INTRODUCTION
Le présent article vise à commenter le rapport Avenir énergétique du Canada en 2023[1] (« Avenir énergétique 2023 ») publié par la Régie de l’énergie du Canada (REC).
S’appuyant sur des modèles économiques et énergétiques, le rapport, qui fait partie de la collection Avenir énergétique du Canada, « explore diverses possibilités qui pourraient s’offrir aux Canadiens à long terme en matière d’énergie » et porte tout particulièrement sur « le défi que constitue l’atteinte de la carboneutralité d’ici 2050 »[2].
« Notre analyse tient d’abord compte de l’objectif final, soit l’atteinte de la carboneutralité d’ici 2050, puis utilise différents modèles pour déterminer les voies à suivre pour y arriver. Cette approche diffère de celle des versions antérieures du rapport, pour lesquelles aucune contrainte n’était appliquée aux modèles. Cette nouvelle façon de faire permet d’entrevoir l’avenir à partir d’une prémisse donnée.
Nous explorons ici une question clé sur l’avenir énergétique du Canada : à quoi pourrait ressembler l’atteinte de la carboneutralité d’ici 2050? Ce rapport n’offre pas de prédictions ni de recommandations. On y décrit des scénarios qui sont susceptibles d’aider les Canadiens et Canadiennes, ainsi que les décideurs, à se représenter un monde carboneutre, à visualiser cet objectif et à prendre des décisions éclairées. »[3]
TOUT D’ABORD, UN PEU D’HISTOIRE
Avant de se pencher sur le rapport, il est utile de rappeler non seulement sa genèse et son contexte, mais aussi ceux de la REC elle-même.
Le prédécesseur de la REC, soit l’Office national de l’énergie (ONE), créé en 1959 en vertu de la Loi sur l’Office national de l’énergie, était autorisé à réglementer l’exportation de pétrole, de gaz naturel et d’électricité, l’importation de gaz et, surtout, à superviser la construction et l’exploitation des pipelines interprovinciaux et internationaux, ce qui englobait la fixation des droits et des tarifs pour ces projets. L’Office, composé de membres indépendants nommés par le gouverneur en conseil, disposait de tous les pouvoirs dévolus à une cour supérieure (« cour d’archives ») et rendait compte au Parlement par l’intermédiaire du ministre des Ressources naturelles.
Les événements qui ont entouré la création de l’ONE n’étaient pas anodins. Le « Grand débat sur les pipelines », qui s’est tenu au Parlement en mai et juin 1956, est devenu l’une des confrontations les plus importantes de l’histoire parlementaire canadienne. Le gouvernement libéral de l’époque proposait de construire, dans l’intérêt national, un gazoduc pour acheminer le gaz naturel de l’Alberta vers le centre du Canada. Ce projet nécessitant d’importantes dépenses en capital, le ministre de l’époque, C.D. Howe, a appelé en 1954 à la formation d’un syndicat privé pour créer TransCanada Pipelines, après avoir déposé un projet de loi pour l’autoriser, avec des dispositions, introduites en mai 1956, qui prévoyaient un prêt pour soutenir la construction. Une tempête politique s’ensuivit, qui conduisit le gouvernement à limiter la durée du débat par la clôture – une procédure législative utilisée pour répondre à la nécessité urgente de commencer la construction de pipelines cette année-là. Avec la majorité libérale à la Chambre, le projet de loi a été adopté. Cependant, le débat a tellement influencé les opinions de l’électorat qu’il a été considéré, en tout ou en partie, comme ayant conduit à la défaite du gouvernement libéral lors des élections générales canadiennes de 1957, qui ont mis fin à plus de deux décennies de gouvernements libéraux.
