale soulève directement cette question, car le filet de sécurité repose sur la capacité d’un gouvernement provincial ou territorial d’adopter une ou plusieurs lois établissant un prix du carbone qui respecte ou dépasse une norme de rigueur nationale. Si le pouvoir du Parlement fédéral d’adopter des lois sur une tarification rigoureuse du carbone était littéralement exclusif, on se demanderait si les lois provinciales pourraient survivre et comment[71]. Le juge en chef a répondu à cette énigme apparente en soulignant que l’utilisation des mots « absolue », « plénière » et « totale » pour qualifier une matière d’intérêt national « n’est pas utile » parce que ces mots se rapportent à la portée de la compétence et ne parle pas du caractère exclusif d’une telle compétence[72]. La portée de la compétence est déterminée par la nature de la matière pertinente. Ainsi, à Ontario Hydro, les relations de travail relevaient de la portée de la matière qu’est l’énergie nucléaire en raison du lien entre les relations de travail et l’exploitation sécuritaire des installations nucléaires[73]. La capacité d’une province de réglementer en cette matière devrait être déterminée par l’application de la théorie du double aspect qui « reconnaît que des situations de fait identiques peuvent être réglementées suivant des perspectives différentes[74] ».
Fait important, la théorie du double aspect s’applique autant aux pouvoirs relatifs à l’intérêt national qu’aux autres chefs de compétence fédéraux et provinciaux, mais cela signifie qu’elle « va s’appliquer dans un cas donné[75] ». La « situation de fait » doit se prêter à une interprétation à partir de points de vue différents. Mais tel est le cas, les deux lois peuvent être valides, sous réserve de la prépondérance de la norme fédérale[76]. Le juge en chef n’a pas perdu de vue l’importance de cette conclusion :
La théorie du double aspect prend une importance particulière dans les cas où, comme en l’espèce, le fédéral revendique compétence sur une matière impliquant l’imposition d’une norme nationale minimale au moyen d’une loi qui agit comme filet de sécurité. La reconnaissance d’une telle matière d’intérêt national va inévitablement entraîner une situation de double aspect. C’est de fait le principe même à la base d’un mécanisme d’un régime fédéral qui impose des normes nationales minimales : tant le fédéral que les provinces ont la faculté de légiférer à l’égard de la même situation de fait — en l’occurrence, la tarification des émissions de GES — mais la loi fédérale a prépondérance[77].
Après avoir répondu à ces préoccupations « préliminaires », le juge en chef s’est tourné vers deux autres considérations méthodologiques associées à la détermination des matières d’intérêt national. La première était de souligner que la reconnaissance d’une matière comme étant d’intérêt national doit être fondée sur la preuve[78]. Cela fait ressortir l’importance de constituer un dossier adéquat, particulièrement en ce qui a trait à des matières comme l’incapacité provinciale, mais aussi, comme nous le verrons, en ce qui a trait à ce que le juge en chef décrit comme étant la question préliminaire importante, à savoir : « si la matière proposée présente, pour le Canada tout entier, un intérêt suffisant pour justifier d’être prise en considération au regard de cette théorie[79] ». Le deuxième point a trait à la question de la « nouveauté » et à la question de savoir si la matière proposée devrait être quelque chose qui devait être inconnu historiquement au moment de la Confédération. Le juge en chef a rejeté l’exigence de la « nouveauté ». À son avis, les références à la nouveauté dans la jurisprudence doivent être interprétées de telle sorte que « [l]’élément crucial de la présente analyse est l’exigence qui requiert qu’une matière d’intérêt national possède un caractère intrinsèquement national, et non qu’elle soit historiquement nouvelle[80] ». Par conséquent, l’appréciation initiale d’une matière (comme l’extraction d’uranium) comme quelque chose de nature locale faisant partie de ce « qui aurait relevé de différentes catégories de sujets parmi la liste de ceux assignés aux provinces : par. 92(5), 92(9), 92(10) et 92(13) » pourrait évoluer au fil du temps de telle sorte que dans le cas de l’énergie atomique « l’exploitation des substances brutes servant à sa production [pourrait être]… déclarée matière, qui est, de par sa nature, d’intérêt national en raison des risques qu’elle présente pour la santé et la sécurité, en particulier le risque de dommages interprovinciaux catastrophiques[81]… »
G) CROWN ZELLERBACH, RAFRAÎCHI ET REMIS À NEUF
À la lumière de ces importantes précisions, le juge en chef s’est tourné vers le critère de détermination des questions d’intérêt national. Bien que le critère remis à neuf du juge en chef Wagner s’inspire considérablement du critère du juge Le Dain énoncé dans l’arrêt Crown Zellerbach, il y a quelques modifications importantes qui s’inspirent largement du critère de classification en vertu du pouvoir de légiférer sur le trafic et le commerce circonscrit dans General Motors, s’applique au Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières et au Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières[82]. Le critère du juge en chef Wagner est en fait un critère en trois étapes. Il commence par une question préliminaire (la matière présente-t-elle, pour le Canada tout entier, un intérêt suffisant pour justifier d’être prise en compte au titre de la théorie?) avant d’aller de l’avant pour analyser, en deuxième étape, la question de l’unicité, de la particularité et de l’indivisibilité, un indicateur solide de l’incapacité provinciale de trancher efficacement la matière. La troisième et dernière étape consiste à analyser l’incidence de la reconnaissance d’une matière d’intérêt national sur l’autonomie provinciale. Nous abordons chacun de ces éléments tour à tour ci-dessous.
1. Question préliminaire
La détermination de la question préliminaire « requiert un examen fondé sur le sens commun[83] ». L’examen « fait en sorte que la théorie de l’intérêt national ne puisse pas être invoquée trop à la légère et fournit des éléments contextuels essentiels pour l’analyse qui va suivre »[84]. Il ne suffit pas d’affirmer l’importance d’une matière pour satisfaire à cette étape : « [L]e fédéral doit apporter une preuve propre à convaincre le tribunal que la matière présente pour le Canada tout entier un intérêt suffisant pour justifier sa prise en considération conformément à cette théorie[85]. » Si le gouvernement fédéral est en mesure de s’acquitter de ce fardeau, l’examen est recentré sur les notions d’« unicité, de particularité et d’indivisibilité », éclairées par l’incapacité provinciale, mais maintenant considérées sous l’angle de deux « principes ».
2. Unicité, particularité et indivisibilité
Le premier principe est qu’« une compétence ne devrait être reconnue sur la base de la théorie de l’intérêt national que si la matière en cause est particulière, identifiable et qualitativement différente de matières d’intérêt provincial[86] ».
Comment peut-on alors déterminer si quelque chose est qualitativement différent? Le juge en chef propose un facteur clé, en se demandant si « la matière a un caractère principalement extraprovincial et international, eu égard à sa nature intrinsèque et à ses effets[87] ». De plus, « [i]l est possible que, dans certains cas, des accords internationaux indiquent qu’une matière est qualitativement différente de matières d’intérêt provincial[88] ». Un autre facteur limitatif est que la matière « ne doit pas être un agrégat de matières provinciales », et que la « loi fédérale ne sera pas qualitativement distincte si elle déborde la réglementation d’un aspect national et fait double emploi avec la réglementation provinciale ou régit des questions qui sont principalement d’intérêt local[89]. »
Le deuxième principe est que « la preuve démontre l’incapacité des provinces de s’occuper de la matière[90] ». En élaborant ce principe, le juge en chef s’est fondé sur les quatrième et cinquième indices examinés dans l’arrêt General Motors. Ainsi :
(1) la loi devrait être d’une nature telle que la Constitution n’habiliterait pas les provinces, conjointement ou séparément, à l’adopter; (2) l’omission d’inclure une seule ou plusieurs provinces ou localités dans le système législatif compromettrait l’application de ce système dans d’autres parties du pays. Bien que le juge en chef Dickson estime que les facteurs dans l’arrêt General Motors ne sont pas individuellement nécessaires pour la classification en vertu du pouvoir de légiférer sur le trafic et le commerce, pour établir l’incapacité provinciale aux fins de la théorie de l’intérêt national, ces deux facteurs sont requis[91].
En adoptant ce cadre, le juge en chef a rejeté l’argument avancé au cours des procédures selon lequel l’incapacité provinciale devrait être interprétée littéralement comme signifiant que les provinces n’ont pas compétence pour de s’occuper de la matière[92].
À ces deux principes, le juge en chef ajoute un troisième facteur, à savoir que « le défaut d’une province de s’occuper d’une matière doit avoir des conséquences extraprovinciales graves[93] ». Bien que le juge en chef estime que l’ajout de ce facteur « place haut la barre à atteindre », il englobe apparemment une gamme élargie de scénarios[94]. Dans une tentative de clarification, le juge en chef a ajouté que l’exigence de conséquences graves à l’échelle nationales « sera respectée s’il existe un préjudice réel ou un risque sérieux qu’un tel préjudice se matérialise dans le futur. Il peut s’agir d’une atteinte grave à la vie et à la santé humaines, ou encore à l’environnement, quoique les conséquences ne se limitent pas nécessairement à ce genre de préjudices[95]. » En même temps, « [u]n simple manque d’efficacité ou des coûts financiers supplémentaires résultant d’une compétence partagée ou d’un chevauchement de compétences sont clairement insuffisants[96] ».
Les deux principes donnent effet à l’exigence selon laquelle une matière doit être indivisible, telle qu’énoncée dans l’arrêt Crown Zellerbach. Comme l’explique le juge en chef :
Le premier de ces principes requiert que l’on soit en présence d’une matière particulière et identifiable, qui ne constitue pas un agrégat illimité de sujets. Le second principe exige qu’il y ait incapacité provinciale, suivant la définition claire qui en est donnée dans l’arrêt Crown Zellerbach et, de fait, dans l’ensemble de la jurisprudence de la Cour sur l’intérêt national de notre Cour, incapacité qui est un indice d’indivisibilité[97].
