Le Canada peut-il construire suffisamment et assez vite pour atteindre ses objectifs de carboneutralité ? Sous cette question apparemment simple se cachent de multiples sous-questions :
- Le Canada peut-il construire suffisamment et assez vite, tout en préservant l’intégrité de ses systèmes énergétiques ?
- Le pays dispose-t-il des cadres politiques et règlementaires nécessaires pour attirer suffisamment d’investissements ainsi que pour permettre la vaste gamme et le grand nombre de projets nécessaires à la transformation de sa filière énergétique et de son économie au sens large afin de s’aligner sur la carboneutralité ?
- Cette approche renforcera-t-elle la compétitivité et la prospérité du pays dans les années à venir ?
- Le public et les investisseurs auront-ils suffisamment confiance dans les systèmes décisionnels pour construire à grande échelle et maintenir un rythme de changement durable ?
Le présent article traite de ces questions cruciales et s’appuie sur une étude menée par le programme Énergie positive de l’Université d’Ottawa[1]. Compte tenu du profil des lecteurs de la Publication trimestrielle sur la règlementation de l’énergie, nous nous concentrerons davantage sur la dimension « règlementation » de l’étude. Nous renvoyons les lecteurs intéressés au rapport final[2], qui comprend une analyse complète des résultats et un examen plus approfondi des recommandations proposées.
Nous commençons par mettre en relief l’ampleur et le rythme du changement que nécessite la transition vers la carboneutralité, ainsi que les principaux aspects du contexte canadien en lien avec ce défi. Nous décrivons ensuite l’approche et la méthodologie de recherche employées, puis présentons les principales conclusions et recommandations issues de l’étude. Nous concluons par un appel à l’action et un aperçu de la recherche et des efforts à venir d’Énergie positive pour faire progresser les choses.
L’ampleur et le rythme de la transition vers la carboneutralité et le contexte canadien
La transformation de la filière énergétique et de l’économie au sens large du Canada au cours des deux prochaines décennies nécessite une combinaison des mesures suivantes : remplacer ou moderniser environ 20 % du réseau électrique qui émet des gaz à effet de serre (GES) ; doubler ou tripler le réseau électrique dans son ensemble ; remplacer, décarboniser ou moderniser trois quarts de l’utilisation finale de l’énergie qui alimente les transports ou fournit de la chaleur à l’industrie et aux communautés ; développer de nouvelles infrastructures énergétiques et des marchés pour de nouvelles sources d’énergie telles que l’hydrogène ; et décarboniser les industries pétrolières et gazières du pays. Et tout cela avant 2050 ! Il s’agit d’une tâche colossale, plus vaste et plus rapide que toutes celles qui ont été entreprises dans le cadre d’une politique délibérée — à l’exception des périodes de guerre — dans l’histoire du Canada. Elle soulève de nombreuses questions sur le rythme, notamment sur ce à quoi ressemble un rythme de changement durable pour les marchés, les gouvernements et la société civile.
Divers aspects de la réalité canadienne compliquent la tâche. Le système fédéral canadien est connu pour rendre les projets économiques plus difficiles que dans un système unitaire. C’est particulièrement vrai dans le domaine de l’énergie. Tout d’abord, la plupart des aspects de l’énergie électrique relèvent explicitement de la compétence des provinces. Deuxièmement, la géographie et la richesse en ressources du Canada sont des avantages considérables, mais la variabilité des économies provinciales, de la production d’électricité, des profils d’émissions de GES et des ressources génèrent des intérêts provinciaux et territoriaux divers ainsi que des inégalités pour amener chaque région à la carboneutralité. Troisièmement, la variété des projets nécessaires comprend de nombreux processus décisionnels différents gérés par divers organismes de règlementation, certains fédéraux, bon nombre sont provinciaux ou territoriaux, certains municipaux et, en émergence, certains autochtones.
