Organismes de réglementation : Perturbés par le changement ou perturbateurs apportant le changement?[1]

La conférence annuelle CAMPUT 2022 s’est penchée sur une question essentielle à laquelle sont confrontés les organismes de réglementation du monde entier : les perturbations.

Lorsque les organismes de réglementation du secteur de l’énergie, l’industrie et d’autres intervenants se réunissent, les conversations tournent rapidement autour du changement. La réglementation du secteur de l’énergie est rarement abordée sans que quelqu’un ou plusieurs personnes n’évoquent des « perturbations massives ». Et au fil de ces conversations, un débat clé émerge : Les organismes de réglementation sont-ils majoritairement perturbés par un environnement qui évolue rapidement? Ou les organismes de réglementation sont-ils eux-mêmes les perturbateurs? Le consensus est rarement atteint. Certains encouragent les organismes de réglementation à être des suscitateurs de changement, notant que l’urgence de traiter des questions telles que les changements climatiques exige une attention proactive. D’autres repoussent cette idée.

La conférence de 2022 de l’Association canadienne des membres des tribunaux d’utilité publique (CAMPUT), intitulée « Deep dive into disruption » (plonger en profondeur dans les perturbations), a eu lieu du 1er au 4 mai à Vancouver, en Colombie-Britannique, et a donné lieu à ce type de conversations. Près de 300 leaders de la réglementation et de l’industrie y ont assisté en personne, et près de 200 personnes y ont participé virtuellement. L’événement a exploré la prise de décision, la réglementation et les organismes de réglementation dans le contexte des perturbations. Les séances ont porté sur les tarifs et les services publics dans un monde en décarbonisation, l’avenir du gaz, les relations avec les peuples autochtones, l’équité et le caractère abordable de l’énergie, le rôle croissant des consommateurs et des ressources énergétiques décentralisées, et la numérisation. Le rôle des organismes de réglementation a sous-tendu la plupart des discussions de la conférence.

Nous souhaitons ici décortiquer le débat et proposer une réponse à la question.

LES ORGANISMES DE RÉGLEMENTATION ET LE CHANGEMENT RAPIDE

Commençons par le contexte. Il ne fait aucun doute que les organismes de réglementation opèrent dans un environnement qui évolue rapidement. Une grande partie de ce changement urgent est motivée par les efforts mondiaux visant à réduire les effets des changements climatiques. Pour atteindre les objectifs climatiques du Canada, qui consistent à réduire les émissions de 40 à 45 % par rapport aux niveaux de 2005 d’ici 2030 – et à atteindre la carboneutralité d’ici 2050 – les systèmes énergétiques du Canada devront changer radicalement dans un délai très court. Des coûts énormes nous attendent, et les organismes de réglementation joueront un rôle important dans l’atténuation des changements climatiques et l’adaptation à ceux-ci. En même temps, les changements technologiques, l’innovation et la numérisation du secteur de l’énergie se produisent à un rythme et à une échelle croissants, ce qui perturbe davantage l’environnement réglementaire.

L’émergence de nouvelles technologies et sources d’énergie est impossible à prévoir. Personne ne sait avec certitude combien de temps il faudra pour que les batteries, l’hydrogène ou les petits réacteurs nucléaires modulaires puissent fonctionner à l’échelle du réseau. Mais les organismes de réglementation seront néanmoins appelés à prendre des décisions, dont beaucoup façonneront le paysage technologique et entraîneront des répercussions importantes sur le coût de l’énergie. Pendant ce temps, l’utilisation de ressources énergétiques décentralisées continue de croître, et l’évolution des attentes des consommateurs permettra aux « prosommateurs » de prendre de l’importance dans les années à venir.

Parallèlement à ces bouleversements environnementaux et technologiques, des changements sociaux majeurs transforment le paysage réglementaire. Au Canada, le principal d’entre eux est la réconciliation avec les peuples autochtones. Le besoin de réconciliation entre les Canadiens autochtones et non autochtones remodèle fondamentalement les projets énergétiques. Compte tenu du contexte constitutionnel, juridique et historique du pays, le consentement des autochtones aux projets est crucial. Sans celui-ci, les approbations de projets peuvent faire l’objet de longues contestations judiciaires, souvent couronnées de succès. De nombreuses collectivités autochtones sont devenues des partenaires volontaires d’autres promoteurs de projets énergétiques (notamment des partenaires ayant une participation en capital), ce qui est en passe de devenir la voie à suivre au Canada en vue d’obtenir le consentement des autochtones pour des projets. Les organismes de réglementation travaillent de plus en plus avec des comités consultatifs autochtones qui fournissent des conseils permanents sur les questions réglementaires qui touchent leurs collectivités. Les organismes de réglementation établissent également des programmes de surveillance conjoints dans le cadre desquels les collectivités autochtones mènent des activités de surveillance de la sécurité et de l’environnement de l’infrastructure énergétique, dont les pipelines.

