Manitoba Hydro v Manitoba Public Utilities Board: Annulation de la décision relative aux tarifs réduits pour les peuples autochtones

En juin 2020, la Cour d’appel du Manitoba a rendu sa décision dans l’affaire Manitoba (Hydro-Electric Board) v Manitoba (Public Utilities Board)[1] et a annulé une directive de la Régie des services publics créant une classe de tarifs spéciaux pour les Premières Nations vivant dans les réserves au Manitoba.

Bien que la décision de la Cour ait en fin de compte reposé sur une interprétation de quatre lois manitobaines étroitement liées, elle soulève la question fascinante de savoir comment des principes de longue date de réglementation des services publics devraient être interprétés et appliqués à la lumière du besoin reconnu de faire progresser la réconciliation entre les peuples autochtones et non autochtones.

Comme nous le verrons plus loin, la décision de la Cour d’annuler la classe des tarifs spéciaux démontre que les efforts visant à favoriser la réconciliation par des mesures concrètes peuvent échouer sur le plan des principes utilitaristes de réglementation des tarifs. Cette décision ne manquera pas de raviver des différends de longue date sur le rôle approprié des organismes de réglementation des services publics vis-à-vis du gouvernement dans l’établissement et la mise en œuvre des objectifs de politique sociale.

CONTEXTE

Manitoba Hydro est une société d’État qui détient le monopole de l’approvisionnement en électricité au Manitoba. En vertu des paragraphes 39(2.1) et 39(2.2) de la Loi sur l’Hydro-Manitoba (la « Loi sur l’Hydro »), les tarifs qu’Hydro Manitoba impose aux clients doivent être « le même partout dans la province » et Manitoba Hydro ne peut pas classer les clients « uniquement en fonction de la région » où ils sont situés.[2] Le paragraphe 43(3) de la Loi sur l’Hydro stipule que les fonds d’Hydro Manitoba « ne peuvent être employés aux fins du gouvernement »[3].

Les tarifs qu’Hydro Manitoba impose aux clients sont assujettis à l’examen de la Régie des services publics (RSP) en vertu de l’article 25 de la Loi sur la gouvernance et l’obligation redditionnelle des corporations de la Couronne[4] (la « Loi sur la gouvernance ») et de la Loi sur la régie des services publics[5] (la « Loi sur la RSP »). Le mandat de la RSP en vertu de l’article 77 de la Loi sur la RSP est de fixer des tarifs justes et raisonnables. L’article 25 de la Loi sur la RSP stipule qu’en établissant les tarifs d’Hydro Manitoba, la RSP « peut tenir compte » un éventail de facteurs précis, y compris « des considérations de principe importantes » et « des autres éléments » que la RSP juge pertinent[6].

En 2016, le Manitoba a adopté la Loi sur la réconciliation[7] (la « LR ») qui définit la réconciliation avec les peuples autochtones et qui vise à « la promotion […] de mesures visant à faire progresser la réconciliation » à l’échelle du gouvernement.[8] La LR énonce des principes précis dont le gouvernement doit tenir compte pour faire progresser la réconciliation, y compris le besoin de prendre des « mesures concrètes et constructives » pour améliorer les relations entre les peuples autochtones et non autochtones[9].

Ces quatre lois — la Loi sur l’Hydro, la Loi sur la gouvernance, la Loi sur la RSP et la LR — ont toutes joué un rôle dans l’examen par la RSP d’une demande générale sur les droits déposée par Manitoba Hydro pour obtenir l’approbation, entre autres, d’une augmentation générale de 7,9 % du tarif pour toutes les classes de clients à compter du 1er avril. 2018[10].

La RSP a rejeté à l’unanimité l’augmentation proposée et a plutôt ordonné une augmentation moyenne des revenus de 3,6 %. De plus, en vertu d’une directive, une majorité des membres de la RSP a ordonné à Manitoba Hydro de créer une nouvelle classe tarifaire — la classe des clients résidentiels des Premières Nations vivant dans une réserve — qui devait recevoir une augmentation de zéro pour cent.[11] La RSP a indiqué que la directive était en réponse au degré de pauvreté dans les réserves et était conforme au principe de la réconciliation défini dans la LR[12].

Un membre de la RSP s’est exprimé en désaccord avec la directive de créer une classe pour les clients vivant dans une réserve. Le membre dissident a fait valoir que la directive de la RSP détonnait des principes de longue date de la réglementation des services publics et que la RSP n’avait pas compétence pour créer une classe de clients discriminatoire fondée sur les régions de la province[13].

