La transition énergétique et le gaz naturel : Deux organismes de règlementation s’expriment

INTRODUCTION

Vers la fin de 2023, deux décisions ayant de frappantes similitudes ont été rendues presque simultanément, l’une par la British Columbia Utilities Commission (BCUC) et l’autre par la Commission de l’énergie de l’Ontario (CEO). Elles ont toutes deux soulevé d’importantes préoccupations au sujet des investissements dans l’infrastructure de gaz naturel, mais aucune n’a tenu compte des questions plus vastes soulevées par l’évolution du contexte énergétique au Canada.

Au nombre de ces questions plus vastes :

  • Quel est le rôle du réseau de distribution de gaz naturel ?
  • D’où proviendra l’électricité ?
  • Existe-t-il un plan global pour la transition ?

Le présent article examine ces questions plus vastes et souligne les difficultés qui peuvent se présenter à leur examen.

CEO ET ENBRIDGE

Le 21 décembre 2023, la CEO a rendu sa décision et son ordonnance à l’égard des questions restantes liées à la phase 1 de la demande d’Enbridge Gas Inc. (Enbridge) visant à faire approuver des modifications aux tarifs qu’elle applique à la vente, à la distribution, au transport et au stockage du gaz à compter du 1er janvier 2024.

Dans sa décision, le Comité d’experts de la CEO a décidé à la majorité que, pour les raccordements de clients à faible volume, l’horizon de revenus qu’Enbridge utilise pour déterminer la faisabilité économique de nouveaux raccordements doit être ramené de 40 ans à zéro, réduisant ainsi le risque d’actifs immobilisés à zéro, à compter du 1er janvier 2025. Cette méthode empêche effectivement de raccorder de nouveaux clients, car les coûts dépasseront de loin les coûts de solutions de rechange à l’électricité.

Le Comité d’experts a également réduit de 250 millions de dollars le budget des immobilisations global proposé par Enbridge d’environ 1,4 milliard de dollars pour 2024, en indiquant que :

[l]e risque que les actifs utilisés pour servir les clients actuels et nouveaux d’Enbridge soient bloqués en raison de la transition énergétique est réel. Enbridge n’a pas fourni d’évaluation adéquate de ce risque pour démontrer que son plan de dépenses en immobilisations est raisonnable. Le risque lié aux actifs immobilisés affecte tous les aspects du réseau d’Enbridge ainsi que ses propositions de dépenses d’investissement pour l’expansion et le renouvellement du réseau [traduction][1].

Le Comité d’experts a ajouté que

les actifs qu’Enbridge Gas propose d’ajouter à la base tarifaire en 2024 seraient amortis sur une période de 40 ans ou plus, en fonction de la durée de vie des actifs physiques. Il en irait de même des actifs qu’Enbridge Gas prévoit d’ajouter au cours de chacune des quatre années suivantes, comme il est proposé dans sa demande, et au cours des dix prochaines années, comme il est proposé dans son plan de gestion des actifs. Il s’agit de l’horizon de 40 ans en fonction duquel le risque lié aux actifs immobilisés doit être examiné, et non de l’horizon de cinq ans de la durée tarifaire demandée, qu’Enbridge Gas exhorte le Comité d’experts à utiliser. Dans une perspective de 40 ans, la proposition d’Enbridge Gas ressemble beaucoup au statu quo et n’est pas viable [traduction][2].

Les directives que le Comité d’experts a données à Enbridge pour atténuer le risque lié aux actifs immobilisés trahissaient également sa préoccupation au sujet de la viabilité, à savoir :

  • [de] mettre davantage l’accent sur la surveillance, la réparation et la prolongation de la durée de vie de son réseau, de sorte que les projets de remplacement ne soient mis en œuvre qu’en cas d’absolue nécessité ;
  • d’effectuer une évaluation des risques et d’envisager une série de mesures d’atténuation de ces risques, notamment[3] :
    • Comment Enbridge pourrait réduire son réseau existant afin d’éviter le remplacement d’actifs.
    • Quel rôle la politique de dépréciation d’Enbridge devrait jouer dans la réduction du risque lié aux actifs immobilisés.
    • Comment Enbridge identifiera les solutions d’entretien et de réparation pour prolonger la durée de vie des actifs existants au lieu de procéder à des remplacements à long terme qui augmentent le risque d’actifs immobilisés.