Les organismes de réglementation sont également confrontés à la montée des impératifs en matière d’accessibilité et d’équité sociale, y compris les questions d’équité et d’accessibilité dans la conception des tarifs, les tensions entre les signaux de prix et l’accessibilité dans les réductions d’émissions, et la façon d’allouer les coûts d’investissement des projets lorsque les gouvernements ne veulent pas assumer ces coûts en utilisant l’assiette fiscale.

Toutes ces questions amplifient l’incertitude, les risques et les perturbations pour les organismes de réglementation et mettent au défi leur capacité à planifier, à prendre des décisions et à créer des cadres réglementaires appropriés. Une question cruciale émerge : quel est le rôle des organismes de réglementation? – et cette question en appelle bien d’autres.

LES ORGANISMES DE RÉGLEMENTATION : PERTURBÉS OU PERTURBATEURS?

Les organismes de réglementation doivent-ils être proactifs et devenir des perturbateurs? Ou leur rôle consiste-t-il à réagir aux changements perturbateurs? Lors de la conférence CAMPUT 2022, certains intervenants ont préconisé que les organismes de réglementation « choisissent le changement » et le conduisent en créant des règlements fondés sur les états finaux souhaités, que ces états finaux soient la réduction des émissions, l’équité sociale, la réconciliation ou les trois. D’autres intervenants ont encouragé les organismes de réglementation, en tant que tribunaux administratifs, à « s’en tenir à leur tricot » et à travailler dans le cadre de leurs mandats législatifs. Ce débat a des dimensions à la fois juridiques et démocratiques. Les décisions réglementaires sont soumises à diverses formes de contrôle judiciaire et, en fin de compte, ce sont les représentants élus qui devraient décider des questions plus générales de politique publique.

Nombre de ces discussions ont été encadrées, d’une part, par l’urgence de s’attaquer aux changements climatiques et, d’autre part, par des questions et des préoccupations sur la manière de répartir les énormes coûts de la décarbonisation de façon juste et équitable. Quel est le rôle précis des organismes de réglementation dans ce contexte? Les organismes de réglementation devraient-ils être ceux qui décident qui paie quels coûts pour les réductions d’émissions, quand ils les paient et comment ils les paient? Ou les organismes de réglementation devraient-ils jouer un rôle de soutien et fournir des preuves et des données aux gouvernements pour aider à éclairer les choix politiques sur ces questions?

De même, les organismes de réglementation doivent-ils prendre des décisions sur le rôle du gaz dans les futurs réseaux énergétiques? Ou les organismes de réglementation devraient-ils plutôt fournir des preuves pour éclairer les choix des gouvernements et des consommateurs? Les orateurs et les participants à la conférence CAMPUT ont souvent dit que les organismes de réglementation devraient être des acteurs proactifs du changement en raison de l’urgence de la réduction des émissions : Il y a des coûts pour la société si les organismes de réglementation attendent que les gouvernements réforment la législation d’habilitation des organismes de réglementation. Mais il peut également y avoir des coûts pour la société si les organismes de réglementation agissent trop impétueusement et commettent des erreurs ou prennent des décisions pour lesquelles il n’y a pas de fondement démocratique.

Au cœur de ces discussions, il y a la question de savoir si la position d’un organisme de réglementation sur les impératifs environnementaux, économiques ou sociaux représente un échec des cadres législatifs et des mandats, ou s’il s’agit plutôt d’un manque d’imagination de la part des organismes de réglementation. À notre avis, cette façon bifurquée de présenter les enjeux rate la cible.

UN CADRE PLUS CONSTRUCTIF

Il existe une approche plus constructive pour discuter de ces sujets importants. Au lieu de pointer du doigt les lois ou les organismes de réglementation, pourquoi ne pas se demander si les organismes de réglementation peuvent travailler au sein de systèmes décisionnels plus larges dont ils font partie pour comprendre et gérer les perturbations, et y répondre efficacement?

Les organismes de réglementation ne sont qu’une partie d’un système décisionnel plus large pour l’énergie qui comprend, c’est important, les décideurs politiques et les législatures. Pour répondre efficacement aux changements climatiques, à l’évolution technologique, aux impératifs d’équité sociale et à la réconciliation des autochtones, il faut adopter une approche au niveau du système. Tout d’abord, les organismes de réglementation devraient innover dans le cadre de leurs mandats existants. Cela pourrait inclure la collaboration avec les services publics et d’autres participants au marché afin de trouver des solutions novatrices pour la planification des réductions d’émissions (ou d’autres impératifs) dans un environnement incertain.