ARGUMENTS EN APPEL

Après que la demande de modification de la directive eut été rejetée, Manitoba Hydro a interjeté appel de la directive auprès de la Cour d’appel du Manitoba. LA RSP a participé activement à l’appel interjeté par Manitoba Hydro de sa décision[14], et l’Association des consommateurs du Canada (ACC) et l’Assembly of Manitoba Chiefs (AMC) sont intervenues pour appuyer la directive de la RSP.

Les questions en litige faisant l’objet d’un appel portaient sur la question de savoir si la RSP avait compétence d’ordonner à Manitoba Hydro de créer la classe des résidents vivant dans une réserve et s’elle avait erré en s’ingérant dans la politique sociale.

Manitoba Hydro a soutenu que la RSP avait outrepassé sa compétence en créant une nouvelle classe tarifaire et que la classe des résidents vivant dans une réserve contrevenait à l’interdiction prévue au paragraphe 39(2.2) de la Loi sur l’Hydro de créer des classes fondées uniquement sur la région de la province où se trouve le client. À l’appui de son appel, Manitoba Hydro s’est fondée sur l’historique législatif des paragraphes 39(2.1) et 39(2.2), qui a démontré que ces dispositions avaient été adoptées pour égaliser les tarifs entre les clients résidentiels de la province. Avant leur adoption, les clients des régions rurales et éloignées payaient plus cher l’électricité fournie par Manitoba Hydro.

Manitoba Hydro a également affirmé que la RSP s’était ingérée de façon inacceptable dans la politique sociale et avait erré en amenant Manitoba Hydro à dépenser des fonds aux fins de la réduction de la pauvreté (un objectif gouvernemental) en contravention du paragraphe 43(3) de la Loi sur l’Hydro.

La RSP, appuyée par l’ACC et l’AMC, a affirmé qu’elle avait une vaste compétence en vertu de la Loi sur la RSP en ce qui concerne sa révision des tarifs facturés par Manitoba Hydro et qu’elle avait le pouvoir de prendre en compte des enjeux liés à la politique sociale, comme l’abordabilité de l’énergie, dans l’établissement des tarifs de Manitoba Hydro. La RSP a fait valoir que la classe des clients vivant dans une réserve n’est pas « fondée uniquement » sur la région de la province, parce qu’elle est définie en fonction du caractère particulier des membres de la classe — les membres appartenant aux Premières Nations du Manitoba, qui sont des clients résidentiels et qui vivent dans une réserve. L’AMC a soutenu que la directive de la RSP était conforme à la LR.

LA DÉCISION DE LA COUR

La Cour d’appel a accueilli l’appel d’Hydro Manitoba et a annulé la directive de la RSP de créer une classe pour les clients vivant dans une réserve. La décision de la Cour peut être divisée en quatre éléments clés.

Premièrement, la Cour s’est appuyée sur la décision récente de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov[15] pour choisir la norme de la décision correcte pour son contrôle de la décision de la RSP.[16] La Cour a conclu que tous les motifs d’appel invoqués par Manitoba Hydro portaient sur des questions de compétence, d’interprétation législative et de droit et qu’ils pouvaient donc faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte[17].

Deuxièmement, la Cour a donné raison aux défendeurs en affirmant que la RSP a compétence pour examiner les classifications de clients d’Hydro Manitoba afin de s’assurer qu’elles ne sont pas injustes ou déraisonnables. De l’avis de la Cour, l’établissement de classes de clients « fait partie intégrante de l’établissement des tarifs »[18] [traduction].

Troisièmement, même s’il a été établi que la RSP pouvait examiner les classes des clients d’Hydro Manitoba, la cour a conclu que la RSP avait enfreint les limites prescrites par la Loi sur l’Hydro lorsqu’elle a exercé sa compétence pour créer la classe des clients vivant dans une réserve. Plus particulièrement, la cour a souligné les restrictions sur les tarifs régionaux en vertu du paragraphe 39(2.2) de la Loi sur l’Hydro.[19] De l’avis de la Cour, il était important de prendre en compte que la RSP avait reconnu, dans des décisions antérieures, qu’elle pouvait créer des classes de clients pour autant qu’aucune limite géographique ne soit imposée à ladite classe[20].

La cour s’est penchée sur la question déterminant de savoir si une réserve constituait une région géographique particulière de la province.[21] À cet égard, la cour a souligné que les réserves sont définies comme des « parcelle[s] de terrain » en vertu du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens.[22] Un élément fondamental du raisonnement de la cour était que, bien que la RSP ait créé la classe des clients vivant dans une réserve pour répondre aux préoccupations relatives à la pauvreté, « les membres d’une partie à un traité qui ne résident pas dans une réserve ne sont pas admissibles, même s’ils vivent dans des circonstances semblables »[23] [traduction]. De l’avis de la Cour, cela a démontré que « la définition des circonstances entourant l’appartenance à une classe est fonction de l’emplacement géographique, et non du statut économique ou du statut issu d’un traité »[24] [traduction].