Description et approche de l’étude
C’est dans ce contexte qu’Énergie positive a entrepris une étude sur la confiance du public dans les systèmes décisionnels des gouvernements pour les projets énergétiques. Par « public », nous entendons un large éventail de citoyens, de consommateurs, de collectivités et d’investisseurs qui se chevauchent. Sans leur confiance, le Canada ne sera pas en mesure de transformer sa filière énergétique et son économie en général pour s’aligner sur la carboneutralité. L’étude traitait du sujet sous deux angles : Un regard rétrospectif sur ce qui s’est passé au cours des deux dernières décennies et un regard prospectif sur ce qui se passera au cours des deux prochaines décennies.
Dans notre regard rétrospectif, nous avons entrepris une revue de la littérature au Canada et à l’étranger sur la prise de décision gouvernementale à propos des projets énergétiques, en vue de déterminer les performances du Canada, la manière de relever les défis en matière de performances et les meilleures pratiques internationales.
Nous avons également établi des « profils de projets » en examinant 18 projets énergétiques entrepris depuis le début de ce siècle, dont certains sont aujourd’hui en service, d’autres en cours de construction, tandis que d’autres ont été abandonnés par les promoteurs ou rejetés par les gouvernements. Lors de la sélection des projets à examiner, nous avons cherché à assurer une représentativité en fonction des types de projets, de leurs tailles, de leurs réussites et échecs, des régions et des processus d’approbation des différents secteurs de compétence (fédéral, provincial, autochtone, ou une combinaison de ceux-ci). Les projets comprenaient des pipelines, des lignes électriques, l’exploration et le traitement du pétrole et du gaz, l’hydroélectricité, l’énergie éolienne, l’énergie solaire, le stockage de l’électricité et la gestion des déchets nucléaires. Collectivement, ils sont raisonnablement représentatifs de l’expérience acquise au Canada au cours des deux dernières décennies. Notre objectif consistait à déterminer le temps écoulé entre le début du projet et sa mise en service (ou son abandon), la proportion de ce temps qu’a représenté le processus règlementaire et les principaux domaines de défi/tension ou de succès/d’innovation pour mener un projet à son terme.
Dans notre regard prospectif, nous avons mené des entretiens confidentiels sur l’environnement actuel et futur de l’investissement avec plus de trente dirigeants. Nous avons demandé à nos interlocuteurs de parler de l’attrait du Canada en tant que lieu d’investissement, des défis auxquels le pays est confronté en matière de processus décisionnels gouvernementaux pour les projets, et des mesures qui pourraient être prises pour améliorer le fonctionnement du système. Notre objectif consistait à obtenir tout un éventail de points de vue, principalement de la part de personnes du secteur privé participant activement au développement de projets (entreprises individuelles, associations industrielles, secteur financier et de l’investissement, et dirigeants autochtones prenant part à des projets), mais aussi d’anciens responsables de la règlementation ou conseillers politiques, et de défenseurs de l’environnement.
Principales conclusions
La conclusion la plus importante est que le défi de la reconstruction du réseau énergétique au cours des deux décennies et demie à venir est bien plus important qu’une question de réforme règlementaire au sujet de l’évaluation de l’impact fédéral, un domaine qui a fait l’objet d’une grande attention ces dernières années. Il ne s’agit pas seulement de prendre des décisions en temps voulu, mais aussi d’assurer la clarté et la prévisibilité des cadres et processus politiques et règlementaires actuels et futurs. Un large consensus s’est dégagé parmi les personnes interrogées sur le fait que le Canada ne dispose pas actuellement de l’environnement d’investissement nécessaire pour construire suffisamment et assez rapidement.
Les principales conclusions portent sur quatre grands domaines :
- Les activités en dehors des processus décisionnels des gouvernements pour les projets prennent du temps et comportent des incertitudes. Le temps nécessaire pour faire passer un projet de la conception à la mise en service ne se limite pas à la prise de décision règlementaire. La conception et l’ingénierie du projet, l’établissement de relations avec les communautés, le financement du projet et la construction prennent tous du temps. Les facteurs du marché — le rythme d’adoption par les consommateurs, l’incertitude de la demande future, la disponibilité de la main-d’œuvre et des matériaux, et l’évolution des marchés financiers et des capitaux — déterminent également le rythme des nouveaux projets. La réforme des régimes règlementaires pour les projets ne peut que nous permettre de gagner un certain temps. Les efforts de réforme règlementaire doivent s’accompagner à la fois d’un sentiment d’urgence et d’un certain réalisme quant à l’ampleur des gains de temps que les réformes permettront de réaliser, d’une part, et quant au temps qu’il faudra pour élaborer et mettre en œuvre avec succès les réformes, d’autre part.
