Plusieurs pays envisagent de recourir aux tarifs sur le carbone ou aux ajustements à la frontière pour le carbone (AFC) en vue de soutenir les initiatives de lutte contre les changements climatiques[1]. Les AFC permettent d’ajuster les prix à l’importation des biens à forte intensité carbonique pour compenser l’effet d’un régime de tarification du carbone sur le coût des biens de production locale.
Le gouvernement du Canada a annoncé dans son Budget de 2021 qu’il prévoyait mettre en place des ACF dans le cadre du Plan climatique canadien :
Les ajustements à la frontière pour le carbone garantissent l’application équitable de la réglementation liée à la tarification de la pollution par le carbone entre partenaires commerciaux. Si une tarification différente de la pollution est prélevée à la source, la différence est donc appliquée aux importations et aux exportations entre pays. Cela met les partenaires sur un pied d’égalité, garantit la compétitivité et protège notre environnement commun. L’un des aspects importants de l’avancement de ces travaux est de garantir la compréhension commune des ajustements à la frontière pour le carbone, d’écouter les opinions des Canadiens intéressés, et de travailler avec les partenaires internationaux du Canada[2].
Le Plan climatique canadien prévoit une réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) de 30 % d’ici 2030 et l’atteinte de la carboneutralité d’ici 2050[3]. Le gouvernement estime que les AFC aideront à protéger la compétitivité d’industries importantes du Canada, comme celles du pétrole et du gaz, de la production minière et des produits chimiques, tout en favorisant l’atteinte des objectifs du Plan climatique canadien[4].
Le rôle des ajustements à la frontière pour le carbone
Un AFC est un tarif imposé sur les marchandises importées en fonction de leur teneur en carbone. Les ACF seraient appliqués aux importations de produits provenant de pays exportateurs qui n’ont pas leur propre régime national de tarification du carbone ou dont le régime national de tarification du carbone est moins contraignant que celui du pays importateur[5]. En effet, les ACF sont destinés à équilibrer la concurrence entre les marchés nationaux et étrangers en ce qui concerne les coûts de production des biens à forte intensité carbonique. Les ACF renforcent également les efforts nationaux visant à encourager la production de biens « plus respectueux de l’environnement[6] ».
Les AFC jouent un rôle essentiel dans la lutte contre les « fuites de carbone » qui surviennent lorsque les entreprises transfèrent leur production dans des pays qui n’ont pas de régime de tarification du carbone, ou dont le régime est moins contraignant. Ce transfert permet aux entreprises d’éviter les coûts supplémentaires pour se conformer à une réglementation plus stricte en matière d’émissions[7]. Or, les fuites de carbone n’entraînent pas une réduction des émissions mondiales de carbone, mais leur simple redistribution vers d’autres pays. De plus, le transfert d’activités manufacturières vers l’étranger risque de causer un déclin de la production et de l’emploi au pays.
Les AFC visent à créer une concurrence équitable entre les biens fabriqués localement et ceux fabriqués à l’étranger sous un régime de tarification du carbone différent. Ils augmentent le coût des produits importés dont la teneur en carbone n’est pas complètement tarifée dans le pays exportateur afin qu’il corresponde au coût de production de biens semblables dans les conditions de tarification du carbone du marché intérieur. Les AFC incitent aussi indirectement d’autres pays à établir et à atteindre des objectifs d’émission plus rigoureux pour éviter que leurs exportations ne soient assujetties aux AFC.
Intégration des AFC dans le régime de tarification du carbone du Canada
La Cour suprême du Canada (CSC) a récemment confirmé le régime national de tarification du carbone du Canada tel qu’il est défini dans la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre (LTPGES)[8]. La LTPGES établit une norme nationale minimale pour la tarification des émissions de carbone que toutes les provinces et tous les territoires canadiens doivent respecter.
La CSC a déclaré que les changements climatiques constituent une menace à la vie humaine et que le Canada doit y répondre par des efforts nationaux et internationaux[9]. La décision sur la LTPGES semble ouvrir la voie à un large éventail de mesures climatiques qui pourraient inclure des AFC.
Le système fédéral de tarification du carbone du Canada en vertu de la LTPGES est connu sous le nom de Système de tarification fondé sur le rendement (STFR). Le STFR permet aux provinces et aux territoires de concevoir et de mettre en œuvre leurs propres régimes de tarification du carbone, à condition que les programmes répondent aux exigences fédérales minimales. Pour les provinces et les territoires qui ne le font pas, le STFR fédéral tient lieu de régime par défaut, de sorte que la tarification fédérale du carbone s’applique[10].
