Dans des articles et des essais[1] précédents, j’ai expliqué que la vente de franchises publiques pour en tirer un gain privé, sans l’encadrement d’une saine concurrence, a produit une industrie concentrée et complexe que personne ne souhaitait. Quatre-vingts fusions en 30 ans dans le secteur de l’électricité ont entraîné un gaspillage de ressources économiques, fait passer les intérêts des actionnaires avant ceux des clients, affaibli les forces concurrentielles et intensifié les conflits intra-entreprises. Penchons-nous d’abord sur le gaspillage de ressources économiques.
Prépondérance du prix par rapport au rendement : une perte pour les consommateurs et l’économie
Tant sur les marchés concurrentiels que monopolistiques, les cibles d’acquisition choisissent leurs acquéreurs en fonction du prix le plus élevé. Sur les marchés concurrentiels, ce prix le plus élevé sera payé par l’acquéreur offrant le meilleur service au moindre coût. La capacité de celui-ci à concurrencer avec succès les autres entreprises crée la marge de rentabilité attendue qui justifie son prix d’acquisition. Les marchés concurrentiels alignent donc les intérêts de l’acquéreur, de la cible et des clients.
Ce n’est pas ce que l’on constate sur les marchés monopolistiques. En effet, un marché monopolistique n’a pas la discipline d’un marché concurrentiel, et l’acquéreur au prix le plus élevé n’offrira pas nécessairement le meilleur rendement. Si les services publics cibles accordaient la priorité au rendement, les acquéreurs concurrents réduiraient leurs prix offerts et leurs coûts, permettant ainsi d’offrir des services après fusion à des tarifs plus bas. L’économie y gagnerait. Or, les services publics ciblés par une fusion choisissent leurs acquéreurs en fonction du prix plutôt que du rendement. L’économie en sort donc perdante, et les clients aussi, car leur service public leur refuse ce pour quoi ils paient — un service dont la qualité et le coût reproduisent les résultats d’un marché concurrentiel.
Cependant, le prix le plus élevé ne proviendra-t-il pas nécessairement de l’acquéreur offrant le meilleur service à moindre coût? Pas dans un marché monopolistique de services publics, car le tarif du produit final est fixé non pas par la concurrence, mais par les organismes de réglementation. L’acquéreur basera donc son offre de prix élevé non pas sur son espoir de battre le prix de ses concurrents, mais sur son espoir de persuader les organismes de réglementation, c’est-à-dire les persuader de fixer des tarifs supérieurs aux niveaux appropriés.
« Absence de préjudice » : le mauvais ratio avantages-coûts
Dans le cadre des fusions, les investisseurs cherchent à obtenir le meilleur ratio avantages-coûts. Pour leur part, la majorité des organismes de réglementation n’exigent que « l’absence de préjudice ». Cette simple distinction explique pourquoi les gains tirés des fusions sont empochés, de manière disproportionnée, par les investisseurs. L’absence de préjudice entre en contradiction avec l’objectif central de la réglementation : produire des résultats comparables à ceux d’un régime de libre concurrence. Dans la réglementation, l’expression « absence de préjudice » signifie un gain nul. Dans un régime de libre concurrence, l’obtention d’un gain nul entraînerait le licenciement de n’importe quel cadre.
La concurrence exige une amélioration continue : des chevaux aux moteurs à réaction, des signaux de fumée à l’Internet. Aucune entreprise concurrente ne réussit en promettant à ses clients de leur éviter un quelconque préjudice. Si les commissions exigeaient des demandeurs de fusion qu’ils agissent comme des entreprises concurrentes, les cibles sélectionneraient les acquéreurs sur la base du rendement plutôt que du prix. Tous les intérêts seraient alors alignés.
Le concept d’absence de préjudice va à l’encontre d’une analyse de prudence classique. Supposons qu’un service public dispose d’un appareil vétuste qui se vend 10 $/heure qu’il remplace par un nouvel appareil à 10 $/heure, alors qu’il aurait pu s’en procurer un de qualité égale à 8 $/heure. Si le chef de la direction de l’entreprise du service public disait : « Nous avons été prudents, car nous n’avons occasionné aucun préjudice », on se moquerait de lui dans la salle d’audience, et la commission rejetterait l’écart de 2 $/heure comme étant imprudent. Dans le même ordre d’idée, une fusion devrait porter sur la façon la moins coûteuse de produire un bénéfice garanti, sans égard à l’absence de préjudice.
Coût d’acquisition : un concept généralement ignoré
Personne n’achète une propriété à louer simplement parce que les loyers couvrent les frais d’exploitation. Si les loyers ne permettent pas de couvrir également le coût d’acquisition, l’achat devient absurde du point de vue économique. C’est pourquoi, lorsqu’il calcule le ratio avantages-coûts d’une transaction, l’acquéreur tient compte non seulement des frais d’exploitation, mais aussi du coût d’acquisition.
Pourtant, la plupart des commissions comparent les avantages d’une fusion à ses coûts d’exploitation uniquement, sans tenir compte du coût d’acquisition. La raison probable : les demandeurs de fusion ne cherchent pas, du moins pas explicitement, à récupérer le coût d’acquisition auprès de leurs clients. Les organismes de réglementation considèrent donc le coût d’acquisition comme étant le problème de l’acquéreur. Toutefois, s’ils omettent le coût d’acquisition dans leur analyse avantages-coûts, ils ne peuvent pas savoir si la transaction est rentable. Encore du gaspillage de ressources économiques.