L’un des trois membres du Comité d’experts, la commissaire Allison Duff, a exprimé sa dissidence quant à l’horizon de revenu ramené à zéro an aux fins de l’évaluation de la faisabilité économique de l’expansion pour raccorder des clients à faible volume, affirmant qu’aucun élément probant ne justifie de recouvrer entièrement les coûts de raccordement dès le départ. Plus particulièrement, elle considère que la justification est une conjecture, car aucun promoteur n’est intervenu ou n’a déposé d’élément probant dans l’instance en cause. La commissaire Duff estime plutôt qu’un horizon de revenus de 20 ans est approprié[4].

Elle a ajouté que : « le risque de conséquences imprévues pour Enbridge Gas, ses clients et d’autres intervenants augmentait compte tenu de l’ampleur de ce changement déterminant » [traduction][5].

La commissaire Duff a également exprimé des préoccupations au sujet de la faisabilité de remplacer les nouveaux raccordements au gaz par un approvisionnement en électricité : « les producteurs d’électricité, les transporteurs, les distributeurs et la SIERE seraient-ils en mesure de répondre à la demande d’énergie de l’Ontario en 2025 ? Je ne sais pas » [traduction].[6]

LA RÉACTION ET LE POINT DE VUE D’ENBRIDGE

La réaction à la décision a été rapide. Le lendemain même, le ministre de l’Énergie de l’Ontario s’est dit « extrêmement déçu » de la décision partagée et a déclaré « j’utiliserai tous les pouvoirs dont je dispose en ma qualité de ministre pour mettre en suspens la décision de la Commission de l’énergie de l’Ontario […] [n]ous ne pouvons pas accepter cela »[7].

L’opposition à la décision était axée sur l’abordabilité. Le ministre Todd a expliqué que cela pourrait se traduire par des dizaines de milliers de dollars supplémentaires sur les frais de construction de nouvelles maisons, ce qui ralentirait ou empêcherait la construction de nouveaux logements, y compris de logements abordables[8].

Comme il fallait s’y attendre, Enbridge s’est dite déçue de la décision et « examine toutes les options possibles pour contester l’ordonnance, y compris le recours aux tribunaux » [traduction][9].

Enbridge a également formulé les commentaires suivants sur les enjeux relatifs à l’abordabilité : « [d]ans une conjoncture où l’abordabilité est la principale préoccupation des Ontariens, cette décision signifie que les nouveaux clients devront payer les frais de raccordement au réseau de gaz naturel immédiatement, au lieu d’échelonner les paiements sur plusieurs années, ce qui entraînera une charge financière inutile pour les résidents » [traduction][10].

BCUC ET FORTISBC

Le 22 décembre 2023, la BCUC a rendu sa décision rejetant la demande de FortisBC Energy Inc. (« Fortis ») visant l’obtention d’un certificat de commodité et de nécessité (CCN) pour son projet d’augmentation de la capacité de l’Okanagan, qui comprenait la construction, l’installation et l’exploitation d’un nouveau gazoduc d’environ 30 kilomètres. Le rejet de la demande était une décision unanime du Comité d’experts formé de deux personnes. Le Comité d’experts a déterminé que le projet n’était pas nécessaire pour des raisons de commodité ou d’intérêt du public[11].

Dans sa demande, Fortis a indiqué que le projet d’expansion du gazoduc était nécessaire pour répondre à l’augmentation prévue de la demande de gaz naturel dans la région de l’Okanagan, en Colombie-Britannique, en raison de la croissance démographique. Fortis a indiqué qu’elle s’attend à devenir incapable de répondre à la demande croissante avec son infrastructure pipelinière existante, dès l’hiver 2026–2027[12].

Le Comité d’experts a conclu que la demande de Fortis ne tenait pas compte de la possibilité que la demande de gaz naturel dans la région de l’Okanagan cesse de croître, voire diminue, au cours des 20 prochaines années, en partie en raison des engagements pris dans la feuille de route CleanBC, des effets du BC Building Code et du BC Energy Step Code et d’autres directives d’aménagement ou règlements de zonage[13].