En obiter, la cour s’est dite préoccupée par le fait que « bien que l’intention soit louable, il ne peut être juste et raisonnable que des personnes défavorisées vivant dans une réserve paient un prix inférieur à celui que paient des personnes défavorisées situées […] ailleurs dans la province »[25] [traduction].

Quatrièmement, la cour a conclu que la RSP avait outrepassé sa compétence et contrevenu à l’interdiction prévue au paragraphe 43(3) de la Loi sur l’Hydro d’utiliser les fonds d’Hydro-Manitoba pour réaliser les objectifs du gouvernement.[26] Fait intéressant, la cour a soutenu que la RSP a le droit de tenir compte de la politique sociale, y compris de l’abordabilité des services et des objectifs sous-jacents de la LR, mais que cela ne lui confère pas pour autant « le pouvoir d’ordonner la création de classes de clients en mettant en œuvre une politique sociale plus vaste visant à réduire la pauvreté et qui ont pour effet de redistribuer les fonds et les revenus d’Hydro Manitoba afin d’atténuer ces conditions »[27] [traduction]. Pour cette raison, la cour a conclu que la directive de la RSP entrait dans un domaine de compétence réservé aux gouvernements fédéral et provinciaux[28].

OBSERVATIONS

La décision de la cour dans cette affaire soulève un certain nombre de réflexions intéressantes pour les personnes qui œuvrent dans le domaine de la réglementation des services publics.

L’adoption par la cour d’une norme de la décision correcte pour le contrôle de la décision de la RSP, conformément à l’arrêt Vavilov, est remarquable en ce qu’elle est la clé qui a ouvert la porte à un examen plus exigeant du raisonnement de la RSP par la Cour.[29] L’analyse contraste vivement avec les niveaux élevés de déférence que les tribunaux de révision accordaient aux organismes de réglementation des services publics qui interprétaient leurs lois constitutives (ou celles qui étaient étroitement liées aux fonctions de réglementation) à l’époque avant l’arrêt Vavilov. À l’exception de la LR, toutes les dispositions législatives examinées en l’espèce étaient étroitement liées aux fonctions de la RSP, et son interprétation de ces dispositions aurait eu droit à la déférence qui prévalait avant l’arrêt Vavilov.

La décision de la cour quant à savoir si la RSP pouvait créer une classe de clients vivant dans une réserve reposait en grande partie sur une disposition propre à Manitoba Hydro qui interdisait la classification des clients en fonction de l’emplacement géographique. La cour a reconnu le rôle légitime de la politique sociale dans l’établissement des tarifs, mais en fin de compte, elle a conclu qu’elle ne pouvait pas se soustraire au libellé très précis du paragraphe 39(2.2) de la Loi sur l’Hydro. Bien que l’on puisse faire valoir que la directive de la RSP était motivée par des facteurs autres que la discrimination régionale, elle avait sans aucun doute pour effet de créer une distinction entre les classes fondée uniquement sur l’emplacement géographique, comme l’illustrent les commentaires de la cour sur le traitement différent des membres des Premières Nations vivant dans les réserves et hors réserve.

Cependant, même si ce seul point aurait suffi à disposer de l’appel, il convient de noter que la cour a poursuivi par une réflexion détaillée sur la question de savoir si la RSP s’était immiscée dans le domaine des compétences des gouvernements fédéral et provinciaux. En effet, l’analyse de la cour de cette question particulière est ce qui présente le plus d’intérêt pour les personnes qui œuvrent dans le domaine de la réglementation des services publics. Même si le raisonnement de la cour reposait sur le libellé du paragraphe 43(3) de la Loi sur l’Hydro, il ne se limitait pas à cette disposition et la cour a examiné des principes plus généraux sur le rôle de la politique sociale dans la réglementation des services publics et sa prise en compte dans d’autres provinces.[30] En fin de compte, la cour a communiqué un message clair qui va au-delà des lois du Manitoba en cause — la politique sociale est l’apanage du gouvernement élu et ne relève pas de la compétence des organismes de réglementation des services publics.

Sur ce point, la cour semble être parvenue à une conclusion curieuse, particulièrement en ce qui concerne le besoin de poursuivre la réconciliation des peuples autochtones et non autochtones au Canada. En effet, la cour a déclaré que la RSP, en vertu d’une loi adoptée par un gouvernement élu, avait « le droit de prendre en compte » [traduction] des considérations relatives à la politique sociale (y compris l’abordabilité du service et les objectifs de la LR). Pourtant, la cour a maintenu que la RSP n’avait pas le droit d’agir en fonction de ces considérations parce que, si elle le faisait, elle interviendrait dans le domaine de la politique réservé aux gouvernements fédéral et provinciaux.[31] Ce raisonnement nous amène à nous demander à quoi sert d’ordonner à un organisme de réglementation des services publics de « prendre en compte » la politique sociale s’il ne peut pas agir en conséquence. Cette divergence est particulièrement remarquable dans le contexte de la LR qui, comme il a été mentionné précédemment, comprend un principe enjoignant au gouvernement de prendre « des mesures concrètes et constructives » pour favoriser la réconciliation.