3. Étendue de l’effet sur la compétence des provinces
La dernière étape de l’analyse est le critère de l’étendue de l’effet, lequel est un critère contextuel conçu pour prévenir l’« élargissement excessif des pouvoirs fédéraux ». Ainsi,
… l’empiétement sur l’autonomie des provinces qui résulte de l’attribution au Parlement du pouvoir d’agir est mis en balance avec l’étendue des effets qu’aurait sur les intérêts touchés le fait que le Parlement ne serait pas capable, sur le plan constitutionnel, d’agir à l’égard de la question à l’échelle nationale. La reconnaissance d’une nouvelle matière d’intérêt national ne sera justifiée que si les effets de cette incapacité l’emportent sur les effets de l’empiétement[98].
H) APPLICATION DU NOUVEAU CRITÈRE À LA LTPGES
1. Question préliminaire : intérêt important pour le Canada dans son ensemble
Comme pour toutes les cours d’appel provinciales, les juges majoritaires reconnaissent que les changements climatiques constituent un « défi existentiel » et « une menace pour l’avenir de l’humanité[99] ». Cependant, et comme dans l’arrêt Crown Zellerbach où la matière ne concernait pas simplement la pollution marine, mais plutôt la pollution marine par l’immersion de déchets de mer, « la question précise dont la Cour est saisie est celle de savoir si l’établissement de normes nationales minimales de tarification rigoureuse en vue de la réduction des émissions de GES est une matière d’intérêt national[100]. » Le dossier étayait entièrement « l’importance de la tarification du carbone[101] » et reflétait en fait « l’existence, tant au Canada que sur le plan international, d’un consensus portant que la tarification du carbone est un élément indispensable en vue de la réduction des émissions de GES[102] ». À ce titre, la détermination proposée d’une nouvelle matière d’intérêt national « franchit aisément l’étape de la question préliminaire » et justifie d’être prise en considération plus en détail[103].
Comme nous l’avons examiné plus en détail dans la Partie V (commentaire), ces constatations de la Cour suprême sont importantes. Bien qu’il ne s’agisse pas de la question centrale, les arguments soutenus par la majorité en matière de changements climatiques vont au-delà des simples remarques incidentes et sont susceptibles d’influencer d’autres types de litiges en matière de changements climatiques au Canada, y compris les litiges actuels fondés sur la Charte, les litiges futurs en matière délictuelle (p. ex. en ce qui concerne les coûts liés aux changements climatiques) et les différends relatifs aux répercussions liées à des projets[104].
2. Unicité, particularité et indivisibilité
En ce qui concerne le premier principe du critère susmentionné, le juge en chef estime que la matière visée par la législation est qualitativement différente des matières de compétence provinciale. Encore une fois, les motifs mènent à la nature des émissions de GES, qui « constituent un type de polluant particulier et identifiable de façon précise » qui « représentent un problème de pollution dont l’envergure n’est pas seulement interprovinciale, mais mondiale[105] ». Les accords internationaux sont pris en compte, car « [t]ant la CCNUCC que l’Accord de Paris aident à illustrer la nature principalement extraprovinciale et internationale des émissions de GES et à étayer la conclusion selon laquelle la matière en question est qualitativement différente de matières d’intérêt provincial[106]. » Les motifs portent ensuite sur la tarification des émissions, soutenant que la Déclaration de Vancouver et d’autres initiatives fédérales-provinciales reflètent l’état de la tarification des GES comme « forme distincte de réglementation[107] ». La tarification « n’est pas assimilable à la réglementation [d]es émissions en général » et elle « est également d’une nature différente de celle des mécanismes de réglementation non tarifaires, telles les initiatives spécifiques touchant l’électricité, le bâtiment, les transports, l’industrie, les forêts, l’agriculture et la gestion des déchets[108] ». Enfin, la mise en œuvre de normes minimales en matière de tarification du carbone en s’appuyant sur le rôle de filet de sécurité est jugée qualitativement différente des matières d’intérêt provincial. L’approche fédérale complète les régimes provinciaux et « le fait suivant une approche distinctement nationale, qui ne représente pas un agrégat de matières provinciales et ne reproduit pas les systèmes provinciaux de tarification des GES[109] ». Bien que dans une certaine logique le régime fédéral soit toujours applicable, il n’est directement applicable que lorsqu’une province ou un territoire néglige de mettre en œuvre un mécanisme de tarification suffisamment rigoureux et que le gouvernement fédéral inscrit la province dans une Annexe par règlement[110]. En somme :
…le rôle fondamental de la LTPGES est un rôle distinctement fédéral : l’évaluation des mécanismes provinciaux de tarification au regard d’une norme légale fondée sur le rendement, afin de parer aux risques que pose à l’échelle nationale une tarification du carbone insuffisamment rigoureuse dans une région ou une autre du pays. La LTPGES ne prescrit pas de règles applicables aux mécanismes provinciaux de tarification tant que ceux-ci respectent la norme fixée par le gouvernement fédéral[111].
Nous examinons ci-dessous, dans notre commentaire, la distinction entre les règles de prescription qu’une province doit respecter par opposition à l’application de règles fédérales pour compléter les règles provinciales qui n’établissent pas le degré requis de rigueur de la tarification. Nous sommes d’avis que la LTPGES concerne la dernière et non la première.
Le juge en chef a ensuite donné trois raisons pour conclure que la preuve établissait l’incapacité de la province de traiter de la matière proposée. Premièrement, « qu’elles agissent seules ou de concert, les provinces ne sont pas habilitées par la Constitution à établir des normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz[112] ». Bien qu’ils puissent obtenir le même résultat par la coopération, rien ne pouvait garantir que celle-ci se poursuivrait, « puisque toute province pouvait à tout moment décider de retirer son adhésion à cette approche[113] ». Ici, le juge en chef s’appuie sur la décision rendue dans le Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières pour appuyer une interprétation de l’incapacité des provinces, qui repose en partie sur l’incapacité des provinces de s’engager avant l’adoption de politiques futures.
Deuxièmement, le risque de retrait d’une province pourrait nuire à l’efficacité du régime dans son ensemble. La réduction des émissions par les provinces qui maintiennent leur adhésion au régime pourrait être plus qu’annulée par l’augmentation des émissions (que ce soit en raison de fuites d’émissions ou autrement) dans les provinces qui ne mettent pas en œuvre un mécanisme de tarification des GES suffisamment rigoureux[114]. Le dossier a renforcé la réalité de ce risque, comme il est énoncé dans ce qui est sans doute deux des paragraphes les plus importants de la décision. Le juge en chef a souligné qu’« [e]ntre 2005 et 2016… les émissions ont chuté de 22 pour 100 en Ontario, de 11 pour 100 au Québec et de 5,1 pour 100 en Colombie-Britannique,… toutefois ces baisses ont été en grande partie annulées par des hausses de 14 pour 100 des émissions en Alberta et de 10,7 pour 100 des émissions en Saskatchewan[115]. » Il a ajouté que « lorsque les provinces qui sont collectivement responsables de plus des deux tiers des émissions totales de GES au Canada choisissent de se retirer d’un régime de coopération, on est à même de constater les limites évidentes d’une approche coopérative non contraignante[116] ».
Enfin, le juge en chef a insisté sur le fait que le défaut de collaboration d’une province aurait « de graves conséquences sur des intérêts extraprovinciaux ». Le raisonnement qui justifie cette conclusion est nécessairement complexe. Il commence par un passage qui réexamine les risques associés aux changements climatiques :
Les émissions de GES sont incontestablement responsables des changements climatiques. De plus, il est incontesté que les effets des changements climatiques n’ont pas de lien direct avec la source des émissions de GES; les émissions de GES de chaque province contribuent aux changements climatiques, et les conséquences de ces changements se feront ressentir à l’extérieur de la province, partout au Canada et dans le monde entier. De plus, il est bien établi que les changements climatiques causent des dommages considérables à l’environnement, à l’économie et aux êtres humains au pays et à l’étranger, et qu’ils ont des répercussions particulièrement sévères dans les régions arctiques et côtières du Canada, ainsi que pour les peuples autochtones[117].
Le juge en chef est ensuite passé de cet énoncé des effets mondiaux à l’argument selon lequel le défaut de coopération d’une province ne pouvait guère « avoir de graves conséquences sur des intérêts extraprovinciaux », étant donné que l’impact des émissions d’une seule province ne pourrait pas entraîner de préjudice mesurable pour les autres provinces[118]. Sa réponse à cet argument, qui s’adresse de plus en plus aux tribunaux nationaux de différents secteurs de compétence dans divers contextes de litiges liés aux changements climatiques (comme il en a été question plus en détail dans la Partie V), était concise : « Étant donné que, suivant la logique qui sous-tend cet argument [que les émissions de toute administration sont sans conséquence sur le plan des changements climatiques], on pourrait appliquer ce raisonnement à l’égard de toute source individuelle d’émissions, où qu’elle soit, cet argument ne saurait être retenu[119]. » Cette conclusion a été renforcée par d’autres références aux conséquences désastreuses des changements climatiques, ainsi que par le problème de la défection dans le contexte de l’action collective et les problèmes de fuite des émissions. Bien que le juge en chef n’utilise pas ce libellé précis à ce stade-ci du jugement, il semble que ce soit le message qui sous-tend le passage suivant :
Bien que les émissions de chaque province contribuent effectivement aux changements climatiques, il est impossible de nier que ces changements constituent un « problème intrinsèquement mondial » auquel ne peuvent s’attaquer entièrement ni le Canada, ni une province agissant seule. Cette constatation tend à indiquer qu’il y a incapacité provinciale. Parce que les changements climatiques constituent un problème mondial, la seule façon réaliste de les combattre est au moyen d’efforts internationaux. L’inaction de toute province menace la capacité du Canada de s’acquitter de ses obligations internationales, situation qui à son tour nuit à la capacité de notre pays de plaider en faveur de mesures internationales de réduction des émissions de GES. En conséquence, le défaut d’agir d’une province menace directement le Canada tout entier. Cela ne veut pas dire que le Parlement a le pouvoir de mettre en œuvre les obligations issues de traités du Canada — il ne dispose pas de ce pouvoir –, mais simplement que le caractère intrinsèquement mondial des émissions de GES et du problème des changements climatiques appuie la conclusion qu’il y a incapacité provinciale en l’espèce[120].