- L’ensemble du système de politique publique est important. De nombreuses personnes interrogées ont souligné l’absence d’une vision nationale commune, le manque d’alignement entre les gouvernements fédéral et provinciaux, le manque de compréhension par le public de l’ampleur de la transformation qui nous attend, et l’absence de processus de planification pour les domaines clés de l’avenir énergétique, comme autant de pierres d’achoppement majeures pour le pays. Le manque de clarté et l’incertitude politique future concernant des instruments clés tels que la tarification du carbone, les crédits d’impôt et les règlements sectoriels, remettent en question le calcul de l’économie des projets. Cette constatation souligne que le défi ne se limite pas à la rapidité de la prise de décision, mais qu’il concerne tout autant, sinon plus, la clarté et la prévisibilité des cadres gouvernementaux.
- Les défis posés par les régimes règlementaires sont nombreux et complexes, mais ils peuvent être relevés. Là encore, le défi ne se limite pas au respect des délais. L’implication politique à différents stades de la prise de décision sur les projets est une source majeure d’incertitude, tout comme les multiples demandes d’information et l’absence de lignes directrices claires de la part des organismes de règlementation. Ces défis résident en particulier dans les études d’impact fédérales, mais il ne s’agit pas seulement d’un problème fédéral. Les processus règlementaires menés par les provinces, les territoires, les administrations municipales et les gouvernements autochtones posent également des défis. De plus, l’absence de délimitation claire, de coordination et de rationalisation des rôles fédéraux, provinciaux et territoriaux, les mandats contradictoires des organismes de règlementation et d’autorisation et le manque de coordination intragouvernementale réduisent l’attrait du Canada pour les investisseurs. Il s’agit là d’un vaste ensemble de défis importants et complexes, mais avec de la volonté politique et des compétences en matière de gestion, il est possible de les relever. Le succès de cette démarche dépendra de l’acquisition d’une compréhension globale des questions en jeu et, surtout, de l’élaboration d’un plan d’action et de mise en œuvre qui conduise à des changements réels et à des améliorations significatives sur une base continue.
- Les relations avec les nations et les communautés autochtones constituent une très grande partie de la solution. Les relations entre les promoteurs de projets et les communautés autochtones se sont transformées ces dernières années. Les nations autochtones sont de plus en plus nombreuses à acquérir des participations dans les projets, à diriger leurs propres projets, à entreprendre des études d’impact menées par les autochtones et à diriger le suivi des projets. Il reste encore beaucoup à faire pour soutenir et amplifier ces progrès, notamment en renforçant l’expérience des gouvernements autochtones en matière d’équilibre entre l’adhésion des communautés, le respect des délais et les risques. Le temps investi aujourd’hui portera ses fruits dans les années à venir. Parallèlement aux efforts déployés pour établir des relations avec les nations et les communautés autochtones, les promoteurs et les gouvernements doivent également consacrer du temps et des efforts pour obtenir et conserver le soutien des autres communautés (municipalités, communautés locales, communautés rurales, etc.). Le soutien des communautés est essentiel pour tous les types de projets. Il est dangereux de supposer que les projets qui contribuent à réduire les émissions seront soutenus par les communautés locales. Les communautés sont souvent davantage saisies par les impacts sociaux, économiques et environnementaux locaux que par les changements climatiques mondiaux.
