Pour parvenir à une économie carboneutre[1] d’ici 2050, il faudrait que la demande d’électricité au Canada augmente de plus du double. Pour que l’expansion rapide du réseau nous permette d’atteindre nos objectifs énergétiques, nous devrons cependant résoudre un trilemme dans la gestion des priorités clés en fonction des ressources limitées. Ce trilemme consiste à concilier fiabilité, abordabilité et durabilité en tenant compte du fait que les perspectives politiques, les tendances du marché et les préférences des consommateurs priorisent ces éléments de façons différentes.
La transition énergétique est en grande partie dictée par le milieu politique. Ainsi, les préférences politiques actuelles ont un impact unique sur la façon dont les entreprises de services publics peuvent gérer le trilemme de l’énergie. Les gouvernements actuels ont mis l’accent sur la durabilité en tant que principe fondamental pour guider leurs investissements et leurs pressions règlementaires afin de favoriser l’électrification, en reléguant au second plan ce qui devrait être l’élément primordial de la planification énergétique de demain, soit la fiabilité du réseau. Le rapport 2024 d’Électricité Canada, Toujours branchée (Always On)[2], fait ressortir ce défi, en jetant un regard critique sur les obstacles à l’investissement dans les actifs favorisant la fiabilité et sur le rôle essentiel que joue la fiabilité dans la modernisation et l’expansion du réseau.
De leur côté, les fournisseurs d’électricité n’ont toutefois pas oublié l’importance de la fiabilité. Il s’agit d’une question urgente qui est systématiquement intégrée dans la modélisation et la planification de leurs investissements. Or, les priorités des entreprises de services publics et des responsables des politiques ne correspondent pas. Cette situation, ainsi que l’évolution rapide du paysage énergétique, a conduit à des relations sous-optimales et stagnantes entre les entreprises de services publics et leurs organismes de règlementation économiques.
Pour faciliter la transition énergétique, les organismes de règlementation provinciaux de l’énergie et les responsables des politiques fédérales doivent faire preuve d’une meilleure coordination entre eux et les entreprises de services publics, car la mobilisation précoce de l’industrie est essentielle pour investir au rythme requis. Bien que le secteur de l’électricité relève de la compétence des provinces, la politique fédérale en matière de carboneutralité vise à influer sur ce secteur, ce qui donne lieu à des priorités conflictuelles. Des efforts précoces et de bonne foi dans la conception des politiques climatiques fédérales pourraient atténuer certains des effets involontaires et préparer le secteur à assurer la coordination entre les organismes de règlementation provinciaux de l’énergie et les entreprises de services publics au sujet des stratégies d’investissement nécessaires pour préserver la fiabilité du réseau.
Le récent rapport du Conseil consultatif canadien de l’électricité[3] souligne également la nécessité d’une coordination intergouvernementale. Selon ce rapport, les provinces et les territoires devraient « inclure un objectif de carboneutralité dans les mandats et les priorités de leurs organismes compétents »[4] afin de s’aligner sur la politique au « niveau fédéral pour coordonner les efforts en vue d’atteindre l’objectif commun ».[5] Cependant, comme cette transition repose en grande partie sur une politique descendante, il faut également que le gouvernement fédéral offre des incitations positives suffisantes. Certaines de ces incitations ont pris la forme de crédits d’impôt à l’investissement (CII), mais à ce stade, il subsiste un grand décalage entre les mandats fédéraux, les priorités règlementaires provinciales et la capacité des entreprises de services publics à gérer un paysage de l’électricité en mutation. Les efforts de ces parties prenantes doivent être coordonnés à tous les échelons pour soutenir la mise en œuvre efficace des objectifs de carboneutralité, qui nécessiteront des investissements substantiels axés sur la fiabilité du réseau afin de répondre à la demande croissante.