Dans le cadre du STFR, la limite d’émissions de CO2 pour chaque installation visée est calculée à l’aide d’une formule figurant dans le Règlement sur le système de tarification fondé sur le rendement[11]. Une installation est tenue de payer pour chaque tonne de carbone émise au-delà de sa limite annuelle. Le prix minimum en vertu du STFR est actuellement de 40 $ CA par tonne de CO2, et augmentera progressivement pour atteindre 170 $ CA en 2030.
On a estimé qu’une augmentation de 40 à 50 $ CA par tonne de CO2 en vertu du STFR entraînerait une hausse de 1 à 5 % des coûts de production pour les fabricants canadiens de biens dans les industries du fer, de la chimie, du pétrole et de l’acier[12]. En l’absence d’AFC, les biens importés à forte intensité carbonique produits dans des pays où la tarification du carbone est moins élevée, voire inexistante, auront un avantage de coût sur les biens canadiens.
On s’attend à ce que des AFC canadiens soient établis pour les produits importés qui font concurrence aux produits canadiens touchés par le STFR. En pratique, la mise en œuvre des AFC au Canada peut s’avérer un processus complexe. Certaines provinces utilisent des systèmes de plafonnement et d’échange, tandis que d’autres appliquent des tarifs directs sur le carbone. Étant donné la mise en œuvre variable de la tarification du carbone au Canada, la conception d’AFC canadiens qui protègent équitablement les producteurs de toutes les provinces et de tous les territoires peut s’avérer difficile.
Considération internationale des AFC
L’Union européenne devrait annoncer son projet de règlement de « mécanisme d’ajustement carbone aux frontières » (MACF) en juillet 2021, et celui-ci pourrait entrer en vigueur dès 2023[13]. Le Parlement européen et les États membres devront approuver le projet de MACF avant son entrée en vigueur[14].
Lors du sommet du G7 de juin 2021 au Royaume-Uni, les dirigeants ont « reconnu le risque de fuite de carbone » et se sont engagés à « travailler en collaboration pour faire face à ce risque et aligner nos pratiques commerciales sur nos engagements dans le cadre de l’Accord de Paris[15] » [traduction]. Cependant, aucun consensus n’a été atteint en faveur des AFC. La plus forte opposition aux AFC parmi les pays du G7 vient des États-Unis et du Japon[16], les seuls pays du G7 à ne pas avoir de régime national de tarification du carbone[17]. Les États-Unis ont envisagé l’utilisation des AFC, mais les considèrent comme un outil de « dernier recours[18] ».
Concevoir des AFC conformes aux exigences de l’Organisation mondiale du commerce
Les AFC seront très certainement examinés dans le cadre du régime de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce. En vertu de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), les pays ne peuvent pas utiliser les tarifs douaniers pour établir une discrimination en faveur des producteurs nationaux de biens[19]. Pour qu’ils soient conformes aux exigences de l’OMC, les AFC devront être non discriminatoires et nécessiter l’application de principes clairs et cohérents pour tous les pays[20]. Une analyse coûts-avantages conforme aux exigences de l’OMC devra probablement aussi tenir compte de la tarification du carbone déjà appliquée dans le pays exportateur afin d’éviter de placer les biens produits localement dans une position avantageuse sur le marché par rapport aux biens importés.
Autrement, si les AFC ne répondent pas aux exigences de non-discrimination du GATT, ils peuvent toujours être justifiés par l’une des exceptions générales de l’article XX du GATT[21]. Elles permettent d’exempter une mesure commerciale du GATT lorsqu’elle est nécessaire à la protection de la vie humaine, animale ou végétale, ou à la conservation des ressources naturelles épuisables[22]. L’air pur a été reconnu comme une ressource épuisable[23]. Cependant, une mesure commerciale ne peut pas être utilisée comme une excuse pour une discrimination arbitraire ou injustifiée ou pour déguiser une restriction au commerce international[24].
Processus de consultation du gouvernement canadien
Le gouvernement a annoncé qu’il entamera un processus de consultation sur les AFC avec les exportateurs et les importateurs de biens à forte intensité de carbone à l’été 2021. Des consultations publiques plus larges sont prévues plus tard à l’automne 2021[25]. Les entreprises qui produisent et vendent des produits à forte intensité carbonique voudront peut-être participer à ces consultations afin de s’assurer que les règles du jeu équitables, la charge réglementaire et d’autres considérations sont bien comprises par le gouvernement.
*A. Neil Campbell, Ph. D., et Talia Gordner travaillent au bureau de Toronto de McMillan LLP, tandis que Lisa Page et Adelaide Egan travaillent au bureau d’Ottawa de McMillan LLP. Une version antérieure de cet article a été publiée dans le bulletin de McMillan. Voir : mcmillan.ca/fr/perspectives/des-frontieres-plus-vertes-le-canada-etudie-les-ajustements-a-la-frontiere-pour-le-carbone/.
- Le Canada, les États-Unis, l’Union européenne et le Royaume-Uni font partie des territoires de compétence qui envisagent d’utiliser les AFC à l’avenir.