En effet, cela est renforcé par la nature de filet de sécurité de la LTPGES, qui n’intervient que lorsqu’une province omet de légiférer sur une tarification du carbone suffisamment rigoureuse[121].
3. Le dernier critère : l’étendue de l’effet de la matière sur la compétence des provinces
L’étendue de l’effet de la matière sur la compétence des provinces était au cœur des objections de chacune des provinces qui contestaient la constitutionnalité de la LTPGES, en particulier l’Alberta. Nous résumons ci-dessous l’opinion majoritaire sur cette question et présentons nos commentaires dans la Section V. Le juge en chef convient que « la reconnaissance d’un domaine jusqu’ici non identifié présentant un double aspect » aurait « un effet évident sur l’autonomie des provinces[122] ». Mais cette ingérence dans l’autonomie est limitée et pourrait être justifiée ou compensée par « l’effet qu’aurait sur les intérêts qui seront touchés le fait que le Parlement ne pourrait pas, suivant la Constitution, s’occuper de la matière à l’échelle nationale[123] ».
Le juge en chef a donné deux raisons à cette conclusion. Premièrement, il a fait observer que l’ingérence dans « la liberté des provinces de légiférer est minime[124] ». Une province serait toujours en mesure de légiférer sur un large éventail de matières relatives aux émissions de GES. En effet, une province demeure « libre de créer par voie législative tout système de tarification des GES, pourvu que ce système respecte les normes nationales minimales de tarification rigoureuse[125] ». Deuxièmement, « l’effet de la matière sur des sphères de vie provinciale qui relèveraient habituellement de chefs de compétence provinciaux est lui aussi limité[126] ». Chaque consommateur pourrait choisir comment il réagirait aux signaux de prix qui pourraient découler des normes minimales fédérales[127], et bien que la nouvelle matière exigerait un certain pouvoir de « surveillance » du fédéral, celui-ci serait également limité par l’objet de la LTPGES et les principes de droit administratif[128]. Les provinces conserveraient la capacité de légiférer dans la plupart des domaines liés aux émissions de GES sans surveillance fédérale[129]. En somme :
La LTPGES n’a donc pas pour conséquence de restreindre la liberté des provinces de légiférer, mais plutôt de limiter partiellement leur faculté de choisir de ne pas adopter par voie législative de mécanismes de tarification ou encore d’adopter législativement des mécanismes de tarification qui sont moins rigoureux que ceux nécessaires pour atteindre les cibles nationales. Bien que cette restriction puisse compromettre l’équilibre que souhaitent établir les provinces entre les considérations économiques et les considérations environnementales, il est nécessaire de tenir compte des intérêts qui seraient affectés — par suite de conséquences irréversibles pour l’environnement, pour la santé et la sécurité des êtres humains et pour l’économie — si le Parlement était incapable suivant la Constitution de s’occuper de la matière à l’échelle nationale[130].
Dans le commentaire qui suit, nous abordons plus en détail la suggestion selon laquelle une province ne peut pas légiférer une mesure moins rigoureuse, ce qui pourrait sous-entendre qu’un tel régime provincial pourrait être invalide ou inapplicable. Bref, nous estimons que cette insinuation n’est pas justifiée. Le fait qu’une province n’ait pas légiféré un prix du carbone ou légiféré un prix du carbone suffisamment rigoureux pour satisfaire à la norme fédérale ne fait qu’exposer la province à l’application du filet de sécurité du régime fédéral; cela ne rend pas pour autant le régime provincial invalide ou inapplicable (à moins qu’il y ait une incohérence réelle suffisante pour déclencher la prépondérance).
Le juge en chef a conclu sa discussion sur la théorie de l’intérêt national en anticipant au moins certaines des critiques des juges dissidents, en particulier le juge Brown. Plus précisément, il s’est dit préoccupé par le fait que l’inclusion de l’établissement de normes nationales dans la nouvelle matière risquait d’ouvrir la porte à un vaste ensemble de lois fédérales d’établissement de normes nationales et à la surveillance des gouvernements provinciaux par le fédéral d’une manière qui serait incompatible avec la version canadienne du fédéralisme. Après tout, l’établissement de normes nationales sera toujours hors de la portée des provinces et des territoires. Le juge en chef a répondu en insistant sur les exigences cumulatives que le gouvernement fédéral devrait respecter pour qualifier une matière comme étant une nouvelle matière d’intérêt national. Plus particulièrement, il a choisi d’insister sur le besoin d’établir que le fait de ne pas reconnaître la matière aurait des effets sur les intérêts d’autres provinces[131].
IV. BREF RÉSUMÉ DES MOTIFS DE DISSIDENCE
Comme nous l’avons indiqué dans l’introduction, notre objectif en examinant les opinions dissidentes est de mettre en évidence les points d’accord et de désaccord entre l’opinion majoritaire et les opinions dissidentes.
A) DISSIDENCE DE LA JUGE CÔTÉ
La juge Côté est d’accord avec les juges majoritaires en ce qui concerne la formulation de la théorie de l’intérêt national du pouvoir POBG[132], mais conclut que la LTPGES ne s’inscrit pas dans cette formulation en raison de l’étendue du pouvoir discrétionnaire que la loi accorde au gouverneur en conseil, ce qui entraîne l’absence de toute limite significative au pouvoir de l’exécutif. De plus, elle estime que ces vastes pouvoirs discrétionnaires de façon indépendante « violent la Loi constitutionnelle de 1867 ainsi que les principes constitutionnels fondamentaux de la souveraineté parlementaire, de la primauté du droit et de la séparation des pouvoirs[133] ».
Pour la juge Côté, l’essence de la question est que les normes nationales minimales envisagées par la LTPGES sont établies par le pouvoir exécutif et non explicitement dans la LTPGES elle-même[134], et que la Partie II de la LTPGES « confère le pouvoir à l’exécutif d’établir, non pas des normes nationales minimales, mais plutôt des normes variables et incohérentes par industrie[135]. » La juge Côté conclut que les règlements pris en vertu de la Loi pourraient « imposer des limites si strictes aux industries des combustibles fossiles ou de la potasse, deux grandes émettrices de GES, que ces industries en seraient décimées[136] ». Comme il a été mentionné précédemment, la Partie II de la LTPGES établit des normes fondées sur le rendement au niveau industriel, de sorte que l’imposition de ces politiques pourrait avoir des répercussions différentes dans l’ensemble des industries. Toutefois, la Partie II garantit une norme de traitement qui ne serait pas plus désavantageuse que celle qui s’appliquerait à une redevance réglementaire sur toutes les émissions. Les normes de rendement de la Partie II correspondent à l’attribution de crédits d’émissions par unité de production, de sorte que la Partie II sert de mécanisme pour réduire les coûts pour les grands émetteurs par rapport à ce qui serait le cas s’ils étaient couverts seulement par la structure de redevance sur les combustibles de la Partie I.
La principale préoccupation de la juge Côté à l’égard du degré de pouvoir discrétionnaire accordé au Cabinet fédéral concerne les clauses dites « Henry VIII » de l’art. 168 de la Partie 1 et de l’art. 192 de la Partie II de la LTPGES. Une clause dite « Henry VIII » est une disposition législative qui permet à « l’exécutif de modifier, par règlements, la loi même qui autorise la prise des règlements[137]. » Les articles 168 et 192 de la LTPGES délèguent effectivement au gouverneur en conseil un vaste pouvoir d’ajuster une vaste gamme de paramètres qui définissent le fonctionnement de la redevance sur les combustibles ou du STFR. L’article 168 donne le pouvoir discrétionnaire de fixer les taux, la couverture, les redressements, l’assurance de la conformité et d’établir le régime de référence pour déterminer l’inscription des provinces à l’annexe aux fins de l’application du filet de sécurité. L’article 192 permet à l’exécutif de prendre des règlements pour le STFR, notamment des règlements définissant une installation assujettie, les contraintes en matière de rapports, les périodes de conformité et les délais de compensation, ainsi que la détermination de la quantité et la vérification des émissions. Ces pouvoirs font tous partie intégrante de la loi. Seul l’alinéa 192n) qui permet de prendre des règlements « prévoyant des frais d’utilisation » ne semble pas avoir de lien clair avec le régime législatif. La juge Côté souligne également le vaste pouvoir discrétionnaire conféré par les paragraphes 166(2-3) en ce qui concerne la redevance sur les combustibles dans la Partie I et en particulier le paragraphe 166(4) qui permet de prendre des règlements « relatifs au régime de redevance sur les combustibles ». Étant donné que cela s’applique « malgré les dispositions de la présente partie [Partie 1 de la LTPGES] », un tel règlement aura préséance, comme la juge Côté l’a souligné, en cas de dispositions incompatibles[138]. Il s’agit en effet d’une clause Henry VIII classique et, pour la juge Côté, de telles clauses « censées conférer à la branche exécutive le pouvoir d’annuler ou de modifier des lois du Parlement sont inconstitutionnelles[139] ».
Cette conclusion va à l’encontre d’un pouvoir élevé et de longue date[140]. Les vastes délégations de pouvoirs législatifs à l’exécutif sont des caractéristiques communes à la plupart, sinon à la totalité, des lois fédérales et provinciales sur l’environnement et les ressources naturelles au Canada[141].
En somme, bien que la juge Côté appuie la formulation des juges majoritaires de la théorie de l’intérêt national, elle estime quand même que la LTPGES est inconstitutionnelle en partie parce qu’elle ne cadre pas avec la matière de l’intérêt national telle qu’elle a été formulée et en partie en raison de ce qu’elle considère comme des pouvoirs discrétionnaires extraordinaires, conférés à l’exécutif. On peut déduire qu’elle aurait jugé que la LTPGES était valide en vertu de la théorie de l’intérêt national si le législateur avait été plus prescriptif en ce qui concerne les normes dans la loi elle-même (aussi difficile que cela puisse être du point de vue de la rédaction) plutôt que de déléguer cet impératif à l’exécutif.