Comme il est indiqué dans la décision, et compte tenu des chiffres sur lesquels la décision était fondée, l’estimation la plus récente du coût du projet était de 327,4 millions de dollars, avec un impact sur le taux d’approvisionnement en énergie de 2,37 %. Cependant, les données probantes suggèrent que cet impact sur le taux peut être surestimé, car l’impact sur le taux pondéré est de 1,78 %[14].

L’un des points de mire de l’instance était l’examen de solutions de rechange au gazoduc, le transport de GNC par camion pour répondre aux charges de pointe étant probablement l’option examinée le plus minutieusement. Fortis était d’avis que cette option n’était pas pratique, un avis que ne partageait pas le Comité d’experts. Bien qu’elle ait reconnu que « cette solution n’est pas appropriée à long terme, car elle comporte de nombreux inconvénients » [traduction], elle a reconnu qu’elle pouvait être pertinente à court terme, car elle « permettrait peut-être de combler une lacune de façon rentable entre-temps » [traduction].

Le Comité d’experts a également suggéré que d’autres stratégies d’atténuation à court terme pourraient être « ciblées de manière à pallier l’éventuelle capacité insuffisante des parties du réseau de transport de gaz qui, selon Fortis, seraient les premières à connaître des déficits de capacité. Les premières collectivités qui seraient touchées par cette insuffisance de la capacité sont celles de West Kelowna, Lumby et Lavington, qui comptent une population totale d’environ 40 000 habitants.

La seule autre solution possible à court terme (autre que le transport par camion) suggérée par le Comité d’experts était l’unité d’écrêtement des pointes au GNC décrite dans le projet d’augmentation de la capacité de Gibsons de Fortis » [traduction]. L’unité d’écrêtement des pointes au GNC approuvée, mais qui n’est pas encore terminée, desservira une ville d’environ 5 000 habitants sur la « Sunshine Coast », une région qui connaît des hivers un peu plus chauds que l’Okanagan.

Cette unité élimine le besoin de charger du GNC sur des camions, depuis un chaland, pour compléter la capacité du pipeline de distribution existant. Elle est composée d’une installation d’écrêtement des pointes à remplissage lent et des raccordements associés à la conduite de distribution principale existante. L’installation tire le gaz du réseau de distribution existant pendant les périodes de faible demande du réseau, le comprime et le stocke dans deux réservoirs de stockage à haute pression. Pendant les périodes de forte demande de gaz, le gaz stocké sera dépressurisé, chauffé et réinjecté dans le réseau de distribution pour compléter l’approvisionnement. Son coût d’environ 12 millions de dollars est inférieur à celui d’une mise à niveau d’un pipeline[15].

Le Comité d’experts a enjoint à Fortis de déposer un plan de rechange d’ici juillet 2024.

LA RÉACTION À LA DÉCISION DE LA BCUC

La réaction à la décision de la BCUC a été mitigée, du moins comparativement à la réaction de l’Ontario à la décision de la CEO. Dans sa déclaration officielle, Fortis exprime sa « déception » et souligne :

[l]e projet d’augmentation de la capacité de l’Okanagan est nécessaire pour répondre à la demande d’énergie de pointe dans la région de l’Okanagan, qui s’observe pendant les mois d’hiver plus froids, lorsque les clients comptent sur le gaz pour chauffer leurs maisons et leurs entreprises […] L’infrastructure de Fortis est essentielle à l’approvisionnement en gaz renouvelable et à faibles émissions de carbone, deux caractéristiques essentielles à la capacité de la province d’atteindre ses cibles de carboneutralité énoncées dans son plan CleanBC [traduction][16].

Bien que ces deux décisions en disent long sur le point de vue de leurs organismes de règlementation respectifs sur l’avenir du réseau de gaz naturel, elles restent muettes sur un certain nombre de questions cruciales, notamment : Quel est le rôle du réseau de distribution de gaz naturel ? Existe-t-il un plan global pour la transition ? En l’absence de gaz naturel, d’où proviendra l’électricité ? Existe-t-il un plan conjoint pour la transition?