Recommandations : Aborder plusieurs ensembles de réformes au sein et au-delà du régime règlementaire
Compte tenu de l’ampleur du défi et des solutions possibles, il est dangereux d’essayer de tout régler en même temps, puis de finir par manquer de cohérence et par moins se concentrer sur le travail à accomplir. Le problème doit faire l’objet d’une analyse, et les différents intervenants doivent être consultés de différentes manières. C’est dans cet esprit que nous avons organisé nos recommandations de réforme en des « séries de mesures recommandées ». Chacune d’entre elles peut être traitée séparément et nécessitera souvent la collaboration de différent d’intervenants, tout en étant assortie de délais différents — bien que l’urgence du problème plaide en faveur d’une action débutant dès que possible dans tous les cas. Compte tenu de l’étendue du champ couvert par nos recommandations, celles-ci sont nécessairement formulées en termes généraux — bien que dans la plupart des cas, les orientations possibles détaillées soient facilement discernables et que nous ayons fourni un certain nombre de mesures possibles à prendre pour chaque série de mesures recommandées.
Les séries de mesures recommandées s’inscrivent au sein et au-delà du régime règlementaire. Il convient de noter que toutes les séries de mesures recommandées englobent divers rôles des communautés autochtones et une variété de questions à traiter.
Trois séries de mesures recommandées se situent principalement au-delà du régime règlementaire :
- Assurer une plus grande prévisibilité et clarté de la politique, de la stratégie et de la vision : Tous les ordres de gouvernement doivent mieux collaborer et aligner leurs efforts. Le manque de clarté et l’incertitude concernant la politique future et la vision du pays pour son avenir énergétique influent sur la confiance des investisseurs tout autant — si ce n’est plus — que le régime règlementaire visant les projets. Qu’il s’agisse de la tarification du carbone, des crédits d’impôt à l’investissement ou de la règlementation des émissions pour l’électricité, le pétrole et le gaz, l’incertitude concernant les mesures politiques essentielles empêche les investisseurs de calculer la rentabilité des projets et de faire les investissements nécessaires pour réaliser les aspirations du Canada en matière de carboneutralité. De même, alors qu’il existe maintenant un large consensus national sur la nécessité de réduire les émissions, si nous regardons plus loin, ce consensus s’effondre. Ces défis nous accompagnent depuis l’émergence de la politique climatique, il y a plus de trente ans, et ils ne seront jamais « résolus ». Malheureusement, l’orientation de la politique actuelle n’est pas de bon augure pour la résolution de ces problèmes. Tout au contraire, elle semble indiquer que nous devrons plutôt composer avec un contexte moins prévisible et moins clair.
Cependant, quel que soit le contexte politique, il est peu probable qu’une vision nationale détaillée et partagée puisse être élaborée et maintenue dans un pays aussi diversifié que le Canada. Cependant, les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux doivent retrouver l’instinct de collaboration. La collaboration envoie un message crucial aux investisseurs et aux citoyens : le Canada prend au sérieux la question de la carboneutralité, et les gouvernements peuvent mettre de côté leurs divergences pour tracer une voie constructive vers l’avenir. Une grande partie de cette collaboration se concrétisera probablement dans le cadre de processus bilatéraux ou multilatéraux, et il convient d’intensifier le tout de manière significative. Il est essentiel que les efforts de collaboration du gouvernement fédéral portent sur les principales priorités régionales ou provinciales et tiennent compte des initiatives provinciales et territoriales existantes.
- Établir des processus de planification : Les gouvernements doivent prendre des mesures dans un certain nombre de domaines où la planification est essentielle (approvisionnement en énergie, réseaux électriques, soutien des rôles des communautés autochtones et coûts), mais ils doivent le faire sans bouleverser un système largement fondé sur le marché. L’avenir de l’approvisionnement en énergie pour l’utilisateur final n’a pas fait l’objet d’une attention suffisante. Cette transition englobera non seulement les technologies, mais aussi le comportement des consommateurs, les stratégies de décarbonisation dans une grande variété de secteurs de l’industrie, une planification énergétique communautaire, régionale et provinciale ainsi que des réseaux d’infrastructure. L’électrification et les réseaux électriques seront probablement au cœur des efforts de réduction des émissions, mais la planification de ces réseaux ne peut se faire de manière isolée. Elle doit comprendre une coordination réfléchie entre les sources d’énergie (notamment le gaz naturel) et les utilisations de l’énergie (transport, chauffage des bâtiments, procédés industriels, etc.). L’une des questions les plus importantes concerne les coûts : Qui paie pour quoi, quand et comment ? Il est urgent d’en arriver à un consensus réaliste sur la répartition des coûts entre les contribuables et les investisseurs à moyen et long terme. Énergie positive traitera de cette question dans le cadre d’une série de documents de discussion à venir.