Le résultat de la décision de la cour est clair : la RSP ne peut pas créer une classe spéciale de clients vivant dans une réserve. Il est moins clair cependant de déterminer si la RSP pourrait créer une classe spéciale pour les Premières Nations dans les réserves et hors réserve (peut-être même en incorporant un seuil fondé sur le revenu). Une telle classe ne contreviendrait pas au paragraphe 39(2.2) de la Loi sur l’Hydro et pourrait sans doute « prendre en compte » la politique sociale et les principes de la LR. Toutefois, il semble qu’une telle classe irait encore à l’encontre des principes énoncés par la Cour d’appel dans cette décision. À la lumière de ce résultat, il est raisonnable de se demander si les principes de longue date de la réglementation des services publics (souvent reconnus comme étant révérenciels par les praticiens) devraient prévaloir lorsqu’ils entrent en conflit avec les principes de réconciliation entérinés par la loi.

*Patrick Duffy est associé du bureau de Toronto de Stikeman Elliott S.E.N.C.R.L., s.r.l. et codirecteur du groupe de pratique Projets et Infrastructure du cabinet.

  1. 2020 MBCA 60 [Décision de la Cour d’appel].
  2. Loi sur l’Hydro-Manitoba, CPLM c H190, arts 39(2.1), (2.2).
  3. Ibid, art 43(3).
  4. CPLM c C336, art 25.
  5. CPLM c P280.
  6. Supra note 4, arts 25(4)a)(viii)-(ix).
  7. CPLM c R30.5.
  8. Ibid, arts 1(1), 3(2).
  9. Ibid art 2.
  10. Décision de la Cour d’appel, supra, note 1 au para 1.
  11. Ibid au para 2.
  12. Ibid au para 19.
  13. Ibid au para 21.
  14. Voir Ontario (Commission de l’énergie) c Ontario Power Generation Inc., 2015 CSC 44, aux para 41–62 pour une analyse du droit d’un tribunal administratif de participer à un appel ou à un contrôle concernant ses propres décisions.
  15. 2019 CSC 65.
  16. Décision de la Cour d’appel, supra note 1 aux para 23–24
  17. Ibid au para 27.
  18. Ibid aux para 40–41.
  19. Ibid au para 47.
  20. Ibid au para 50.
  21. Ibid au para 51.
  22. LRC 1985, c I-5.
  23. Décision de la Cour d’appel, supra note 1 au para 53.
  24. Ibid au para 53.
  25. Ibid au para 55.
  26. Ibid au para 72.
  27. Ibid aux para 81–85.
  28. Ibid au para 87 (dans un aparté intéressant, la cour a souligné, au para 93, que la directive peut en fait, dans certains cas, équivaloir à une subvention au gouvernement fédéral, puisque le gouvernement fédéral paie les coûts d’électricité des personnes vivant dans une réserve qui reçoivent une aide au revenu et à l’emploi).
  29. Parmi les autres décisions rendues après l’arrêt Vavilov concernant les organismes de réglementation des services publics, mentionnons Banfield v Nova Scotia (Utility and Review Board), 2020 NSCA 6, Planet Energy (Ontario) v Ontario Energy Board, 2020 ONSC 598 et Enbridge Gas Inc v Ontario Energy Board, 2020 ONSC 3616.
  30. Les affaires judiciaires examinées par la cour comprenaient Dalhousie Legal Aid Service v Nova Scotia Power Inc., 2006 NSCA 74, Advocacy Centre for Tenants-Ontario v Ontario Energy Board, 293 DLR (4th) 684, [2008] OJ No 1970 (QL) et British Columbia Old Age Pensioners’ Organization v British Columbia Utilities Commission, 2017 BCCA 400.
  31. Bien que le raisonnement de la cour ait été limité à la réaffectation des fonds de Manitoba Hydro à de telles fins, il est difficile de concevoir un scénario dans lequel la RSP pourrait effectivement prendre en compte des considérations relatives à la politique sociale sans toucher d’une façon ou d’une autre les fonds de Manitoba Hydro.

One Comment

  1. If the Government of Manitoba wants to facilitate reconciliation with First Nations it can do so in a variety of ways, such as increasing any historic treaty payments or by providing greater social assistance to those living in poverty, whether on or off reserve. Doing this through Manitoba Hydro makes it unaccountable to the electorate.

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