QUEL EST LE RÔLE DU RÉSEAU DE DISTRIBUTION DE GAZ NATUREL?

Les deux décisions reposent sur la prémisse voulant que la nécessité d’un réseau de distribution de gaz naturel diminue à mesure que la demande de gaz naturel classique diminue. En combinant cette hypothèse avec les conclusions selon lesquelles la demande de gaz naturel classique pourrait être réduite ou éliminée au cours des quelque 40 prochaines années, on parvient à la conclusion que les investissements dans l’infrastructure gazière doivent être réduits afin de gérer prudemment le risque lié aux actifs immobilisés.

Toutefois, dans les deux décisions, ces hypothèses semblent être fondées sur la mise en œuvre efficace d’une voie présumée particulière vers la décarbonisation, en particulier le remplacement du gaz naturel classique par l’électricité.

Aucune de ces décisions ne tient compte de la différence entre la demande d’un réseau de gazoducs et la demande de gaz naturel classique.

À l’heure actuelle, Enbridge et Fortis vendent une quantité limitée de ce qu’elles appellent du « gaz naturel renouvelable » (GNR) par l’entremise du même réseau pipelinier. Bien que le GNR ne soit pas actuellement une voie de conformité approuvée en Colombie-Britannique, le Comité d’experts de la BCUC a reconnu que, s’il en devenait une, « il pourrait y avoir peu d’écart dans la trajectoire des prévisions de pointe de la demande à plus long terme de FEI » [traduction][17]. Cependant, en raison de cette incertitude et aussi parce qu’aucune décision n’a été prise à ce jour au sujet de l’examen global révisé du gaz renouvelable, le Comité d’experts a refusé de tenir compte de la possibilité que les prévisions de charge de Fortis puissent être raisonnables.

La BCUC a récemment publié un rapport sur le gaz naturel renouvelable dans lequel elle examine la question de la production de gaz avec mesures de réduction des émissions, qu’elle définit comme la production de gaz naturel classique combinée à des procédés générateurs de crédits verts utilisant toute source autre que la production de biométhane[18].

Le rapport recommandait notamment que le gouvernement provincial :

envisage des modifications législatives pour reconnaître la production de gaz combinée à des procédés générateurs de crédits verts. La production de ce gaz devrait être combinée à des procédés générateurs de crédits verts qui répondent clairement aux objectifs de la CEA [Clean Energy Act], de la feuille de route CleanBC jusqu’à 2030 et des engagements plus généraux de la Colombie-Britannique en matière de réduction des GES, et constitue donc une voie acceptable et réalisable vers la réduction des émissions pour la province[19].

Est-il possible que le réseau existant de gazoducs puisse servir à transporter d’autres gaz pour le chauffage domestique, comme l’hydrogène, le gaz naturel classique combiné à des systèmes de captage et de stockage du carbone ou d’autres gaz produits avec mesures de réduction ?

La réponse à ces questions est une tâche ardue pour l’organisme de règlementation. Il n’existe aucun cadre législatif dans l’une ou l’autre des provinces qui comprend une politique claire sur ces modèles. De plus, ils font appel à des technologies nouvelles et en évolution, dont les produits sont incertains et dont les répercussions sur les coûts sont largement inconnues.

D’OÙ PROVIENDRA L’ÉLECTRICITÉ ?

La question de savoir d’où proviendrait l’électricité si la demande de gaz naturel était partiellement ou complètement remplacée par l’électrification du chauffage domestique n’a pas été abordée dans les deux décisions.

En Ontario, la SIERE est optimiste quant à la capacité du réseau électrique d’éliminer complètement la production de gaz naturel dans son propre réseau électrique d’ici 2050. Un rapport publié à la fin de 2022 indique qu’avant d’imposer un moratoire sur la production d’électricité à partir du gaz naturel en 2027, il faudrait dépenser environ 400 milliards de dollars en immobilisations et construire de nouvelles centrales nucléaires de grande envergure.