- Renforcer les mécanismes et les capacités des régimes politiques et règlementaires : Tous les acteurs doivent coopérer et décider d’investir dans la mise en place de régimes politiques, règlementaires et décisionnels au sein des secteurs public, privé, autochtone et de la société civile au sens large, qui soient à la hauteur du défi que pose la carboneutralité. Les défis liés à la main-d’œuvre, aux compétences et à la chaîne d’approvisionnement doivent faire l’objet d’une attention prioritaire, tout comme le renforcement des capacités au sein des organismes de règlementation. Cet ensemble se situe à la fois au sein et à l’extérieur du régime règlementaire. Les gouvernements doivent évaluer si leurs régimes politiques et règlementaires sont à la hauteur de l’ampleur du défi en ce qui concerne leurs systèmes institutionnels, leurs compétences et leurs capacités. Dans pratiquement tous les cas, un renforcement des capacités sera nécessaire. L’attention organisationnelle se portera généralement en premier lieu sur la nécessité d’augmenter le personnel, mais les réalités budgétaires imposeront probablement une limite à l’embauche de nouveaux collaborateurs. Il est important de noter que si le volume de projets envisagés se concrétise, il faudra certainement plus de personnel. Toutefois, on pourra faire beaucoup de choses sans avoir à engager de nouveaux employés, dont restructurer les approches fondamentales de la prise de décision (suppression des cloisonnements, coordination interservices, collaboration public-privé-civique) et veiller à ce que le personnel dispose des capacités adéquates (les aptitudes et les compétences appropriées). Le succès dépendra aussi en grande partie de la question de savoir si les responsables politiques et règlementaires et les personnes au niveau opérationnel possèdent la culture et l’état d’esprit nécessaires pour conduire le changement, comme nous le verrons plus loin.
Quatre séries de mesures recommandées relèvent du régime règlementaire :
- Clarifiez qui fournit les orientations politiques pour les projets et qui les règlemente : Les gouvernements devraient concentrer leur attention sur la politique, la planification et la structuration des régimes règlementaires, et s’abstenir d’intervenir dans les décisions relatives aux projets individuels. Les organismes de règlementation devraient se concentrer sur l’évaluation des demandes de projets et la prise de décisions/la formulation de recommandations au gouvernement. Tous les ordres de gouvernement ont, au fil des ans, réformé de nombreux régimes règlementaires au pays de telle sorte que les politiciens (ministres, cabinets) jouent un rôle beaucoup plus important dans les demandes individuelles, y compris dans l’approbation finale des projets et les conditions qui visent ceux-ci. Si cette situation perdure, les processus seront paralysés. Non seulement le temps des ministres est limité, mais les cadres règlementaires qui nécessitent une prise de décision politique à différents stades verront sans aucun doute les ministres contraints à y accorder du temps. Les investisseurs, s’ils sont toujours confrontés à l’incertitude et à l’imprévisibilité des interventions politiques à un stade avancé — ou pire, à des interventions politiques à plusieurs stades — auront tendance à hésiter.
À l’avenir, la solution par défaut devrait être de laisser les organismes de règlementation règlementer à nouveau. Le travail des organismes de règlementation devrait consister à colorier entre les lignes tracées par les gouvernements. Si ces limites sont précisées par leur législation, leur règlementation et des directives gouvernementales d’application générale correctement formulées, les organismes de règlementation ont la possibilité d’innover sans enfreindre les principes de la responsabilité démocratique. Les gouvernements ne devraient modifier ou annuler les décisions règlementaires que dans des circonstances très limitées — les rôles des ministres et des cabinets devraient être étroitement circonscrits, transparents et clairs. Le fait de limiter le rôle des ministres ou des cabinets dans les approbations finales à l’acceptation, au rejet ou, dans de rares cas, au renvoi d’un projet aux organismes pour réexaminer des questions précises — plutôt que d’ajouter des conditions — transmettrait un message de prévisibilité indispensable aux investisseurs et aux communautés. Il s’agit là d’un autre domaine dans lequel Énergie positive poursuit ses recherches et ses efforts, comme nous le verrons plus loin.