- Gouvernement du Canada ministère des Finances, Budget 2021 : Une relance axée sur les emplois, la croissance et la résilience, Ottawa, ministère des Finances, 2021 à la p 200 [Budget 2021].
- Pour de plus amples renseignements sur l’initiative de carboneutralité d’ici 2050 du Canada, veuillez consulter le bulletin de McMillan : Donia Hashem et al, « Le Canada s’engage légalement à réduire ses émissions nettes à zéro d’ici 2050 » (décembre 2020), en ligne : <mcmillan.ca/fr/perspectives/le-canada-sengage-legalement-a-reduire-ses-emissions-nettes-a-zero-dici-2050/>.
- Gouvernement du Canada, « Progrès vers la cible de réduction des émissions de gaz à effet de serre du Canada » (dernière modification le 3 mars 2021), en ligne : <www.canada.ca/fr/environnement-changement-climatique/services/indicateurs-environnementaux/progres-cible-reduction-emissions-gaz-effet-serre-Canada.html>
- Aaron Cosbey et al, « Developing Guidance for Implementing Border Carbon Adjustments : Lessons, Cautions, and Research Needs from the Literature » (2019) 13:1 Review of Environmental Economics and Policy 3.
- Budget 2021, supra note 2 à la p 200.
- Commission européenne, « Fuite de carbone » (dernière consultation le 12 juillet 2021), en ligne : <ec.europa.eu/clima/policies/ets/allowances/leakage_fr>.
- Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11.
- Pour de plus amples renseignements, veuillez vous reporter au bulletin de McMillan : Holly Sherlock et al, « La Cour suprême du Canada maintient le régime fédéral de tarification du carbone » (29 mars 2021), en ligne : <mcmillan.ca/fr/perspectives/la-cour-supreme-du-canada-maintient-le-regime-federal-de-tarification-du-carbone/>.
- L’Ontario, le Nouveau-Brunswick, le Manitoba, l’Île-du-Prince-Édouard, la Saskatchewan, le Yukon et le Nunavut s’appuient sur le STFR fédéral, alors que le Nouveau-Brunswick et l’Ontario sont en train de passer du STFR fédéral à leurs propres programmes provinciaux de tarification du carbone.
- Règlement sur le système de tarification fondé sur le rendement, DORS/2019-266, arts 36–43.
- Fonds monétaire international, « Quatre graphiques pour illustrer le système canadien de tarification de la pollution par le carbone » (18 mars 2021), en ligne : <www.imf.org/fr/News/Articles/2021/03/17/na031821-four-charts-on-canadas-carbon-pollution-pricing-system>.
- Parlement européen, « Legislative Train Schedule: A European Green Deal » (dernière modification le 24 juin 2021), en ligne : <www.europarl.europa.eu/legislative-train/theme-a-european-green-deal/file-carbon-border-adjustment-mechanism>.
- Parlement européen, « Procédure législative ordinaire » (dernière consultation le 12 juillet 2021), en ligne : <www.europarl.europa.eu/infographic/legislative-procedure/index_fr.html>.
- La Maison blanche, communiqué, « Carbis Bay G7 Summit Communiqué » (13 juin 2021), en ligne : <www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2021/06/13/carbis-bay-g7-summit-communique/>.
- Karl Mathiesen, Jakob Hanke Vela et Esther Webber. « The EU’s carbon club of one », Politico (12 juin 2021), en ligne : <www.politico.eu/article/eu-carbon-border-tax-support-g7-us-japan/>; Leslie Hook, « John Kerry warns EU against carbon border tax », Financial Times (11 mars 2021), en ligne : <www.ft.com/content/3d00d3c8-202d-4765-b0ae-e2b212bbca98>.
- Banque mondiale, « Pricing Carbon » (dernière consultation le 11 juillet 2021), en ligne : <www.worldbank.org/en/programs/pricing-carbon>.
- Hook, supra note 16.
- Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, 30 octobre 1947, article II et article III, RTUN 187 (entré en vigueur le 1er janvier 1948) [GATT].
- Jennider Hillman, document d’orientation, « Changing Climate for Carbon Taxes: Who’s Afraid of the WTO? », German Marshall Fund of the United States (25 juillet 2013), en ligne : <www.gmfus.org/publications/changing-climate-carbon-taxes-whos-afraid-wto>.
- GATT, supra note 19, article XX.
- Ibid, article XX (b), article XX (g).
- Organisation mondiale du commerce, « Règles de l’OMC et politiques environnementales : les exceptions du GATT » (dernière consultation le 11 juillet 2021), en ligne : <www.wto.org/french/tratop_f/envir_f/envt_rules_exceptions_f.htm>.
- Ibid.
- Budget 2021, supra note 2 à la p 200.