La British Columbia Utilities Commission, par exemple, a demandé aux entreprises réglementées BC Hydro, le plus grand fournisseur d’électricité en Colombie-Britannique, et Fortis Energy, le plus grand fournisseur de gaz naturel, d’échanger leurs prévisions énergétiques pour l’électricité et le gaz. Cela permet à chacun des services publics de fournir ses propres prévisions en réponse à celles de l’autre et contribue à favoriser l’alignement sur les plans de ressources futurs. Les organismes de réglementation pourraient également élaborer des scénarios de réduction des émissions ou d’électrification afin d’éclairer la prise de décision du gouvernement. Il existe de multiples scénarios publiés par diverses sources, avec des niveaux plus ou moins élevés de rigueur et de crédibilité. Grâce à leur expertise approfondie et leur accès aux données, les organismes de réglementation pourraient jouer un rôle crucial sur ce front.

Mais pour emprunter cette troisième voie dans le débat sur les perturbations, il faut que les décideurs politiques fassent confiance aux organismes de réglementation pour « faire ce qu’il faut ». Pour comprendre et gérer les perturbations, et y répondre efficacement, il faut une approche globale du réseau dans laquelle chacun est ouvert à l’idée d’assumer de nouveaux rôles. Les gouvernements devront décider du degré d’autorité qu’ils veulent donner aux organismes de réglementation pour qu’ils fassent partie de la solution pour des questions telles que la décarbonisation, la réconciliation autochtone et l’équité sociale. Ils devront ensuite leur fournir l’autorité, les ressources et le personnel nécessaires pour qu’ils puissent assumer de nouveaux rôles.

Pour les questions urgentes, comme l’atteinte d’objectifs de décarbonisation ambitieux, accroître la vitesse du changement tout en minimisant les erreurs nécessite un dialogue amélioré entre tous les acteurs des systèmes de prise de décision. Cela nécessite également un apprentissage mutuel de manière significative et réfléchie afin de favoriser l’alignement sur les problèmes et les solutions, et en particulier sur la manière dont les problèmes peuvent être traités dans les politiques et les règlements, ainsi que par l’industrie et la société civile. Une réponse efficace aux changements climatiques impliquera également une planification intégrée des systèmes et une communication claire des options et des voies à suivre. La planification intégrée entre les secteurs peut aider à optimiser les réseaux et les actifs existants pour réduire les émissions et, surtout, pour qu’ils soient abordables, résilients et fiables. Les organismes de réglementation peuvent jouer un rôle central dans tous ces changements, mais les décideurs du secteur de l’énergie doivent avoir une compréhension commune de leurs rôles et responsabilités afin d’éviter les conflits, les chevauchements et le travail à contre-courant.

Pour trouver des moyens d’aller plus vite, il faudra également repenser la tolérance au risque des organismes de réglementation et prêter une attention particulière aux coûts de l’échec. Un changement de culture vers une meilleure acceptation de l’échec peut être nécessaire au sein des organismes de réglementation et parmi les politiciens et les décideurs. Apprendre des erreurs – plutôt que de les punir – serait un bon point de départ.

Les questions abordées lors de la conférence CAMPUT 2022 apparaîtront de plus en plus fréquemment dans les années à venir. Les organismes de réglementation devront penser à leurs réponses rapidement, de manière réfléchie et proactive. Il en sera de même pour les décideurs politiques. Rien de tout cela ne sera facile. Mais c’est essentiel pour que les systèmes décisionnels en matière d’énergie puissent comprendre et gérer les perturbations et y répondre efficacement.

 

  1. L’article suivant est une réimpression avec autorisation de l’original paru dans l’ICER Chronicle, édition 12 (été 2022), en ligne (pdf) : <intranet.icer-regulators.net/public/uploads/files/events/20220715191238_ICER_Chronicle_Edition_12_FINAL.pdf>.

* Monica Gattinger est directrice de l’Institut de recherche sur la science, la société et la politique publique, professeure titulaire à l’École d’études politiques et présidente/fondateure d’Énergie positive à l’Université d’Ottawa.

David Morton a été nommé pour la première fois en 2010 en tant que commissaire à la British Columbia Utilities Commission à Vancouver, au Canada, avant d’être nommé président et directeur général en décembre 2015. En tant que président et directeur général, David est chargé de concrétiser la vision de la BCUC – être un organisme de réglementation fiable et respecté qui contribue au bien-être et aux intérêts à long terme des Britanno-Colombiens. David est également vice-président de l’ICER, membre exécutif de CAMPUT et président de son comité des relations internationales, et co-vice-président du comité des relations internationales de la NARUC.

 

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