B) DISSIDENCE DU JUGE BROWN
Bien que la juge Côté examine davantage la portée des pouvoirs de réglementation prévus dans la LTPGES, et que le juge Rowe (comme il en est question dans la prochaine section) s’intéresse davantage aux effets de la nature résiduelle du pouvoir POBG, ce dernier conteste toutes les principales conclusions des juges majoritaires, à l’exception de la décision de qualifier les redevances prévues aux parties 1 et 2 de la LTPGES comme des redevances réglementaires et non comme des taxes[142]. À la base, et comme nous l’expliquons plus en détail dans le commentaire qui suit, l’analyse du juge Brown minimise systématiquement la question des préjudices extraprovinciaux, tant de façon générale que dans les cas particuliers des GES.
Le juge Brown offre l’analyse la plus détaillée et la plus nuancée de la loi, en particulier en ce qui concerne les différences entre les parties 1 et 2 de la LTPGES, en soulignant qu’à son avis, la Partie 2 accorde au Cabinet fédéral une grande latitude pour examiner à fond les détails de la réglementation industrielle[143]. Il fait valoir que cela pourrait permettre au Cabinet fédéral de faire preuve de favoritisme, car cette latitude pourrait entraîner des différences importantes dans les prix moyens du carbone payés par différents secteurs industriels[144]. Exprimant ce point de vue, le juge Brown est tout à fait d’accord avec les commentaires du juge Rowe sur la possibilité d’examiner tout règlement d’application pour des motifs constitutionnels[145], ce qui l’amène également à comprendre les préoccupations de la juge Côté en ce qui concerne la portée du pouvoir de réglementation[146]. Ce qui est le plus important, cependant, c’est que les différences entre les parties 1 et 2 de la LTPGES ont finalement amené le juge Brown à insister pour que ces parties soient qualifiées séparément[147].
De l’avis du juge Brown, la qualification a pour objet de faciliter la classification d’une loi[148] et, à ce titre, il rejette non seulement la qualification générale de la LTPGES adoptée dans le Renvoi relatif à la LTPGES de l’Alberta en tant que loi relative à la réglementation des émissions de GES[149], mais aussi les qualifications plus étroites offertes par le Canada et la Colombie-Britannique et finalement approuvées par la majorité, c.-à-d. les normes nationales minimales de rigueur de la tarification des émissions de GES afin de les réduire[150]. Plus particulièrement, le juge Brown estime que l’inclusion de normes nationales minimales dans la qualification de lois est tout à fait inutile, qu’il s’agit d’un « artifice » qui « tranche dans les faits le conflit de compétence » dans la mesure où il court-circuite l’analyse « en décrivant les moyens comme quelque chose que seul le pouvoir législatif fédéral peut entreprendre[151] ». Le juge Brown est certes fondé d’affirmer que les provinces sont incapables d’appliquer des normes nationales minimales et que, par conséquent, la loi est qualifiée comme imposant des normes nationales minimales qui « tranche dans les faits le conflit de compétence[152] ». L’imposition de politiques nationales n’est toutefois pas le seul point d’ancrage de l’incapacité des provinces selon l’opinion majoritaire, et le juge Brown ne traite pas vraiment du rôle fondamental que jouent les préjudices extraprovinciaux dans l’analyse du juge en chef[153]. Le juge Brown aurait également conclu que les attributs de filet de sécurité de la loi n’étaient pas importants quant à son objet et à ses effets juridiques, même s’il les a qualifiées de caractéristiques fondamentales de la Loi[154]. Le juge Brown préfère qualifier la Partie 1 de la Loi comme étant axée sur « la réduction des émissions de GES au moyen de la hausse du coût des combustibles », et la Partie 2 comme étant axée sur « la réduction des émissions de GES au moyen de la tarification des émissions d’une manière qui fait une distinction entre les industries selon l’intensité des émissions et l’exposition aux échanges commerciaux[155]. »
Bien que les juges majoritaires aient pris immédiatement des mesures pour examiner la classification proposée par le Canada de la LTPGES sous l’angle du chef de compétence fédéral relatif au pouvoir POBG, les juges Brown et Rowe insistent en affirmant que cela est inapproprié compte tenu de la nature résiduelle du pouvoir POBG et qu’il était important de commencer par les chefs de compétence énumérés[156]. Après avoir éliminé la notion des normes nationales minimales de la qualification de la loi, le juge Brown conclut que les parties 1 et 2 de la LTPGES relevaient d’un ou de plusieurs chefs énumérés à l’article 92 ou à l’article 92A[157], car après tout, « toute l’économie de la Loi repose sur la prémisse selon laquelle les provinces ont compétence pour faire précisément ce que le Parlement a voulu faire dans la Loi — c’est-à-dire imposer la tarification du carbone au moyen d’un régime comparable[158] ».
N’empêche, s’il est vrai que les gouvernements provinciaux pourraient adopter des lois valides pour réglementer les émissions de gaz à effet de serre en vertu des chefs de compétence décrits par le juge Brown, son exposé omet plusieurs facteurs à considérer. Premièrement, les limites territoriales de la compétence provinciale empêchent les provinces d’établir des prix ou de réglementer autrement les sources de GES dans d’autres provinces. Deuxièmement, il omet toute considération significative de la théorie du double aspect qui a été appliquée dans d’autres affaires d’intérêt national. Par exemple, alors que les conditions de travail relèvent normalement de la compétence provinciale, le lien étroit entre ces conditions et la sûreté nucléaire entraîne des conditions de travail associées aux centrales nucléaires qui relèvent de la compétence fédérale (Ontario Hydro). De même, bien que le zonage et la propriété relèvent clairement de la compétence provinciale, les lois fédérales relatives à la région de la capitale nationale peuvent légitimement inclure le zonage et les restrictions aux droits de propriété (Munro). En somme, le fait que les lois relatives à la tarification du carbone puissent être classées sous un chef ou des chefs de compétence provinciaux n’établit pas que des lois semblables, adoptées dans une perspective fédérale à l’égard de la matière, peuvent être classées sous la théorie de l’intérêt national du pouvoir POBG.
Ayant classé la LTPGES sous un ou plusieurs chefs de compétence provinciaux, il n’était pas strictement nécessaire que le juge Brown évoque de nouveau le pouvoir POBG et la théorie de l’intérêt national, compte tenu de ses opinions sur la nature résiduelle du pouvoir POBG. Quoi qu’il en soit, le juge Brown a poursuivi en expliquant pourquoi, à son avis, la LTPGES ne pouvait être maintenue en vertu du pouvoir POBG. Encore une fois, le juge Brown s’est montré critique à l’endroit des effets de l’utilisation de l’expression « normes nationales minimales » dans la mesure où elle présupposait effectivement de l’idée d’un intérêt national et privait d’une grande partie de leur valeur des éléments du cadre actuel de l’arrêt Crown Zellerbach[159]. Il sous-entendait ainsi que les normes nationales doivent, par définition, être qualitativement différentes des préoccupations provinciales et, en même temps, ne pas relever de la compétence des provinces. Pour le juge Brown, la qualification de la loi de cette façon était un code de riche, permettant à la majorité d’en présumer le résultat.
Le juge Brown a reconnu qu’une description étroite de la matière qui est censée être d’intérêt national pourrait faciliter la conformité au cadre de l’arrêt Crown Zellerbach[160]. Il s’est toutefois montré clairement sceptique quant à l’idée qu’une matière d’intérêt national puisse être formulée de façon aussi étroite que le caractère véritable de la loi contestée (il s’est toutefois gardé d’affirmer que ce ne pourrait jamais être[161]). Mais dans ce cas, même si la matière d’intérêt national pouvait être limitée à la portée de la loi, elle devrait néanmoins être décrite en termes suffisamment larges pour englober les parties 1 et 2 de la LTPGES[162]. Pour le juge Brown, cela signifie que ladite matière d’intérêt national devrait être formulée de façon aussi large que « la réduction des émissions de GES[163] ».
Après avoir retiré toute référence aux normes nationales minimales et à la tarification du carbone de l’énoncé de la matière d’intérêt national, il est devenu beaucoup plus facile pour le juge Brown de conclure que la loi n’était pas à la hauteur du cadre de l’arrêt Crown Zellerbach. Le juge Brown a donné trois raisons à cette conclusion. Premièrement, une telle matière ne pourrait pas satisfaire au critère de la particularité en ce sens qu’il s’agit d’une question distincte des questions relevant de la compétence provinciale en vertu de l’article 92[164]. Pour le juge Brown, comme il a été mentionné ci-dessus, ce point a été confirmé par le caractère de filet de sécurité de la loi[165]. La théorie du double aspect ne pouvait pas conférer de compétence au Parlement fédéral lorsqu’il n’y en avait pas, et cette compétence ne pouvait pas non plus être conférée simplement en invoquant des normes nationales minimales[166]. Deuxièmement, la matière ne pouvait pas satisfaire au critère de l’indivisibilité puisque, de par leur nature, les émissions de GES sont divisibles par source et, par conséquent, par la géographie et les limites de compétence[167]. Le fait que les émissions puissent avoir des effets extraprovinciaux était loin d’être concluant et ne rend pas la question indivisible[168]. Le juge Brown nous rappelle qu’en vertu du critère de l’arrêt Crown Zellerbach, l’incapacité provinciale est un indice de la singularité et de l’indivisibilité, et non une preuve de l’une ou de l’autre[169]. Enfin, le juge Brown était d’avis que « Même si la réduction des émissions de GES était un domaine de compétence unique et indivisible, son impact sur la compétence provinciale serait d’une ampleur complètement incompatible avec le partage des compétences[170] ». Le juge Brown en est arrivé à cette conclusion en se fondant sur le fait que la LTPGES ne se limitait pas simplement à ce que les personnes payent certaines sommes et qu’elle aurait des effets profonds sur le comportement. Le fait qu’une loi sur un filet de sécurité fondée sur un intérêt national serait beaucoup moins invasive qu’une loi fédérale fondée sur le pouvoir de taxation ou le pouvoir en matière de droit pénal n’était pas pertinent :
… leur sphère de compétence, les législatures provinciales sont souveraines, et cette souveraineté suggère le pouvoir provincial d’agir — ou de ne pas agir — comme elles le jugent approprié, et non pourvu qu’elles le fassent d’une manière qui serait approuvée par le Cabinet fédéral… L’idée même de reconnaître la compétence fédérale d’adopter par voie législative des « normes nationales minimales » concernant des matières qui relèvent de la compétence provinciale a un effet corrosif sur le fédéralisme canadien[171].