- Établir des relations intergouvernementales de collaboration et décider quels sont les gouvernements les mieux placés pour accomplir le travail : Ces questions doivent être traitées comme des questions pratiques dans l’esprit du fédéralisme coopératif et doivent inclure le recours à des accords de substitution ou à d’autres accords qui garantissent que les responsabilités gouvernementales — fédérales, provinciales, territoriales, autochtones et municipales — sont assumées sans chevauchement ni double emploi inutiles. Tous les ordres de gouvernement doivent aborder cette question de manière constructive. Compte tenu de la question des capacités soulevée plus haut (3e série de mesures recommandées), une solution évidente consiste à éviter les doubles emplois. Il est important que les relations intergouvernementales incluent les relations avec les gouvernements autochtones, qui joueront de plus en plus un rôle de premier plan dans la règlementation, que ce soit en tant que détenteurs de connaissances, associés dans l’évaluation des incidences, contributeurs aux décisions finales, contrôleurs permanents ou responsables de la règlementation qui dirigent leurs propres processus d’évaluation d’impact et de règlementation. Chaque projet et chaque communauté nécessiteront une approche distincte. Les gouvernements et les promoteurs doivent faire preuve d’ouverture et développer leur capacité à travailler de manière constructive avec les gouvernements autochtones de diverses manières.
- Faire la distinction entre l’évolution des mandats et l’évolution des mentalités : La réforme des mandats règlementaires ne nous mènera qu’à un certain point. Les mentalités devront souvent évoluer vers plus d’innovation et de prise de risque au sein des organismes publics, qu’il s’agisse de ministères ou d’organismes autonomes tels que les organismes de règlementation. Les gouvernements sont de plus en plus conscients de ce défi, y compris le gouvernement fédéral dans le cadre de la Directive du Cabinet sur la règlementation qu’il a récemment publiée. Le changement fondamental de culture au sein des gouvernements doit être abordé de manière délibérée et sérieuse, et en reconnaissant qu’un tel changement est difficile et prend du temps.
Le travail des responsables de la règlementation consiste à poser des questions, à faire preuve de scepticisme, à exiger des preuves, à suivre une procédure établie et à être prêt à dire non lorsque cela se justifie. Différents organismes de règlementation aborderont inévitablement cette question avec différents mandats et différents états d’esprit. Il est dangereux de penser que tous les organismes de règlementation sont identiques. Il faut tenir compte du contexte, de l’histoire, de la culture, des pratiques dominantes et de l’expérience.
Comme la carboneutralité représente un défi unique et une préoccupation urgente, les organismes de règlementation seront de plus en plus amenés à dire oui aux impacts négatifs créés par les nouveaux projets et à rationaliser les processus pour parvenir plus rapidement à des décisions. Cela sera probablement plus difficile pour certains que pour d’autres, et certainement plus difficile pour certains risques que pour d’autres. Il nous faut donc adopter une approche règlementaire fondée sur le risque. La plupart des organismes de règlementation se sont déjà engagés dans cette voie. Ils s’appuient sur des années d’expérience et de connaissances sans réinventer constamment la roue. Ils évitent les examens complets pour les projets de routine, les sites contaminés ou les risques bien compris et pour lesquels il existe des mesures d’atténuation des risques bien établies. Ils évitent la tentation de demander toujours plus d’informations aux promoteurs. Toutefois, on peut certainement faire plus pour réduire les délais et maximiser l’apprentissage au sein des organismes et entre eux. La création d’un forum national pour l’excellence en matière de règlementation et d’autorisation permettrait d’accélérer l’innovation, l’apprentissage et l’échange des meilleures pratiques. Il en irait de même pour la création d’un organe consultatif indépendant chargé de conseiller les parties extérieures (industrie, organisations autochtones, universités, etc.) sur ce qui fonctionne et, surtout, sur ce qui ne fonctionne pas.