Passons directement à l’élection générale canadienne de 2015, une élection qui est arrivée à un moment de protestations sans précédent au sujet des demandes de construction de pipelines proposées, lorsque le candidat libéral Justin Trudeau a promis de « réformer » et de « moderniser » l’Office national de l’énergie, tout en promettant, de manière concrète, de ne pas permettre aux demandes de pipelines en suspens d’aller de l’avant. Pendant les élections, Trudeau a fait de ces attaques contre le processus réglementaire et l’ONE un élément central de sa campagne :
« Il est évident que la politisation de l’Office national de l’énergie par le gouvernement Harper, soit le processus entourant l’approbation de projets comme celui-ci, ne fonctionne pas, et s’il y a un espoir pour que de tels projets et d’autres du genre puissent aller de l’avant, il faut rétablir la confiance du public. C’est pourquoi nous avons annoncé que nous allions nous engager dans un nouveau processus ouvert pour tous les pipelines »[4] [traduction].
La campagne a également donné lieu à des promesses explicites pour restructurer l’ONE et « repenser » l’expansion de l’oléoduc Trans Mountain de Kinder Morgan de l’Alberta vers la Colombie-Britannique de sorte que :
« …les évaluations environnementales comprennent une analyse des impacts en amont et des émissions de gaz à effet de serre résultant des projets examinés »[5] [traduction].
Contrairement aux débats parlementaires de 1956 qui précédaient une élection, c’est l’élection de 2015 elle-même qui a focalisé l’attention directe sur les pipelines et l’ONE. En effet, il était allégué que l’indépendance de l’ONE avait été politiquement compromise à un point tel que la confiance du public dans les décisions d’intérêt national avait été érodée et que des changements législatifs et administratifs importants étaient nécessaires.
La lettre de mandat subséquente du gouvernement libéral adressée au ministre de Ressources naturelles Canada (RNCan) Jim Carr en 2015 contenait les instructions suivantes :
« Moderniser l’Office national de l’énergie afin que sa composition reflète les points de vue des régions et qu’il ait suffisamment d’expertise dans les domaines de la science de l’environnement, du développement communautaire et du savoir ancestral autochtone »[6].
Le fait que, peu après les élections de 2015, un scandale ait éclaté au sujet de réunions tenues par certains membres de l’ONE et des dirigeants politiques du Québec ayant des liens présumés avec le consortium Énergie Est n’a pas aidé l’ONE. Cela a donné un nouvel élan à la modernisation de l’ONE, comme en témoigne une déclaration de 2016 du ministre de RNCan, M. Carr, lorsque l’audience sur Énergie Est a été suspendue :
« Les Canadiens s’attendent et méritent d’avoir confiance en leurs institutions publiques. L’indépendance et la neutralité sont des principes fondamentaux pour l’ensemble des organismes réglementaires du Canada, incluant ceux responsables de l’évaluation de grands projets tels que l’Office national de l’énergie (ONE). Les Canadiens s’attendent à ce que l’ensemble des organismes réglementaires évaluent avec grand sérieux toute allégation de manquement aux principes et normes d’indépendance et de neutralité.
Nous procédons présentement à la modernisation de l’ONE pour rétablir la confiance du public envers l’organisme. Cette modernisation inclut une révision de la structure, de la mission et du mandat de l’ONE, ainsi qu’une refonte de la façon dont participe le public au processus d’évaluation des grands projets.
Nous souhaitons que la situation qui a actuellement cours aux audiences publiques d’Énergie Est soit résolue immédiatement de façon à ce que les Canadiens puissent s’exprimer sur cet important enjeu national »[7].
L’annulation finale par le promoteur, en octobre 2017, du projet d’oléoduc Energy Est[8], d’une valeur de 15,7 milliards de dollars, est incontestablement le résultat d’une série complexe d’événements[9], dont certains englobent non seulement l’incertitude réglementaire canadienne, mais aussi l’évolution de l’économie, l’opposition du Québec et l’opposition organisée, ainsi que l’opposition bruyante des organisations environnementales et de nombreuses Premières Nations.