C) DISSIDENCE DU JUGE ROWE
Le juge Rowe adopte les motifs du juge Brown pour conclure que la LTPGES est ultra vires en totalité[172], mais il ajoute ses propres raisons à cette conclusion[173]. Il ajoute également quelques observations sur la façon dont la Cour pourrait, dans une affaire future, examiner la validité constitutionnelle de tout règlement pris en vertu des dispositions de la LTPGES[174]. À l’exception de cette discussion sur les pouvoirs de réglementation en vertu de la Loi, la dissidence du juge Rowe porte entièrement sur le pouvoir d’intérêt national, qu’il met en contexte dans sa vision du fédéralisme canadien. Ainsi, il n’a rien à dire au sujet de la qualification de la loi, si ce n’est qu’il souscrit de façon générale au point de vue du juge Brown[175].
La vision du fédéralisme du juge Rowe privilégie un certain type d’autonomie provinciale et célèbre la différence et la possibilité d’agir différemment[176]. À l’instar du juge Brown, cela l’amène à une vision forte (mais probablement mal équilibrée) de la souveraineté provinciale[177], qui permet aux provinces de « porter atteinte à des intérêts extraprovinciaux si elles agissent dans leur sphère de compétence[178] », sans reconnaître que de telles atteintes doivent également diminuer la souveraineté de la ou des provinces touchées. Cette vision du fédéralisme explique pourquoi le juge Rowe met l’accent sur la nature résiduelle du pouvoir POBG et, plus précisément, sur le chef de compétence fédéral relatif au pouvoir POBG[179]. Selon le juge Rowe, cela semble être la principale différence entre son opinion et celle des juges majoritaires. À son avis, le libellé du pouvoir POBG à l’art. 91 (« ne tombant pas dans les catégories ») est tel qu’à l’étape de la qualification, il faut d’abord examiner les pouvoirs provinciaux et les chefs de compétence fédéraux avant d’examiner les pouvoirs généraux[180]. Il fait la comparaison avec l’approche adoptée par le juge en chef, qui considère le POBG comme une source principale de la compétence pouvant être déclenchée ou générée par l’invocation de « normes nationales minimales ». De l’avis du juge Rowe, « [i]l ne s’agit pas là d’un pouvoir résiduel. C’est plutôt l’antithèse d’un tel pouvoir, car celui-ci aurait pour effet d’empiéter sur la compétence confiée aux provinces[181]. » En effet, comme le juge Brown, le juge Rowe estime que toute l’idée d’un pouvoir d’intérêt national fondé sur des normes nationales minimales est contraire à la version canadienne du fédéralisme. À son avis, un tel pouvoir nie l’autonomie des provinces et équivaut à une vision de fédéralisme de surveillance parce que « lorsque les provinces deviennent des entités subordonnées, la nation n’est plus une nation de nature fédérale. Autrement dit, le fédéralisme de supervision n’est aucunement du fédéralisme[182]. » Ainsi, bien que la théorie du double aspect puisse encore permettre à une province de légiférer en ce qui concerne certains aspects de la gestion du carbone, le pouvoir prépondérant du fédéral mine effectivement l’autonomie provinciale si la Cour adopte une vision large de l’intérêt national[183].
En fin de compte, l’analyse de l’intérêt national du juge Rowe demeure fermement ancrée dans l’énonciation du juge LeDain du critère pertinent dans l’arrêt Crown Zellerbach, et il a pris la peine d’insister sur le fait que le seuil pour chacun des indices de LeDain était élevé. L’importance de la matière n’est pas pertinente[184], et une matière ne saurait obtenir le statut d’intérêt national simplement parce qu’elle a fait l’objet d’un ou de plusieurs accords internationaux qui seraient incompatibles avec l’Affaire des relations du travail[185]. Pour le juge Rowe, la particularité de la matière ne dépend pas seulement de la nature particulière des gaz en question[186], mais exige également que le gouvernement fédéral démontre en quoi la matière en cause est « distincte de celles relevant des chefs de compétence énumérés à l’art. 92[187]. » Mais l’exigence de particularité « est intrinsèquement incompatible avec la nature de la Loi[188]. » Pour ce qui est de l’unicité et de l’indivisibilité, le juge Rowe semble avoir été d’avis que la tarification du carbone, tout comme « l’environnement », représentait un amalgame qui pouvait être partagé entre les gouvernements fédéral et provinciaux et n’avait pas une « unicité » qui exigeait l’exclusivité de la compétence fédérale[189]. Enfin, en ce qui concerne l’incapacité des provinces et les effets extraprovinciaux, comme il a déjà été mentionné, les opinions bien arrêtées du juge Rowe sur la souveraineté provinciale l’ont amené à penser que les effets extraprovinciaux, bien que pertinents, ne seraient pas un facteur déterminant de l’incapacité de la province, pas plus que le simple risque de non-coopération[190]. Cela étant dit, il est difficile d’obtenir une lecture, à partir de son jugement, de ce que le juge Rowe considérerait comme suffisant pour répondre au critère de l’incapacité provinciale.
En ce qui concerne les vastes pouvoirs de réglementation prévus aux parties 1 et 2 de la Loi, la principale différence entre le juge Rowe et le juge en chef concernait la question de savoir s’il était approprié de formuler des commentaires abondants sur les règlements de mise en œuvre de la Loi, étant donné qu’ils ne faisaient pas l’objet de procédures devant les tribunaux. Pour la majorité, il suffisait d’observer que de tels règlements pourraient se prêter à un examen au motif de leur constitutionnalité. Le juge Rowe est allé beaucoup plus loin[191]. Plus particulièrement, il s’est dit préoccupé par le fait que l’étendue des pouvoirs de réglementation en vertu de la Loi crée des possibilités de favoritisme et de réglementation pour des motifs qui n’ont rien à voir avec l’efficacité de l’établissement des prix des GES[192]. Le juge Rowe s’est également dit préoccupé par le manque de transparence habituellement associé à la prise de règlements[193]. À notre avis, ces commentaires représentent une rupture importante avec la réticence traditionnelle (et appropriée) des tribunaux à formuler des commentaires sur des questions dont ils ne sont pas saisis. De plus, au lieu d’offrir à l’exécutif le bénéfice de la présomption que l’exécutif exercera ses pouvoirs conformément à la loi, le juge Rowe attire l’attention sur la possibilité que ce ne soit pas le cas et que l’exécutif puisse exercer ces pouvoirs à des fins extrinsèques et préférentielles. De plus, même si le juge Rowe fait remarquer que certains pouvoirs de réglementation peuvent ne pas susciter beaucoup de transparence, il n’est pas sans savoir que les règlements pris en vertu de la LTPGES exigeront la préparation d’un résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR) qui sera publié dans la Gazette du Canada[194].
V. COMMENTAIRES ET ANALYSE
A) CARACTÈRE VÉRITABLE ET MATIÈRE D’INTÉRÊT NATIONAL : ÉTROIT OU LARGE?
Comme notre examen le démontre, il existe des différences importantes dans la façon dont les juges majoritaires et les juges dissidents perçoivent l’étendue de l’objet de la loi et l’objet d’intérêt national. Bien qu’il s’agisse, en droit, de questions distinctes, les juges majoritaires et les juges dissidents s’alignent sur les deux questions. Autrement dit, bien que les juges majoritaires soient toujours en faveur d’une vision étroite du caractère véritable de la LTPGES et de la matière d’intérêt national alléguée, les juges dissidents ont une vision plus large ou plus souple du caractère véritable et de l’intérêt national.
Le tableau suivant résume les principales positions :
Partie 2 : la réduction des émissions de GES au moyen de la tarification des émissions d’une manière qui fait une distinction entre les industries en fonction de l’intensité des émissions et de l’exposition aux échanges commerciaux[200].
Il en va de même pour le discours judiciaire sur la portée de la loi elle-même. Alors que les juges majoritaires estiment que le gouvernement fédéral a droit à la présomption habituelle selon laquelle il n’adoptera des règlements que dans le cadre des quatre pouvoirs contenus de la loi (et minimise dans une certaine mesure les pouvoirs discrétionnaires associés au régime du STFR), les juges Brown et Rowe estiment que la portée des pouvoirs de réglementation prévus dans la LTPGES crée un risque d’abus. À notre avis, ce risque est surévalué et, bien que nous reconnaissions que le juge Brown offre, à bien des égards, l’exposé le plus clair de la LTPGES, il exagère également la portée du pouvoir discrétionnaire accordé à l’exécutif fédéral. Ainsi, bien que le STFR accorde des pouvoirs discrétionnaires qui influeront sur le prix moyen que différents secteurs de l’industrie paieront pour leurs émissions de carbone, tous sont assujettis au même prix marginal et ont donc un incitatif semblable à réduire les émissions[204]. De plus, dans la mesure où la Partie II porte sur la politique industrielle, elle le fait en réduisant davantage les coûts totaux pour certaines industries et installations que pour d’autres. Le pouvoir discrétionnaire réglementaire est implicitement limité par le fait que le traitement le plus défavorable pour toute installation assujettie à la Partie II de la LTPGES serait de recevoir le même traitement que celui des installations assujetties à la Partie I, c’est-à-dire que la redevance réglementaire s’appliquerait à toutes les émissions.