De plus, dans une évaluation de la suffisance des ressources pour la période de 2025 à 2027, la SIERE indique que « l’Ontario aura besoin de 4 000 MW de puissance électrique supplémentaire entre 2025 et 2027, ce qui équivaut à ajouter une ville de la taille de Toronto au réseau électrique » [traduction]. La SIERE recommande en outre que la province augmente l’utilisation du gaz naturel pour éviter une pénurie d’énergie, affirmant qu’il n’y a pas de solution de rechange « comparable en tous points » au gaz naturel.

Par conséquent, le gouvernement provincial a approuvé le plan de la SIERE visant à ajouter 1 500 MW de nouvelle capacité de gaz naturel entre 2025 et 2027, et 2 500 MW de production d’électricité de source autre que le gaz naturel — dont au moins 1 500 MW devraient être stockés, tandis que le reste devrait être provenir d’autres sources propres, comme la technologie des batteries solaires hybrides ou la nouvelle puissance hydroélectrique[20].

Les autres solutions paraissant toutes équivalentes à court terme, la charge supplémentaire d’électricité exige une production supplémentaire d’électricité à partir du gaz. Si tel est le cas, à court terme du moins, remplacer le gaz naturel par de l’électricité signifie de remplacer le gaz naturel par de l’électricité qui peut être produite à partir du gaz naturel.

Quoi qu’il en soit, il n’est pas clair de savoir si le Comité d’experts de la CEO a tenu compte de l’un ou l’autre de ces facteurs. Si sa décision entraîne un passage du gaz naturel à l’électricité à court terme. Cela augmentera-t- il la charge électrique nécessaire entre 2025 et 2027 au-delà de ce qui était envisagé dans l’étude de la SIERE de 2022 ? Une majorité des membres du Comité d’experts n’a pas semblé tenir compte de l’incidence de sa décision sur la demande d’électricité — et de la provenance de toute puissance électrique supplémentaire pour répondre aux besoins de chauffage des bâtiments auxquels aurait autrement répondu le gaz naturel — contrairement à la commissaire dissidente.

Le 24 février 2023, en C.-B., dans le cadre de son processus d’établissement du plan pour les ressources à long terme, Fortis a déposé son étude de cas sur l’électrification de Kelowna. L’étude conclut qu’e :

[…] avec une électrification de 100 % de la charge de gaz et une température quotidienne moyenne de -26 Celsius, la demande de pointe en 2040 ferait plus que tripler, passant de 472 mégawatts (MW) à 1 429 MW, ce qui entraînerait des dépenses d’investissement estimées entre 2,6 et 3,4 milliards de dollars sur le réseau de distribution et de transport d’électricité, qui seraient nécessaires dans moins de 20 ans. Même avec une électrification de 25 % de la charge de gaz, la demande de pointe passerait à 711 MW, ce qui entraînerait des dépenses d’investissement estimées entre 1,3 et 1,7 milliard de dollars au cours de la même période [traduction][21].

Toutefois, le Comité d’experts de la BCUC ne semble pas avoir tenu compte de cette preuve dans l’instance sur le projet OCU, même si la Utilities Commission Act l’oblige à tenir compte du plan de ressources à long terme le plus récent déposé par un service public lorsqu’elle examine une demande visant des infrastructures nouvelles, comme ce nouveau pipeline[22].

Une société sœur, Fortis Electric, fournit l’électricité pour le projet de l’Okanagan. Fortis Electric a déposé son plan de ressource à long terme le plus récent en 2021. Ce plan ne prévoyait aucune augmentation de la charge de chauffage attribuable à la réduction de la demande de gaz naturel.

De plus, selon son rapport annuel de 2020, environ 18 % de l’électricité de Fortis Electric est achetée au titre d’un contrat d’achat d’énergie avec BC Hydro, qui fournit de l’électricité à la majeure partie de la province[23]. BC Hydro a déposé son Plan de ressource intégré à la fin de 2022. Il n’a relevé aucune augmentation de la demande pour remplacer le gaz naturel comme combustible de chauffage domestique. Bien qu’elle ait depuis révisé ses prévisions de charge et que son audience sur le Plan de ressource intégré soit en cours, il n’est pas clair si cela fournit une capacité supplémentaire pour l’Okanagan ou si elle dispose d’une infrastructure suffisante pour fournir cette capacité supplémentaire.