Ces événements ont déclenché une cascade d’activités de la part du nouveau gouvernement fédéral, qui a procédé à la formation d’un Comité d’experts sur la modernisation de l’ONE, ce qui a conduit à la publication du Rapport du Comité d’experts sur la modernisation de l’Office national de l’énergie[10] en mai 2017. Comme le professeur Banks[11] l’a expliqué en détail, le rapport du Comité d’experts est l’un des quatre rapports qui analyse les aspects de la manière dont le gouvernement fédéral examine et réglemente les grands projets. Trois autres rapports portaient sur l’examen des procédures d’évaluation environnementale, la protection de l’habitat en vertu de la Loi sur les pêches et le rôle de la Loi sur la protection de la navigation. En juin 2017, le gouvernement fédéral a publié un document de travail intitulé Examen des processus d’évaluation environnementale et réglementaire[12] qui décrivait certains changements généraux proposés pour les processus fédéraux d’évaluation et de réglementation, ceux-ci en réponse aux rapports cités précédemment.
Pendant près de 60 ans, l’ONE a assumé les responsabilités législatives liées à la réglementation d’environ 73 000 kilomètres de pipelines internationaux et interprovinciaux, de 1 400 kilomètres de lignes internationales de transport d’électricité ainsi que de l’importation et de l’exportation d’énergie au Canada. Tout cela était sur le point de changer – de manière significative.
Tel qu’il est indiqué dans un communiqué fédéral sur les processus en cours :
« Comme l’ont clairement dit les membres du public pendant 14 mois de vastes consultations, la réglementation fédérale en matière d’énergie doit continuer à évoluer et à s’adapter aux temps nouveaux. Nombre de recommandations de réforme ont été formulées, mais tous étaient d’accord à le dire : ces efforts sont la condition nécessaire à l’intégration de nos objectifs énergétiques, économiques et climatiques, et au renouvellement de la relation entre le Canada et les peuples autochtones. Un organisme de réglementation moderne est crucial également pour que nous puissions continuer à bénéficier d’approvisionnements énergétiques sécuritaires, abordables et fiables. »[13]
Ces « consultations publiques approfondies » ont été marquées par de nombreuses protestations, en particulier dans l’Ouest du Canada, et le projet de loi C-69 est alors devenu la « Loi anti-pipeline ». Néanmoins, le 20 juin 2019, le projet de loi C-69 a été adopté[14] après des audiences parfois acrimonieuses tenues par le Comité sénatorial permanent de l’énergie, de l’environnement et des ressources naturelles, présidé par la sénatrice Rosa Galvez[15]. De nombreuses séances ont été accompagnées d’une forte opposition et de protestations vocales[16].
Le projet de loi C-69 promulguant la Loi sur les études d’impact, la Loi sur la Régie canadienne de l’énergie et modifiant la Loi sur la protection de la navigation (rebaptisée Loi sur les eaux navigables canadiennes) a été adopté par un vote final de 57 à 37 et a reçu la sanction royale peu de temps après. Bien que le Sénat ait recommandé 188 amendements au projet de loi, la Chambre des communes a choisi de n’en accepter que 62, 37 autres ayant été acceptés après modifications. Malgré ces amendements, la version finale du projet de loi adoptée par le Sénat ressemble largement à la version initialement déposée par le gouvernement fédéral à la Chambre des communes le 8 février 2018.
À l’issue d’un processus qui a peut-être surpassé la rancœur publique et politique observée lors du Grand débat sur les pipelines de 1956, les promesses électorales des libéraux ont été tenues lorsque la REC a été constituée le 28 août 2019 en vertu de la Loi sur la Régie canadienne de l’énergie (Loi sur la REC).
De manière significative, dans sa tentative déclarée de « moderniser » l’ONE, la Loi sur la REC a mis l’accent sur la participation autochtone, la durabilité, les changements climatiques et de nouveaux critères pour les décisions réglementaires. Cependant, comme l’affirme non seulement l’industrie, la Loi a accru le niveau d’incertitude de l’investissement déjà associé à un processus d’évaluation fédéral canadien prolongé. Cela a soulevé la question valable de savoir si le projet de loi C-69 atteindrait ou non son objectif principal, soit d’assurer une prise de décision réglementaire plus efficace et plus rapide. En effet, beaucoup considéraient que les exigences de la Loi placeraient la nouvelle REC dans une position difficile dans les futures considérations d’intérêt public, en particulier celles associées aux grands pipelines interprovinciaux, ou aux projets de ressources émettant du carbone. Cependant, à la lumière des décisions ultérieures prises par le Cabinet le 29 novembre 2016 pour rejeter officiellement les plans du projet pipelinier Northern Gateway d’Enbridge[17], il était clair que le principe directeur de longue date de l’ONE selon lequel « ceux qui entendent la preuve décident » avait effectivement été abandonné.