Les juges dissidents, en particulier le juge Brown, ont une vision plus large du caractère véritable de la loi et de la matière d’intérêt national. Il devient ainsi plus facile de conclure que la loi est inconstitutionnelle parce que l’élargissement de la compétence fédérale permet une ingérence accrue et, de l’avis du juge Brown, à un degré inacceptable dans l’autonomie des provinces.
B) LE RÔLE DES NORMES NATIONALES MINIMALES
Comme le montre notre résumé de l’opinion majoritaire et des opinions dissidentes, le rôle du concept de normes nationales minimales est l’une des principales lignes de démarcation entre l’opinion majoritaire et l’opinion du juge Brown (le juge Rowe étant d’accord sur ces questions). L’utilisation de l’expression « normes nationales minimales » dans le cadre de la qualification de la LTPGES a d’abord été mentionnée dans l’opinion du juge Richards de la Cour d’appel de la Saskatchewan dans le Renvoi relatif à la LTPGES de la Saskatchewan[205]. Les juges majoritaires et le Renvoi relatif à la LTPGES de l’Ontario ont adopté cette qualification avec de légères modifications, et le juge en chef Wagner a adopté ce cadre en précisant à la fois la matière d’intérêt national et le caractère véritable de la LTPGES[206]. À notre avis, le terme « normes » est à la fois inexact et inapproprié. Il est inexact parce que le projet de loi vise à assurer la tarification des émissions plutôt qu’à établir des normes. Et il est inapproprié parce qu’il laisse entendre que l’autorité de surveillance fédérale est plus intrusive que ce n’est le cas en réalité.
La jurisprudence sur la théorie de l’intérêt national du pouvoir POBG reflète une préoccupation de longue date selon laquelle le Parlement fédéral ne devrait pas pouvoir prendre en charge des domaines de compétence provinciale simplement en établissant des normes nationales dans les lois fédérales. Par exemple, dans l’affaire Board of Commerce, le vicomte Haldane a soutenu que « même s’il peut sembler important pour le Parlement du Canada qu’une telle politique… elle devrait être généralisée à l’échelle du Canada » [traduction], un désir d’uniformité nationale n’était pas suffisant pour établir la compétence fédérale[207]. Une préoccupation générale à l’échelle du pays ne constituait pas non plus une base suffisante pour invoquer l’autorité fédérale. Le juge en chef Duff a amplifié les ramifications de la décision dans l’affaire Board of Commerce lorsqu’il a soutenu dans Re : Natural Products Marketing que « personne n’a nié l’existence du mal [abordé par la législation dans Board of Commerce]. Personne n’a nié que c’était généralisé partout au Canada. Personne n’a nié l’importance de le supprimer[208]» [traduction]. Il était donc important que les juges majoritaires dans cette affaire établissent qu’il y avait des points d’ancrage appropriés pour la compétence fédérale au-delà du simple désir d’une politique nationale coordonnée de la part du Parlement.
La majorité le fait en insistant sur la différence qualitative entre les règles de tarification du carbone en général et les règles établissant des niveaux minimums ou la rigueur de la tarification du carbone[209] et en insistant sur les effets extraprovinciaux importants des émissions de GES[210]. Mais ce faisant, les juges majoritaires reconnaissent également qu’il existe des points d’ancrage importants pour une législation provinciale valide en matière d’émissions de GES[211]. Il est donc clair que les juges majoritaires s’appuient fortement sur l’application de la théorie du double aspect dans le contexte du pouvoir POBG pour minimiser le degré d’intrusion du gouvernement fédéral dans les compétences des provinces[212]. La théorie du double aspect fournit également le fondement nécessaire à la nature de filet de sécurité de la LTPGES, qui offre un autre moyen important de réduire au minimum l’intrusion fédérale. Comme le font remarquer les juges majoritaires, le fait que la redevance réglementaire ne s’applique que lorsque les politiques provinciales ne sont pas suffisamment rigoureuses garantit que « la LTPGES ne constitue pas un système unifié national général[213] ».
Bien qu’une application générale de la théorie du double aspect devrait servir à protéger l’autonomie des provinces, il est important d’aborder deux questions supplémentaires. Premièrement, comme on l’a déjà mentionné, le jugement des juges majoritaires comporte quelques exemples où le juge en chef semble laisser entendre que la prescription de normes nationales pourrait rendre invalides ou inopérantes certaines formes de lois provinciales :
À notre avis, chacun de ces énoncés va trop loin et sert à étayer les affirmations selon lesquelles la reconnaissance d’une nouvelle matière d’intérêt national nuira considérablement à l’autonomie des provinces. Nous affirmons que ces énoncés vont trop loin parce qu’ils ne découlent tout simplement pas de l’application de la théorie du double aspect ou des conditions de la LTPGES. Nous pouvons les examiner un à la fois.
Tous ces passages alimentent les opinions dissidentes des juges Brown et Rowe qui, comme il a été mentionné précédemment, mettent l’accent à la fois sur l’effet concluant de l’étiquette des normes nationales et sur ce que les juges dissidents qualifient comme étant les effets étendus de ces normes sur le plan de la surveillance. Par exemple, le juge Brown écrit que « les provinces peuvent exercer leur compétence comme elles le veulent, tant qu’elles le font d’une manière qui convient également au Cabinet fédéral[217] » et que « les provinces peuvent adopter des lois [en matière de tarification des émissions] seulement lorsque celles-ci respectent les critères établis unilatéralement par le gouvernement fédéral[218] ». De même, le juge Rowe estime que la loi fédérale sert à « superviser les provinces dans l’exercice de leur compétence[219] ». Cependant, tout comme notre analyse détaillée des trois passages du jugement rendu à la majorité, il peut être démontré que chacun de ces énoncés exagère considérablement l’effet de surveillance ou même de coercition de la LTPGES.
En somme, il est incompatible avec notre système fédéral de laisser entendre que la législation fédérale peut restreindre la portée de la compétence législative des provinces. Le degré de surveillance fédérale imposé par la LTPGES est en fait très limité puisque, comme les juges dissidents le reconnaissent, les provinces pourront toujours légiférer en ce qui concerne les émissions de GES, y compris la tarification de ces gaz. Il y a une seule chose que les provinces ne peuvent pas faire par suite de cette décision : elles ne peuvent empêcher le gouvernement fédéral d’imposer des redevances réglementaires sur les émissions de GES dans leur province dans la mesure où elles n’ont pas elles-mêmes imposé des redevances suffisamment rigoureuses sur ces émissions. La LTPGES n’impose pas de normes minimales aux politiques provinciales de tarification des émissions; elle prévoit l’application conditionnelle d’une redevance réglementaire fédérale sur les émissions de GES lorsqu’une province ou un territoire ne prend pas de dispositions pour imposer une tarification du carbone à la grandeur de l’économie dont la rigueur atteint le niveau de référence fédéral prévu dans les règlements pris en vertu de la LTPGES.
Le deuxième point que nous devons aborder dans le cadre du double aspect est le rôle de la prépondérance fédérale. La prépondérance fédérale est déclenchée dans deux situations, soit le conflit opérationnel et l’entrave à la réalisation de l’objet[220], mais ni l’une ni l’autre ne sera probablement déclenchée dans le contexte de la LTPGES, car elle constitue essentiellement un filet de sécurité. Rien dans la LTPGES n’empêche une province ou un territoire d’établir des dispositions plus ambitieuses en matière de tarification du carbone. Et bien qu’un régime provincial jugé insuffisamment rigoureux puisse déclencher l’imposition de redevances réglementaires fédérales, il n’y aura pas de conflit direct ni d’entrave à la réalisation de l’objet. La tarification des émissions est telle qu’il sera toujours possible de se conformer aux régimes fédéral et provinciaux en exigeant simplement, pour reprendre les mots du juge en chef Wagner, « que les personnes payent certaines sommes[221] ». Bien qu’il soit vrai, en principe, que la théorie de la prépondérance fédérale puisse avoir un certain effet de surveillance supplémentaire, il est difficile de penser à un exemple pratique de conflit opérationnel, car aucune province n’a à la fois omis d’établir son propre régime de tarification du carbone et prétendu interdire le paiement d’une redevance fédérale au titre de la tarification du carbone ou tenté autrement de rendre nul l’obligation de verser des redevances réglementaires fédérales.
Une analogie avec l’impôt sur le revenu peut servir d’exemple. Un gouvernement provincial a le pouvoir d’exempter des entités de l’impôt provincial sur le revenu, mais il ne peut empêcher la perception d’impôts fédéraux valides sur le revenu sur son territoire, car cela entraînerait nécessairement un conflit opérationnel qui déclencherait la prépondérance fédérale. L’impôt fédéral et l’impôt provincial sur le revenu peuvent également s’appliquer simultanément sans obstacle à la conformité conjointe. Toutefois, il est peu probable qu’un tribunal choisisse de considérer l’impôt fédéral sur le revenu comme imposant des normes nationales minimales d’imposition du revenu.
C) INCAPACITÉ DES PROVINCES ET EFFETS EXTRAPROVINCIAUX
Un troisième point de désaccord important entre le juge en chef et les juges Brown et Rowe a trait à la signification et au rôle du critère d’incapacité des provinces et à la question de savoir s’il est respecté en l’espèce. Il n’est pas surprenant que chaque partie revendique la fidélité au cadre Crown Zellerbach et accuse l’autre d’en dévier. Il n’est peut-être pas surprenant non plus que la vérité se situe quelque part entre les deux, bien qu’à notre avis et comme nous l’expliquons plus loin, elle se situe plus près de l’angle adopté par le juge en chef.
Pour revenir aux premiers principes, l’arrêt Crown Zellerbach a décrit l’incapacité des provinces comme suit :
Pour décider si une matière atteint le degré requis d’unicité, de particularité et d’indivisibilité qui la distingue clairement des matières d’intérêt provincial, il est utile d’examiner quel effet aurait sur les intérêts extraprovinciaux l’omission d’une province de s’occuper efficacement du contrôle ou de la réglementation des aspects intraprovinciaux de cette matière[222].