Des événements récents mettent en relief le niveau d’électrification requis pour répondre à la charge de chauffage les jours de pointe. Le 12 janvier 2024, les températures froides ont fracassé de nombreux records de température en Colombie-Britannique. Selon un communiqué de presse de Fortis, son système au gaz a fourni 21 763 MW, soit près du double des 11 300 MW fournis par BC Hydro[24]. Il est clair que le remplacement du gaz naturel comme combustible de chauffage par de l’électricité exigera beaucoup de réflexion et de planification.

EXISTE-T-IL UN PLAN GLOBAL POUR LA TRANSITION ?

Dans la décision Enbridge, le Comité d’experts a déclaré ce qui suit :

[f ]ace à la transition énergétique, il incombe à Enbridge Gas de démontrer que le plan de dépenses en immobilisations que l’entreprise propose dans son plan de gestion des actifs est prudent et qu’elle a tenu compte de manière appropriée des risques liés à la transition énergétique. Le dossier montre clairement qu’Enbridge Gas ne l’a pas fait. Enbridge Gas a adopté la position selon laquelle il n’y a pas de risque d’actifs immobilisés aux fins de l’établissement des tarifs pour 2024. Cette position n’est pas logique [traduction][25].

En effet, il n’est pas logique de supposer que la demande de gaz naturel classique diminuera considérablement à court et à moyen terme. Cependant, comme la commissaire Duff l’a souligné dans son opinion dissidente, d’où proviendra l’électricité pour remplacer la demande de gaz naturel ? Tant que les organismes de règlementation ne pourront pas savoir d’où elle proviendra et à quel prix, est-il prudent de supposer que nous n’avons pas besoin de gaz naturel classique ?

Dans la décision de la BCUC, l’organisme de règlementation a enjoint à Fortis de trouver une solution à court terme, en attendant que se clarifie l’avenir du réseau de distribution de gaz en C.-B. La Commission a conclu :

[i]l existe un risque important que la croissance prévue s’aplanisse ou commence à diminuer en raison de l’incapacité de Fortis à répondre aux besoins des nouveaux clients en matière de chauffage des locaux et de l’eau, en raison des engagements pris par la province dans le cadre de la feuille de route CleanBC, des modifications apportées au BC Energy Step Code et au ZCSC [Zero Carbon Step Code] » [traduction][26].

Encore une fois, il s’agit d’une conclusion non déraisonnable à première vue. Toutefois, comme dans le cas de la décision de la CEO, elle suppose que le gaz naturel — ou tout autre produit transporté par le gazoduc — ne permettra pas d’atteindre les objectifs de décarbonisation du gouvernement et que le gaz naturel peut être remplacé par de l’électricité sans émission à un coût raisonnable et dans les délais prescrits.

Est-ce l’approche la plus prudente ? Est-ce que le fait de refuser une demande de capacité dont on a manifestement besoin à court terme dans le but d’économiser les coûts du contribuable augmente le risque pour les clients du service public ? Ce sont eux qui sont directement touchés lorsque les risques se concrétisent, par exemple par l’augmentation des coûts de l’énergie, les pannes d’électricité ou les baisses de tension lorsqu’il n’y a pas suffisamment d’énergie pendant les journées froides d’hiver.

La réponse à ces questions exige une vision beaucoup plus holistique que celle qui a été utilisée dans l’une ou l’autre des décisions. Cela étant dit, il s’entend qu’il est difficile pour les organismes de règlementation d’obtenir une vision holistique de la transition énergétique. Dans bien des cas, les lois ne sont pas encore au rendez-vous pour appuyer cette transition et la technologie pour sa part évolue rapidement. En outre, les organismes de règlementation ont toujours examiné des demandes particulières sur la base de leurs propres mérites, souvent en mobilisant des comités d’experts distincts responsables d’examiner des demandes distinctes. Cela peut mener à un cloisonnement inévitable des enjeux.

L’étude de Kelowna conclut que des conjonctures se prêtent à la mise en œuvre de solutions pour gérer la transition énergétique par l’exploitation d’un réseau intégré de gaz et d’électricité.