En fin de compte, la Loi sur la Régie canadienne de l’énergie a créé la nouvelle Régie de l’énergie du Canada et abrogé la Loi sur l’Office national de l’énergie. C’était la fin d’une époque.
QUEL A ÉTÉ L’IMPACT DE LA « MODERNISATION »?
Si la REC a vu le jour en 2019 à l’issue d’un processus très différent de celui qui avait conduit à la création de l’ONE en 1959, sa naissance n’en a pas moins été tout aussi traumatisante[18]. Ce qui diffère de 1959, c’est l’émergence d’organisations militantes environnementales bien financées qui semblaient utiliser largement les médias sociaux pour former une voix très efficace qui visait non seulement l’ONE, ses membres permanents et leurs décisions réglementaires, mais aussi l’ensemble du secteur canadien du pétrole, du gaz et des pipelines[19]. Ces activités présumées ont conduit à la création d’une enquête publique albertaine sur les campagnes énergétiques anti-Alberta, au cours de laquelle on a tenté de révéler le financement par des groupes d’intérêt étrangers[20].
Après ce qui a été décrit comme une « grande période »[21] qui s’est étendue sur près de six décennies, l’ONE a été « modernisé ». Cette modification structurelle a entraîné des conséquences législatives et administratives importantes qui ont suscité des inquiétudes dans certains milieux[22]. En particulier, la fonction juridictionnelle de la REC a été séparée de ses opérations administratives par la création d’un conseil d’administration chargé de la supervision, de l’orientation stratégique et des conseils sur les opérations. Avec un directeur général, distinct du président du conseil d’administration, la responsabilité des opérations quotidiennes incombe désormais au directeur général. La branche juridictionnelle de la REC compte jusqu’à sept commissaires à temps plein qui ont remplacé les neuf membres permanents du conseil d’administration de l’ONE. Il a été précisé qu’au moins un des directeurs de la REC et au moins un des commissaires devaient être d’ascendance autochtone.
Bien que le mandat de la REC comprenne les préoccupations réglementaires traditionnelles de l’ONE, telles que les décisions relatives aux pipelines (y compris les pipelines abandonnés), aux lignes électriques, aux énergies renouvelables en mer, ainsi que la surveillance de la construction, de l’exploitation et de la cessation d’exploitation des pipelines, il n’incluait pas l’évaluation des incidences ou les consultations sur les grands projets. Ces tâches ont été confiées à l’Agence d’évaluation d’impact du Canada (AEIC), un organisme central chargé des évaluations d’impact et des consultations, non seulement pour la REC, mais aussi pour d’autres organismes de réglementation du cycle de vie.
LA REC ET SON RAPPORT AVENIR ÉNERGÉTIQUE 2023
Le rapport de 2023 de la REC (Avenir énergétique 2023) a permis d’en savoir un peu plus sur ses nouvelles orientations :
« Notre analyse tient d’abord compte de l’objectif final, soit l’atteinte de la carboneutralité d’ici 2050, puis utilise différents modèles pour déterminer les voies à suivre pour y arriver. Cette approche diffère de celle des versions antérieures du rapport, pour lesquelles aucune contrainte n’était appliquée aux modèles. Cette nouvelle façon de faire permet d’entrevoir l’avenir à partir d’une prémisse donnée.
Nous explorons ici une question clé sur l’avenir énergétique du Canada : à quoi pourrait ressembler l’atteinte de la carboneutralité d’ici 2050? Ce rapport n’offre pas de prédictions ni de recommandations. On y décrit des scénarios qui sont susceptibles d’aider les Canadiens et Canadiennes, ainsi que les décideurs, à se représenter un monde carboneutre, à visualiser cet objectif et à prendre des décisions éclairées »[23] [C’est moi qui ai ajouté les caractères gras].