- Mettre en place une machine pangouvernementale fonctionnelle : Les gouvernements doivent mettre en place des mécanismes de coordination intragouvernementaux pour aider les projets à franchir les différentes étapes des processus politiques, règlementaires et d’autorisation pour une demande de projet individuelle, de manière opportune et prévisible, tout en minimisant le fardeau règlementaire. Diverses approches ont vu le jour pour tenter de relever ces défis. En général, elles nécessitent la création d’un guichet unique pour les projets afin de naviguer dans le réseau des cadres de politiques, de programmes, de règlementations et d’autorisations (p. ex. le Clean Energy and Major Projects Office [bureau de l’énergie propre et des grands projets] de la Colombie-Britannique, l’ancien Bureau fédéral de la gestion des grands projets, le nouveau Conseil d’action sur l’efficacité règlementaire et le Bureau de la croissance propre). L’objectif consiste à fournir une orientation, un leadership et les degrés de coordination nécessaires pour respecter les délais, minimiser le fardeau règlementaire et assurer la prévisibilité. Ces organismes ont pour but de veiller à ce que le processus continue de progresser vers une décision à propos d’un projet, quel qu’il soit.
Pour soutenir ces efforts, il est essentiel d’évaluer en permanence les réformes règlementaires et leur impact : Atteignent-elles les objectifs visés ? La création d’un organisme chargé d’évaluer l’efficacité (ou l’inefficacité) des réformes et l’apport de personnes ayant une expérience des processus règlementaires constitueraient un bon point de départ.
Prochaines étapes : élaborer un processus et un plan d’action/de mise en œuvre pour chaque série de mesures recommandées.
Nous exhortons les gouvernements et les autres organisations à collaborer à un processus visant à réunir les principaux acteurs nécessaires pour faire avancer la recherche de solutions dans chaque domaine de réforme. Une partie de ce travail est déjà bien entamée dans le cadre de divers processus fédéraux, provinciaux, territoriaux et intergouvernementaux, mais il reste encore beaucoup à faire. L’objectif devrait être d’élaborer un plan d’action et de mise en œuvre détaillé afin que le Canada puisse réaliser des progrès significatifs et durables vers son objectif de carboneutralité.
Énergie positive mise sur son pouvoir de rassemblement et son expertise en matière de recherche pour aider à élaborer des voies d’avenir dans les domaines prioritaires. Comme il est indiqué ci-dessus, nous poursuivons nos travaux sur la planification ainsi que sur les rôles respectifs des décideurs politiques et des organismes de règlementation au sujet des décisions relatives aux projets énergétiques (certains de ces travaux seront présentés dans de futurs articles de la Publication trimestrielle sur la règlementation de l’énergie). Nous élaborons des documents de discussion, entreprenons des travaux empiriques détaillés et réunissons des responsables politiques et règlementaires pour faire avancer la réflexion et l’action sur ces sujets cruciaux.
Cependant, de nombreux acteurs devront unir leurs efforts au cours de cette transition. Même en cas d’accord sur le « quoi » des réformes et même lorsque des engagements sont pris pour agir, le succès dépendra du maintien de la dynamique et d’une mise en œuvre efficace. Nous invitons tous ceux qui ont intérêt à ce que le Canada s’engage sur la voie d’un avenir véritablement durable à se concentrer sur la création d’un environnement d’investissement clair, opportun et prévisible, afin que le pays puisse construire suffisamment et assez vite dans les années à venir.
* Michael Cleland est cadre en résidence à Énergie positive. Monica Gattinger est présidente fondatrice du conseil d’administration d’Énergie positive et professeure titulaire à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa.
- Université d’Ottawa, Énergie positive (dernière consultation : le 11 novembre 2024), en ligne : <www.uottawa.ca/recherche-innovation/energie-positive>.
- Michael Cleland et al, Energy Projects and Net Zero by 2050: Can we build enough fast enough?, Positive Energy, 2025, en ligne (pdf) : <www.uottawa.ca/research-innovation/sites/g/files/bhrskd326/files/2024-12/241213-pe-fast-enough-proof04-share%20%281%29.pdf>.