Le rapport Back to Bonbright[6] publié par Électricité Canada en 2023 portait sur l’évaluation des principes fondamentaux qui sous-tendent la conception des tarifs dans le cadre d’une économie en mutation axée sur une électrification constamment accrue. Les principes de la règlementation économique au Canada reposent sur les travaux de James C. Bonbright, qui a souligné l’importance de l’établissement d’un besoin en revenus, d’une répartition équitable des coûts entre les clients et d’une efficacité optimale au moyen de la conception des tarifs. Les conclusions de ce rapport font ressortir non seulement la pertinence de ces principes aujourd’hui, mais aussi la nécessité pour les organismes de règlementation d’interpréter le concept « utilisé et utile » d’une manière plus large qui correspond le mieux avec les pressions politiques actuelles. Pour que le coût d’un investissement soit intégré à la tarification, l’objet de cet investissement doit être utile pour le contribuable et activement utilisé par celui-ci, ce qui, dans certains cas, mine les investissements nécessaires favorisant la fiabilité du réseau pour son renforcement futur. Or, ce cadre peut être adapté et appliqué systématiquement afin d’inclure des investissements pertinents favorisant la fiabilité du réseau en fonction des exigences prévues. Sans ce soutien à l’investissement, les normes actuelles de fiabilité ne peuvent pas suivre le rythme de l’expansion du réseau.
Les investissements prudents dans la carboneutralité nécessitent des évaluations coûts-avantages (ECA) de rechange. Les investissements non traditionnels des entreprises de services publics peuvent être soutenus par la mise en place d’un cadre permettant l’utilisation de différentes ECA selon les circonstances du projet. Bien que certains organismes de règlementation se penchent sur des formes de rechange d’ECA, il n’y a pas encore de consensus quant à l’application de celles-ci. Les entreprises de services publics sont confrontées à de fortes contraintes en matière de capitaux lorsqu’il s’agit d’investissements dans la fiabilité, car les interprétations rigides du principe « utilisé et utile » compromettent les investissements globaux dans l’expansion du réseau. Ces approches d’évaluation sur mesure peuvent réduire le fardeau en matière de capitaux auquel les entreprises de services publics sont confrontées lorsqu’elles tentent de préserver la fiabilité du réseau.
La transition énergétique nécessite des investissements importants, dont une partie peut être réalisée en modifiant la conception des tarifs afin de mieux répartir les investissements dans la décarbonisation, la fiabilité du réseau et l’expansion de celui-ci entre les clients; toutefois, d’autres capitaux publics et privés sont également nécessaires. Le soutien public peut prendre la forme de subventions ciblées, mais aussi de plus vastes modifications du cadre règlementaire afin d’encourager les investissements dans la carboneutralité. Les entreprises de services publics sont généralement peu enclines à prendre des risques en matière d’investissement en raison de la nature de leur modèle d’entreprise, et une règlementation claire est donc essentielle pour maintenir le coût du capital à un niveau aussi bas que possible. Une structure politique qui garantit les rendements, dans le cadre de contrats pour les écarts ou les possibilités de gains ciblés des initiatives essentielles, accroît la certitude des rendements et crée un environnement d’investissement privilégié. Il est essentiel de garantir des rendements réguliers du capital investi pour attirer les capitaux publics et combler les manques de fonds propres traditionnels grâce à des politiques telles que le Programme de garantie de prêts pour les Autochtones[7].