L’une des principales préoccupations de tout organisme de réglementation indépendant est d’éviter le risque d’ « emprise réglementaire »[24] de la part d’agents au sein de la communauté réglementée. Mais que se passe-t-il lorsque l’emprise réglementaire semble émaner du gouvernement lui-même? L’alignement des ministères sur les priorités politiques du gouvernement a toujours été un principe de fonctionnement standard. En effet, le gouvernement libéral a restructuré RNCan afin, entre autres, de parvenir à une « participation significative des Autochtones aux projets de mise en valeur des ressources naturelles et à la transition vers la carboneutralité »[25]. Cependant, l’application de ces directives à ce qui était auparavant un tribunal indépendant et spécialisé dans le domaine de l’énergie et des pipelines entraîne des conséquences matérielles, notamment lorsque, sur instruction ministérielle, la REC a été chargée de prendre en compte les « objectifs finaux » de la politique gouvernementale.
Les investisseurs, les analystes et les décideurs en étaient venus à compter sur l’ONE pour obtenir des analyses factuelles et indépendantes de l’intérêt national, qui ne soient pas entachées par les orientations politiques du gouvernement ou les intérêts économiques directs de l’industrie. Le rapport de 2023 de la REC sur l’avenir énergétique du Canada remet en cause tous ces principes en supposant de manière non critique que les politiques fédérales visant à atteindre la carboneutralité d’ici 2050 sont non seulement souhaitables, mais aussi techniquement et économiquement réalisables.
Les trois scénarios envisagés par la REC s’écartent considérablement des analyses antérieures effectuées par l’ONE, car ils intègrent, comme première hypothèse, une « carboneutralité de référence » dans les perspectives à long terme de l’industrie de l’énergie canadienne. Sans surprise, le rapport suppose que les objectifs de carboneutralité énoncés dans l’Accord de Paris[26] seront couronnés de succès et entraîneront une baisse importante de la production pétrolière canadienne d’ici 2050. Cette hypothèse va à l’encontre des preuves croissantes de désaccords substantiels au sein du groupe des nations du G20 (qui représentent les trois quarts du PIB international et des émissions mondiales) qui n’ont jamais réussi à atteindre un consensus pour réduire progressivement les combustibles fossiles[27]. De plus, outre les objections de certains pays producteurs au sein du G20, il y a des indications claires que des pays producteurs[28] et consommateurs[29] importants comme la Russie, l’Inde, l’Indonésie et la Chine s’orientent dans des directions qui annuleraient toute réduction d’émissions au Canada, et peut-être dans l’ensemble du G20. C’est pourquoi beaucoup considèrent que la réalisation de la « carboneutralité » doit être considérée davantage comme une aspiration que comme une politique réalisable sur la base d’une ingénierie ou d’une économie réaliste.
En élaborant un rapport « avec l’objectif final à l’esprit », la REC semble avoir contourné une exigence essentielle en tant qu’agence d’experts, à savoir évaluer d’abord la validité des hypothèses fondamentales qui sous-tendent la modélisation. On peut se demander si beaucoup d’hypothèses et conclusions du rapport ont fait l’objet d’un examen critique avant que les hypothèses relatives aux scénarios de carboneutralité ne soient acceptées : « d’aider les Canadiens et Canadiennes, ainsi que les décideurs, à se représenter un monde carboneutre »[30].
En revanche, les précédents rapports de la REC ont utilement évalué les projets susceptibles de porter la capacité de captage et de stockage du carbone (CSC) de l’Alberta à 56 millions de tonnes de CO2 par an d’ici à 2030, soit l’équivalent de 22 % des 256,5 millions de tonnes de CO2 émises dans la province en 2020[31]. Par contre, le rapport Avenir énergétique 2023 de la REC modélise des scénarios de carboneutralité dans lesquels les efforts mondiaux nécessaires pour atteindre les objectifs internationaux de carboneutralité ne sont pas évalués de manière critique. De plus, on n’y tient pas compte de l’importance d’établir une certitude fiscale pour l’industrie avant que des investissements significatifs puissent être réalisés dans les technologies CSC[32].