De plus, la BCUC a récemment mené un exercice visant à élaborer des prévisions de charges conjointes pour BC Hydro et Fortis. Chaque entreprise peut ainsi répondre aux divers scénarios présentés par l’autre. Les éléments en faisant foi ont été déposés dans le cadre des procédures relatives aux plans de ressource récemment déposés par Fortis et BC Hydro.

Les organismes de règlementation ont besoin d’une vue d’ensemble de ce que ces exercices peuvent procurer. Le Comité de transition relative à l’électrification et à l’énergie convoqué par le gouvernement de l’Ontario semble être d’accord. Dans son récent rapport, publié à la suite de ces deux décisions, il énonce les sept principes, et les prochaines étapes, « qui aideraient l’Ontario à négocier et réussir la transition vers une économie axée sur l’énergie propre sur le long terme » ; l’un de ces principes est le suivant : « [a]ssurer une collaboration et une intégration efficaces lors de la planification de toutes les sources d’énergie, surtout l’électricité et le gaz naturel, en couvrant tous les secteurs d’utilisation finale et tous les ordres de gouvernement, de manière à tirer le maximum de bénéfice des investissements et de l’innovation »[27].

CONCLUSION

Aucune de ces décisions n’impliquait des sommes d’argent importantes — plusieurs centaines de millions dans chaque cas — par rapport aux bases tarifaires qui se mesurent en milliards. Il n’est pas inhabituel non plus qu’un organisme de règlementation refuse une demande de dépenses de cette ampleur. De plus, les deux décisions étaient bien étayées, du moins en regard du cadre disons, plutôt étroit, dont les décideurs se sont eux-mêmes dotés. Pourquoi sont-elles importantes ?

Leur importance tient à ce sur quoi elles sont restées muettes, et non à ce qu’elles ont dit. Aucune de ces décisions n’a examiné à fond le contexte plus large du système énergétique. Par conséquent, elles risquent d’entraîner des conséquences imprévues. Quoi qu’il en soit, comme il est indiqué dans le présent article, il peut être difficile de bien camper le contexte plus large compte tenu du grand nombre d’incertitudes découlant de la sphère politique et de l’évolution des technologies.

Bien qu’il puisse être impossible en grande partie de cerner les problèmes qu’apportera l’évolution des technologies, la politique, elle, peut être clarifiée. Pour que les organismes de règlementation puissent prendre des décisions éclairées, il faut une vision holistique d’une transition énergétique qui n’est pas toujours compatible avec de telles vues. Cela exige également que les décideurs fournissent une orientation stratégique claire, dans la mesure du possible. Pourtant, lorsque cela n’est pas possible, ils doivent s’assurer d’encourager et d’appuyer l’organisme de règlementation pour qu’il prenne des mesures qui tiennent compte de tous les aspects du système énergétique lorsque celui-ci rend des décisions au sujet de la transition énergétique.

 

* David Morton est un ingénieur qui cumule plus de 45 ans d’expérience. Il se spécialise dans la règlementation des services publics et la politique énergétique. Il a dirigé la British Columbia Utilities Commission (BCUC) pendant huit ans, où il a notamment mené plusieurs enquêtes importantes pour le compte du gouvernement de la Colombie-Britannique. Il demeure actif au sein d’associations internationales de règlementation de l’énergie et participe fréquemment à des conférences et à des séances de mentorat à l’échelle mondiale