Pour faciliter une plus grande souplesse et clarté, les organismes de règlementation doivent disposer des pouvoirs nécessaires grâce à des mandats élargis qui s’arriment aux objectifs politiques de décarbonisation et d’électrification. La priorité accordée à l’électrification en tant qu’objectif politique ne se reflète pas dans les mandats de nombreux organismes de règlementation, ce qui mine l’harmonisation des objectifs qui orientent le modèle opérationnel des entreprises de services publics. Les responsables des politiques[8] considèrent qu’il s’agit d’une étape clé pour permettre une meilleure coordination dans la réalisation des objectifs de carboneutralité. Pour garantir le maintien de la fiabilité d’un réseau en expansion, les organismes de règlementation doivent faire preuve de souplesse lorsque leurs activités visent un réseau énergétique en mutation. La mise en place de cadres règlementaires permettant la soumission proactive de propositions d’investissements ou de services de la part des entreprises de services publics, sans que celles-ci soient contraintes par des exigences normatives en matière d’échéancier, permettrait de créer un système plus souple. Le fait d’autoriser des plans d’investissement pluriannuels ou des demandes de tarifs moyens laisse une plus grande marge de manœuvre et tient compte de l’élan créé par les occasions politiques.
Les entreprises de services publics sont confrontées à une pression politique pour permettre une expansion rapide du réseau et une décarbonisation afin d’atteindre les objectifs de carboneutralité. Toutefois, les investissements dans la fiabilité du réseau, bien que nécessaires pour soutenir ces objectifs, ne sont pas favorisés de manière efficace. En fin de compte, les entreprises de services publics ont besoin d’un cadre règlementaire qui facilite une compréhension progressive des principes de conception des tarifs et des évaluations de la valeur des investissements nécessaires pour favoriser la fiabilité du réseau. Une meilleure coordination entre les responsables des politiques, les organismes de règlementation et les entreprises de services publics peut permettre d’établir des cadres règlementaires qui répondent mieux à l’évolution rapide du paysage énergétique dans lequel les entreprises de services publics évoluent.
* Joe McKinnon est gestionnaire de la règlementation et des normes économiques à Électricité Canada.
Channa S. Perera est vice-président des affaires règlementaires et autochtones à Électricité Canada, et est responsable de la surveillance stratégique des enjeux concernant les politiques règlementaires.
- Régie de l’énergie du Canada, « Résumé : Dans les scenarios de carboneutralité, les Canadiens modifient radicalement les types d’énergie qu’ils consomment, notamment en utilisant considérablement plus l’électricité » (dernière modification : 22 mars 2019), en ligne : <www.cer-rec.gc.ca/fr/donnees-analyse/avenir-energetique-canada/2023/resume>.
- Brattle, Electricity in Canada: Always On, (Issuu: Électricité Canada, 2024), en ligne : <issuu.com/canadianelectricityassociation/docs/electricity_in_canada_alwayson_4-24-2024_2_1_>.
- Conseil consultatif canadien de l’électricité, L’avenir électrique du Canada : Un plan pour réussir la transition – Rapport final, (Ressources naturelles Canada, 2024), en ligne : <ressources-naturelles.canada.ca/nos-ressources-naturelles/sources-denergie-reseau-distribution/infrastructures-lelectricite/le-conseil-consultatif-canadien-de-lelectricite/lavenir-electrique-canada-plan-reussir-transition>.
- Ibid.
- Ibid.
- Électricité Canada, Back to Bonbright: Economic regulation fundamentals can enable net zero, (Issuu : Électricité Canada, 2023), en ligne : <issuu.com/canadianelectricityassociation/docs/ec_sel_frame_-_2023_21_> [Back to Bonbright].
- Ministère des Finances du Canada, communiqué de presse, « Un avenir équitable pour les Autochtones : Programme de garantie de prêts pour les Autochtones » (dernière modification : 16 avril 2024), en ligne : <www.canada.ca/fr/ministere-finances/nouvelles/2024/04/un-avenir-equitable-pour-les-autochtones.html>.
- Comité de transition relative à l’électrification et à l’énergie, Perspectives de l’Ontario en matière d’énergie propre : rapport du Comité de transition relative à l’électrification et à l’énergie (Comité de transition relative à l’électrification et à l’énergie, 2023), en ligne (pdf) : <www.ontario.ca/files/2024-02/energy-eetp-ontarios-clean-energy-opportunity-fr-2024-02-02.pdf>.