Calcul des avantages : erreurs courantes des organismes de réglementation
Lorsque l’on compare les coûts d’une fusion à ses avantages, quels avantages allégués devraient être considérés comme de réels avantages? Uniquement ceux qui sont irréalisables sans la fusion. Pourtant, de nombreux demandeurs de fusion et leurs organismes de réglementation prennent en compte des améliorations qui se produiraient même s’il n’y avait pas de fusion. Les réels avantages d’une fusion doivent compenser les coûts de cette fusion. Le fait d’inclure les améliorations normales comme compensations des coûts signifie que les clients assument ces coûts. Examinons maintenant deux expressions fréquemment utilisées : « les économies d’échelle » et « les meilleures pratiques ».
Les économies d’échelle : Les demandeurs de fusion parlent de réduction des doubles emplois, comme dans la facturation aux clients, la comptabilité des entreprises, les relations avec les actionnaires et la gestion intermédiaire. De grands mots qui ne signifient pas grand-chose concrètement. Parmi la centaine de fusion que j’ai examinées, dans combien de cas les demandeurs ont-ils présenté une étude sur les économies d’échelle qui a été réalisée par une personne qui n’avait pas été payée par eux? Aucun. Dans combien de cas ont-ils trouvé de véritables économies d’échelle impossibles à réaliser dans le cadre de contrats plutôt qu’en fusionnant? Encore une fois, dans aucun cas.
« Les meilleures pratiques » : Les allégations des demandeurs concernant les pratiques exemplaires consistent généralement en des références génériques à des procédures banales plutôt qu’en des innovations hors norme. Comme toute entreprise concurrente, un service public protégé par le gouvernement a déjà le devoir d’utiliser les meilleures pratiques, qu’il y ait fusion ou non. En d’autres termes, les pratiques exemplaires seront observées même s’il n’y a pas de fusion. Pour une cible, le fait de remplacer le stylo-plume et les chiffres romains par un ordinateur et des chiffres arabes ne fait qu’apporter de la prudence à l’imprudent. Aucune fusion n’est nécessaire. Comme l’a déjà dit le juge Richard Posner : « J’aimerais que quelqu’un me donne quelques exemples de fusions qui ont entraîné une amélioration de l’efficacité. Il doit y en avoir[2] » [traduction].
Projeter les avantages d’une fusion signifie comparer l’entreprise fusionnée à l’entreprise non fusionnée, au fil du temps. Une entreprise concurrentielle doit s’améliorer au fil du temps; sinon elle perdra ses clients. Il en va de même pour une entreprise non fusionnée. Lorsque les demandeurs d’une fusion attribuent à la fusion des améliorations futures qui devraient se produire sans la fusion, ils gonflent les avantages de cette fusion.
Les éléments sans rapport avec la transaction : Les demandeurs de fusion offrent généralement aux clients des crédits au niveau des tarifs. Si ceux-ci sont basés sur des prévisions factuelles de véritables économies liées à la fusion, ces paiements devraient être considérés comme des avantages de la fusion. Dans le cas contraire, il s’agit de gains de persuasion. Le fait de les compter comme des avantages de la fusion favorise les acquéreurs qui disposent de liquidités par rapport aux acquéreurs qui ont du mérite. Aucune école sensée ne donne aux élèves des « A » pour avoir fait un don à la caisse de retraite des professeurs; aucun organisme de réglementation ne devrait compter les crédits au niveau des tarifs sans rapport avec les économies qui découlent réellement de la fusion.
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Les entreprises de services publics choisissent leurs acquéreurs sur la base du prix plutôt que du rendement. Trop de commissions permettent le gaspillage économique qui en résulte en appliquant aux demandes de fusion un critère d’absence de préjudice plutôt qu’un critère d’optimisation des avantages par rapport aux coûts. De plus, lorsqu’elles évaluent les avantages et les coûts d’une fusion, les commissions ne tiennent pas compte du coût d’acquisition et calculent comme avantages les améliorations opérationnelles qu’un service public prudent réaliserait, qu’il y ait fusion ou non. En répétant ces erreurs 80 fois en 30 ans, nous avons amélioré la situation des actionnaires des entreprises cibles, tout en aggravant celle des clients et de l’économie. Nous pouvons faire mieux.
*Scott Hempling est un témoin expert et un arbitre exerçant à Washington, DC. Il est professeur adjoint à l’université de Georgetown.
- Voir Scott Hempling, « À l’encontre de l’intérêt public : les trois décennies de déférence de la FERC à l’égard de la consolidation du secteur de l’électricité » (2019) 7:2 Publication trimestrielle sur la réglementation de l’énergie 39, en ligne (pdf) : <www.energyregulationquarterly.ca/wp-content/uploads/2019/07/ERQ_Volume-7_Numero-2_2019.pdf>; Voir aussi Scott Hempling « Ententes de réglementation : Quand les ententes privées servent-elles l’intérêt public? » (2019) 7:3 Publication trimestrielle sur la réglementation de l’énergie 81, en ligne (pdf ) : <www.energyregulationquarterly.ca/wp-content/uploads/2019/10/ERQ_Volume-7_Numero-3-2019.pdf >; Voir aussi : Scott Hempling, « Rejet de la fusion : Le bon sens de Washington » (2019) 7:1 Publication trimestrielle sur la réglementation de l’énergie 71, en ligne (pdf) : <www.energyregulationquarterly.ca/wp-content/uploads/2019/03/ERQ_Volume-7_Numero_1_2019.pdf>.
- Richard Posner et C. Scott Hemphill, « Philadelphia National Bank at 50: An Interview with Judge Richard Posner » (2015) 80 Antitrust LJ 205 à la p 216 (en faisant référence aux fusions en général).