  1. Phase 1 de l’instance sur les tarifs 2024-2028 d’Enbridge Gas Inc. (21 décembre 2023), EB-2022-0200, à la p 2, en ligne : CEO < www.rds.oeb.ca/CMWebDrawer/Record/827754/File/document >.
  2. Ibid à la p 21.
  3. Ibid.
  4. Ibid.
  5. Ibid à la p 2.
  6. Ibid.
  7. Gouvernement de l’Ontario, « Le gouvernement de l’Ontario se porte à la défense des familles et des entreprises » (22 décembre 2023), en ligne : <news.ontario.ca/fr/statement/1004010/le-gouvernement-de-lontario-se-porte-a-la-defense-des-familles-et-des-entreprises>.
  8. Ibid.
  9. La Presse Canadienne, « Minister to overrule Ontario Energy Board, says decision will raise cost of new homes » (22 décembre 2023), en ligne : <www.toronto.ctvnews.ca/minister-to-overrule-ontario-energy-board-says-decision-will-increase-cost-of-new-homes-1.6699449>.
  10. Ibid.
  11. British Columbia Utilities Commission, communiqué de presse, « BCUC Rejects FortisBC Energy Inc. Okanagan Capacity Upgrade Project » (22 décembre 2023), en ligne (pdf) : <docs.bcuc.com/documents/NewsRelease/2023/2023-12-22-NEWS-RELEASE-BCUC-Rejects-FortisBC-Okanagan-Upgrade-Project.pdf>.
  12. Ibid.
  13. Ibid.
  14. FortisBC Energy Inc: Application for a Certificate of Public Convenience and Necessity for the Okanagan Capacity Upgrade Project – Final Submission (14 août 2023), au para 134, en ligne (pdf ) : <docs.bcuc.com/documents/arguments/2023/doc_72977_20230814feifinalargument.pdf>.
  15. FortisBC Energy Inc: Annual Review for 2023 Delivery Rates (5 décembre 2022), BCUC G-352-22, en ligne : BCUC <www.ordersdecisions.bcuc.com/bcuc/orders/en/521395/1/document.do>.
  16. FortisBC, « Statement regarding BCUC decision on the Okanagan Capacity Upgrade Project » (22 décembre 2022), en ligne : <www.fortisbc.com/news-events/media-centre-details/2023/12/22/statement-regarding-bcuc-decision-on-the-okanagan-capacity-upgrade-project>.
  17. Supra note 15, à la p 24.
  18. British Columbia Utilities Commission, Inquiry into the Acquisition of Renezable Naturel Gas by Public Utilities in British Columbia, Phase 2 Report (Vancouver: British Columbia Utilities Commission, 2023), à la p 24.
  19. Ibid à iii.
  20. Société indépendante d’exploitation du réseau d’électricité, Evaluating Procurement Options for Supply Adequacy : A Resource Adequacy Update to the Minister of Energy, Resource Adequacy Update, (Toronto : Société indépendante d’exploitation du réseau d’électricité, 2023).
  21. FortisBC Energy Inc et FortisBC Inc, Kelowna Electrification Case Study Electrification and the Impacts of Cold Temperature on Peak Demand and System Upgrade Costs, (Vancouver, FortisBC, 2023), à la p 1, en ligne (pdf) : <docs.bcuc.com/documents/proceedings/2023/doc_70278_b-20-fei-evidentiary-update.pdf>.
  22. Utilities Commission Act, RSBC 1996 c 473, para 46(3)(1).
  23. FortisBC Inc, Annual Information From: Fort the Year Ended December 31, 2020, (FortisBC, 2021), en ligne (pdf) : <www.cdn.fortisbc.com/libraries/docs/default-source/about-us-documents/fbc-aif-2020-final-mar-26-2021-sedar.pdf?sfvrsn=c8b7cc8e_2>.
  24. Colin Dacre, « During peak demand, FortisBC’s natural gas system delivered double the energy of BC Hydro » (15 janvier 2024), en ligne : <www.castanet.net/news/BC/467369/During-peak-demand-FortisBC-s-natural-gas-system-delivered-double-the-energy-of-BC-Hydro>.
  25. Supra note 1 à la p 21.
  26. FortisBC Energy Inc: Application for Certificate of Public Convenience and Necessity for the Okanagan Capacity Upgrade Project (22 décembre 2023), G-361-23, en ligne : BCUC <www.ordersdecisions.bcuc.com/bcuc/decisions/en/522057/1/document.do>.
  27. Comité de transition relative à l’électrification et à l’énergie, Perspectives de l’Ontario en matière d’énergie propre : Rapport du comité de la transition relative à l’électrification et à l’énergie, (Comité de transition relative à l’électrification et à l’énergie : 2023), à la p 9, en ligne (pdf) : <www.ontario.ca/files/2024-02/energy-eetp-ontarios-clean-energy-opportunity-fr-2024-02-02.pdf>.

 

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