Au risque d’énoncer une évidence, ce critère porte très clairement sur les préjudices extraprovinciaux découlant de l’inaction d’une province. En l’associant à l’examen de « l’unicité, de la particularité et de l’indivisibilité », toutefois, le juge LeDain a rejeté un rôle déterministe pour l’incapacité des provinces. En effet, l’incapacité provinciale ne devait être qu’un facteur, ou un indice, parmi un nombre indéterminé de facteurs.
Comme il est résumé à la Partie III, le juge en chef aborde l’incapacité provinciale comme l’un des deux principes (l’autre étant la différence qualitative) qui éclairent l’examen de « l’unicité, de la particularité et de l’indivisibilité », qui, l’observe-t-il à juste titre « ne constitue pas un critère juridique aisément applicable à sa simple lecture[223] ». S’appuyant sur l’arrêt Crown Zellerbach et les récents développements en ce qui concerne le pouvoir de légiférer sur le trafic et le commerce, l’incapacité provinciale comporte maintenant trois éléments : (1) les provinces doivent être conjointement ou individuellement incapables, au sens constitutionnel du terme, de promulguer la loi; (2) le refus d’une ou de plusieurs provinces compromettrait le fonctionnement du régime législatif dans d’autres régions du pays et (3) le refus de traiter de l’objet de la législation doit entraîner de graves conséquences extraprovinciales. Bien qu’il s’agisse clairement d’une élaboration, ces trois éléments peuvent tous être rattachés raisonnablement au critère énoncé dans Crown Zellerbach, qui reconnaissait que chaque province peut avoir compétence sur un certain aspect de la question (les « aspects intraprovinciaux »), mais pas sur l’ensemble (les « intérêts extraprovinciaux ») (1er élément), et que ceux-ci peuvent être inextricablement liés (2e élément) de sorte que le refus d’une province d’exercer sa compétence sur le premier a des conséquences sur le deuxième (3e élément).
Le juge Brown rejette l’approche du juge en chef à l’égard de l’incapacité provinciale, qu’il décrit comme une dilution du critère établi dans l’arrêt Crown Zellerbach[224]. Lui et le juge Rowe s’opposent tous deux à la position apparemment renforcée de la province dans l’analyse globale de l’intérêt national, nous rappelant à plusieurs reprises que l’incapacité provinciale n’était qu’un indicateur de l’unicité, de la particularité et de l’indivisibilité dans l’arrêt Crown Zellerbach[225]. À cet égard, les juges Brown et Rowe ont clairement raison, bien que l’approche du juge en chef satisfasse également à cette exigence sur le plan technique (comme l’un des deux principes guidant cet examen).
Quant à la formulation du critère, le juge Brown se désole « que les juges majoritaires ne semblent pas se rendre compte que les effets extraprovinciaux doivent être tels que la totalité ou une partie de la matière excède la portée de la compétence législative que confère l’art. 92 aux provinces pour traiter de la question, que ce soit indépendamment ou de concert[226]. » Pour le juge Brown, la somme des parties provinciales est égale au tout fédéral, une perspective qu’il exprime plus clairement dans un passage antérieur de son jugement dissident : « D’où l’impossibilité constitutionnelle de concevoir la Loi comme un « backstop » : si les provinces ont compétence pour faire ce que fait la Loi — et, je le répète, c’est la prémisse même de l’économie de la Loi — alors la Loi ne saurait être constitutionnelle au titre du volet intérêt national du pouvoir POBG[227]. » Cependant, c’est tout à fait inexact : les provinces n’ont pas compétence pour faire tout ce que fait la LTPGES parce qu’aucune province n’a compétence pour réglementer les émissions de GES d’une autre province. Comme l’a expliqué le procureur général de la Colombie-Britannique, « l’incapacité n’est pas celle de l’administration émettrice, mais bien celle des administrations qui subissent les effets de ces émissions[228] » [traduction]. Comme l’a fait remarquer le juge en chef, cette question est au cœur de la LTPGES, car « cette matière habiliterait le gouvernement fédéral à accomplir uniquement ce que les provinces ne peuvent pas faire pour se protéger contre ces graves dommages, rien de plus[229] ».
Le juge Brown s’oppose également à l’ajout du troisième critère, le « préjudice extraprovincial grave », car il constitue une norme « péremptoire, quasi inutilement subjective et susceptible de changer[230] ». Nous convenons que des qualificatifs comme « grave » ou « important » ajoutent une certaine subjectivité à l’exercice, mais il semble assez clair que l’intention ici est de décourager l’invocation aveugle du volet de l’intérêt national et qu’un tel qualificatif fournit au moins une base intelligible pour le débat[231]. La préoccupation du juge Brown pour la subjectivité est également difficile à concilier avec son dédain pour le critère de l’incapacité provinciale qui, à la suite de la décision de la Cour suprême dans l’affaire Hydro-Québec, a été défendu pour établir [traduction] « une norme objective et normative attrayante pour la coordination des initiatives fédérales et provinciales[232] ». Il est à tout le moins douteux que l’approche du juge Brown, qui équivaut à une incapacité provinciale et à « autre chose », soit moins subjective[233].
Les juges majoritaires et les juges dissidents ne s’entendent pas non plus sur l’importance, ou la gravité, du tort que peut causer une province, qui n’arrive pas à atténuer ses propres émissions de GES, sur les autres provinces. En se fondant sur le dossier qui lui a été présenté, le juge en chef voit un lien direct et de plus en plus sinistre entre un tel échec et l’incapacité du Canada de respecter ses engagements internationaux et ses effets nuisibles sur les efforts mondiaux de lutte contre les changements climatiques[234]. Le juge Brown, pour sa part, souscrit au raisonnement des juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta selon lequel aucun « préjudice mesurable » ne pourrait être lié au fait qu’une province n’a pas limité ses émissions[235]. On peut en déduire de même pour le juge Rowe, qui commence par la proposition quelque peu renversante selon laquelle certains effets extraprovinciaux doivent être compatibles avec la compétence provinciale :
De toute évidence, certains effets extraprovinciaux sont compatibles avec la compétence provinciale, étant donné que, suivant la structure fédérale, les provinces peuvent porter atteinte à des intérêts extraprovinciaux si elles agissent dans leur sphère de compétence … Si le caractère véritable d’une loi provinciale relève des catégories de sujets assignés aux provinces, les effets extraprovinciaux accessoires de la loi sont sans pertinence quant à sa validité … Vu la possibilité que la compétence provinciale soit écartée, les tribunaux devraient disposer [traduction] « d’éléments de preuve empiriques solides » pour conclure que les effets extraprovinciaux sont tels que la matière dépasse la capacité des provinces de s’en occuper seules ou de concert…[236]
Bien entendu, la constitutionnalité des lois provinciales n’était pas en cause dans les renvois relatifs à la LTPGES, et même si elle l’avait été, cela ne raconte qu’une partie de l’histoire. Bien qu’il soit vrai que, conformément à la théorie actuelle (voir Colombie-Britannique c Imperial Tobacco Canada Ltée), les lois provinciales ne peuvent être annulées en raison d’effets accessoires extraprovinciaux (abstraction faite, pour le moment, de la question de savoir si ces effets sont en effet qu’accessoires), cela ne signifie pas pour autant que ces effets sont légaux[237]. La décision de la Cour suprême dans Interprovincial Co-operatives est peut-être la plus connue pour avoir statué qu’une province ne peut pas modifier les droits légaux d’une entreprise dans une autre province, mais une majorité des juges de la Cour suprême a également statué que les provinces ne peuvent pas laisser courir des préjudices au-delà de leurs frontières[238]. L’Alberta a concédé ce point dans son mémoire supplémentaire lorsqu’elle a tenté de distinguer les émissions de GES des « mesures provinciales ayant un impact immédiat et tangible sur les autres provinces, comme les déchets toxiques qui circulent directement d’une province à l’autre[239] » [traduction].
Il s’agit essentiellement de la situation entre les États-nations, où les gouvernements nationaux ont recours à des litiges et aux principes du droit international de l’environnement, y compris l’interdiction des dommages environnementaux transfrontaliers importants[240]. Dans cette optique, la question est de savoir si le respect de l’autonomie provinciale — telle qu’elle est envisagée par les juges Brown et Rowe — exige que la Colombie-Britannique (ou peut-être l’une de ses municipalités) poursuive l’Alberta ou des membres de son secteur pétrolier et gazier pour des dommages liés aux changements climatiques[241] ou si le fédéralisme canadien peut s’accommoder d’une « solution législative », auquel cas « le Parlement est la seule tribune compétente pour soupeser les intérêts provinciaux concurrents et prendre une décision stratégique fondée sur une perception de ce qui sera dans l’intérêt du bien-être national[242] » [traduction].
À notre avis, les désaccords des juges majoritaires et dissidents au sujet de l’incapacité des provinces peuvent en fin de compte être attribuables à des visions concurrentes du fédéralisme — en fait, les juges Brown et Rowe le reconnaissent. Pour le juge Brown, un rôle renforcé pour l’incapacité provinciale signifie l’adoption d’une « vision centralisée » du fédéralisme canadien[243]. Le juge Brown affirme plutôt audacieusement qu’« [a]ucune province, et pas même le Parlement lui-même, n’a accepté — ni même envisagé — l’une de ces caractéristiques[244] », tandis que le juge Rowe conclut que ces répercussions « modifient de façon permanente le pacte confédératif[245] ». Le juge en chef, pour sa part, ne se prononce pas vraiment à ce sujet, sauf peut-être dans un rappel subtil que « les tribunaux sont chargés, en qualité d’arbitres impartiaux, de résoudre les conflits de compétence concernant la délimitation des frontières entre les pouvoirs du fédéral et ceux des provinces au regard du principe du fédéralisme[246]. »
Nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que les juges Brown et Rowe semblent considérer l’autonomie provinciale comme quelque chose qui ne peut être altéré que par le gouvernement fédéral plutôt que par les effets de l’action ou de l’inaction d’une province sur une autre. Cette même omission se reflète dans l’opinion majoritaire de la Cour d’appel de l’Alberta, comme l’a souligné le procureur général de la Colombie-Britannique[247].
La possibilité d’une action ou d’une inaction unilatérale est une autre lacune dans le raisonnement des juges Brown et Rowe. Ils semblent être d’avis que les provinces devraient avoir le droit unilatéral d’établir un équilibre entre les préoccupations environnementales et la durabilité économique, même lorsqu’il est très clair, tant sur le plan conceptuel que du point de vue du dossier dont la Cour est saisie, que ces intérêts concurrents ne sont pas situés en entier dans une même province. Cela, à son tour, peut avoir des effets incitatifs profonds et facilement prévisibles ou dissuasifs. Comme l’a fait remarquer Ruth Sullivan il y a près de trente ans, dans de telles situations « la meilleure solution pour chacune [des provinces] sera probablement de sacrifier les intérêts de l’autre[248] » [traduction]. Les émissions de GES et leurs effets, sous forme de changements climatiques, sont diffus et transcendent non seulement les frontières provinciales, mais aussi les frontières internationales[249]. La prépondérance des avantages de l’exploitation des ressources (c.-à-d. les emplois, les redevances et d’autres taxes) demeure, d’autre part, dans chaque province (reconnaissant que le gouvernement fédéral profite également des revenus et des taxes générés par cette exploitation). Essentiellement, lorsque l’Alberta ou la Saskatchewan tiennent compte du rythme et de l’ampleur de l’exploitation pétrolière et gazière, elles ne tiennent compte que d’une partie des avantages par rapport aux coûts environnementaux. Les autres inconvénients sont essentiellement des externalités, qui faussent de façon prévisible l’analyse de l’équilibre — comme l’indique clairement le dossier dont la Cour est saisie dans le présent Renvoi[250].
D) LE RÔLE DES TRIBUNAUX NATIONAUX DANS LA LUTTE CONTRE LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES MONDIAUX
Partout dans le monde, les tribunaux nationaux sont de plus en plus appelés à trancher des différends liés aux changements climatiques. La réponse de certains tribunaux, surtout aux États-Unis, a récemment été décrite comme une forme de « nihilisme judiciaire », où la complexité et l’échelle mondiale du défi servent à excuser l’inaction nationale[251]. Cette approche est implicite dans l’approche des juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta sur la question du préjudice extraprovincial[252].
Le problème, comme l’a souligné le juge en chef, est que « suivant la logique qui sous-tend cet argument, on pourrait appliquer ce raisonnement à l’égard de toute source individuelle d’émissions, où qu’elle soit, cet argument ne saurait être retenu[253] ». En rejetant cette approche, le juge en chef rattache très explicitement son jugement à d’autres jugements récents et reconnus à l’échelle internationale sur les changements climatiques[254].
À notre avis, l’approche du juge en chef est nettement préférable au haussement d’épaules des juges dissidents et de la majorité de la Cour d’appel de l’Alberta. Elle aura également une incidence sur le déroulement des litiges actuels et futurs sur le climat au Canada, au-delà des affaires concernant la répartition des compétences et même du droit public lui-même. Par exemple, dans Mathur v Ontario, la juge Carole Brown a commencé son jugement en citant l’opinion majoritaire dans le Renvoi relatif à la LTPGES de l’Ontario pour souligner que « les changements climatiques mondiaux ont bel et bien lieu et les activités humaines en sont la cause principale[255] » [traduction]. L’opinion de la Cour suprême dans ce renvoi a été citée de la même façon peu après sa publication. Dans l’affaire Flying Squad, la compagnie requérante a obtenu une injonction interdisant les barrages routiers visant à faire obstacle à ses activités forestières sur l’île de Vancouver[256]. Le juge Verhoeven s’est toutefois donné la peine de reconnaître et de valider les préoccupations de Flying Squad :
Les manifestants expriment avec passion des préoccupations sérieuses par rapport à l’environnement. Il ne fait aucun doute que les changements climatiques sont réels et représentent une grave menace pour l’avenir de l’humanité. La Cour suprême du Canada l’a en effet affirmé il y a quelques jours à peine. Mais comme je l’ai dit, l’effet de l’exploitation forestière de peuplement vieux sur les changements climatiques et la biodiversité n’est pas l’affaire dont je suis saisi et il ne m’appartient pas de me prononcer à ce sujet[257].
Bien entendu, les conclusions de la Cour suprême n’étaient pas directement pertinentes à l’affaire dont la Cour était saisie dans l’affaire Flying Squad, de sorte que leur influence réelle était limitée. Quoi qu’il en soit, il n’est pas difficile d’imaginer un large éventail de contextes de litiges, publics et privés, où les conclusions de la Cour suprême et son approche de la nature mondiale des changements climatiques seront pertinentes. En ce qui concerne la première, les contributions des grands projets aux changements climatiques font maintenant officiellement partie du régime d’évaluation environnementale du Canada en vertu de la Loi sur l’évaluation d’impact[258]. Abstraction faite pour le moment de la constitutionnalité de cette question[259], les promoteurs de projet devraient s’attendre à ce que le Renvoi à la LTPGES figure en tête en liste dans les contestations judiciaires de toute évaluation qui prétendrait réduire au minimum les émissions de GES d’un projet au point où elles deviendraient insignifiantes par rapport aux émissions mondiales[260]. L’approche du juge en chef pourrait également être invoquée de façon raisonnable dans le contexte des litiges civils (p. ex. si une municipalité devait intenter des poursuites contre des sociétés pétrolières et gazières pour des dommages liés aux changements climatiques, comme on l’observe de plus en plus aux États-Unis), où une approche traditionnelle de la causalité de minimis pourrait exclure tous les émetteurs sauf les plus grands. Par souci de clarté, nous n’affirmons pas que le Renvoi relatif à la LTPGES sera déterminant dans de tels différends, mais il ne fait guère de doute dans notre esprit que leur trajectoire serait différente en son absence.
VI. CONCLUSION
Comme on pourrait s’y attendre de toute décision dans laquelle la Cour suprême reconnaît une nouvelle matière d’intérêt national, le Renvoi relatif à la LTPGES est important. Mais cette décision est particulièrement importante dans la mesure où elle reconnaît une nouvelle matière d’intérêt national dans le contexte de l’élaboration de mesures législatives appropriées au sein de la fédération canadienne face à une menace existentielle — les changements climatiques mondiaux. Elle confirme que le Parlement fédéral ne se limite pas aux instruments grossiers du pouvoir en matière de droit pénal et du pouvoir d’imposition et qu’il peut également élaborer des lois moins intrusives, en l’occurrence sous forme de redevances réglementaires appliquées de façon sélective.
Le Renvoi a également clarifié certains aspects de la théorie de l’intérêt national. La clarification la plus importante est peut-être que l’intérêt national (ou toute autre théorie de l’intérêt national du pouvoir POBG) n’est pas exclusif au point d’éliminer l’application de la théorie du double aspect chaque fois qu’un intérêt national est déclenché. Le pouvoir POBG ne confère pas de compétence plénière. Le terme « plénière », utilisé dans des affaires antérieures relatives au pouvoir POBG, ne signifie pas qu’il n’y a pas de double aspect. Cette distinction est essentielle, car cela permet d’exercer le pouvoir concernant l’intérêt national d’une manière soigneusement conçue pour combler les lacunes et tenir compte de l’incapacité des provinces plutôt que d’une manière qui limite nécessairement les pouvoirs législatifs provinciaux. En effet, il n’y a rien dans cette décision qui limite le pouvoir législatif des provinces, et le caractère très étroit de la matière d’intérêt national qui a été reconnue signifie que la théorie de la prépondérance fédérale n’a qu’un rôle limité à jouer, sinon aucun.
La décision a également modifié les critères de reconnaissance des nouvelles matières d’intérêt national par rapport à celles établies par le juge LeDain dans l’arrêt Crown Zellerbach. Bien que le jugement rendu à la majorité utilise encore la formulation « unicité, particularité et indivisibilité », il y a ajouté quelques nuances supplémentaires. Bien que cette superposition donne lieu à une prolifération de critères, de principes et de facteurs qui, comme le juge Brown le laisse entendre, peuvent porter à confusion[261], il semble se dégager trois principaux changements. Tout d’abord, l’analyse commence par une nouvelle question préliminaire : « La détermination de l’importance nationale de la matière proposée requiert un examen fondé sur le sens commun[262] ». Deuxièmement, et dans le cadre de l’application du concept de particularité, les juges majoritaires introduisent le concept de « différence qualitative » qui sert effectivement à sanctionner les concepts liés d’établissement de normes nationales et de filet de sécurité. Troisièmement, et dans le cadre de l’analyse de l’idée de l’incapacité provinciale qui éclaire les critères établis dans l’arrêt Crown Zellerbach, les juges majoritaires mettent davantage l’accent sur les effets extraprovinciaux dans le contexte des problèmes d’action collective, comme l’a amplement démontré la section V. C ci-dessus.
aCet article est une version révisée d’une série de trois articles publiés sur ABlawg. Les auteurs tiennent à remercier leur collègue David Wright pour ses commentaires et Mme Anna White (J.D. 2021) pour ses commentaires, ses questions d’approfondissement et son impeccable travail éditorial.
*Nigel Bankes, professeur et titulaire de la chaire en droit des ressources naturelles, University of Calgary, ndbankes@ucalgary.ca.
Andrew Leach, professeur agrégé, Alberta School of Business, University of Alberta.
Martin Z. Olszynski, professeur agrégé, Faculté de droit, University of Calgary. M. Olszynski révèle qu’il était l’avocat de l’intervenant, Progress Alberta Communications Limited, dans l’affaire la concernant devant la Cour suprême du Canada.