Il peut être utile de rappeler que la genèse du rapport de la REC est une réponse à certaines critiques[33] formulées par le ministre et les défenseurs du climat à l’égard du rapport annuel 2021[34] de la REC qui prévoyait que la production canadienne de pétrole et de gaz pourrait augmenter jusqu’en 2032-2040. Un commentateur a souligné l’incohérence entre l’approche de la REC et celle de l’Agence international de l’énergie (AIE) en matière de prévisions : « Nous devons nous assurer que c’est la dernière année que notre organisme de réglementation de l’énergie peut s’en tirer avec des prévisions énergétiques qui nous mènent à l’échec »[35] [traduction].
Face à ces critiques, en décembre 2021, le ministre de Ressources naturelles Canada, M. Wilkinson :
« …a demandé à la Régie de produire un rapport qui analyserait des scénarios cadrant avec les objectifs de l’Accord de Paris et l’atteinte des objectifs de carboneutralité du Canada d’ici 2050. Ce rapport devait comprendre des scénarios modélisés de l’offre et de la demande de tous les produits énergétiques. Avenir énergétique 2023 est le résultat de cette demande »[36] [C’est moi qui ai ajouté les caractères gras].
En réponse à la lettre de demande du ministre datée du 16 décembre 2021[37], la REC a confirmé que la prochaine itération de son rapport serait « élargie pour inclure une modélisation conforme à l’engagement du Canada de parvenir à des émissions nettes nulles d’ici 2050 »[38] [traduction]. On pourrait faire valoir que la REC a un rôle supplémentaire à jouer – celui de fournir une évaluation critique des conséquences de cet « engagement ». À la lumière de l’évolution des préoccupations du monde réel, telles que la sécurité énergétique et les défis économiques et financiers associés à la réalisation des politiques de carboneutralité, n’aurait-il pas été raisonnable d’attendre de tout organisme de réglementation canadien qu’il examine également l’effet matériel potentiel de ces politiques pour l’intérêt national canadien?
CONCLUSION
Compte tenu de l’indépendance antérieurement reconnue de l’ONE en matière de décisions et d’analyses réglementaires, ces événements ont marqué une rupture importante avec les pratiques antérieures et ont orienté l’organisme de réglementation vers des activités traditionnellement prises en charge par les ministères compétents. Nombreux sont ceux qui considèrent que tout organisme de réglementation chargé par des ministres de répondre aux pressions publiques exercées par des groupes de défense d’intérêts aurait souffert d’une grave dégradation de son image d’indépendance d’esprit et d’analyse.
Dans un compte rendu critique, Stewart Muir a noté :
« Il n’y a rien de mal à avoir une vision ambitieuse de ce à quoi le monde devrait ressembler dans un quart de siècle. Toutefois, il est tout aussi important de fournir les statistiques ennuyeuses des performances de la filière énergétique telle qu’elle existe à l’heure actuelle. Un organisme national de réglementation de l’énergie isolé des caprices des acteurs politiques devrait être capable de marcher et de mâcher de la gomme en même temps – mais on a l’impression que quelqu’un lui a demandé de ne pas essayer.
Dans ses précisions, le nouveau rapport passe à côté de détails cruciaux. Par exemple, il oublie l’article 6 de l’Accord de Paris, qui permet aux pays de transférer les crédits carbone obtenus grâce à la réduction des émissions de GES pour aider d’autres pays à atteindre leurs objectifs climatiques. Cela pourrait considérablement améliorer les perspectives d’exportations de GNL à faibles émissions en provenance du Canada. De même, le rapport néglige deux projets de GNL, tous deux détenus par les Premières Nations, qui sont en train d’avancer dans le processus réglementaire. Compte tenu de toutes les autres hypothèses que le rapport envisage, on aurait pu supposer que les projets de GNL Cedar et Ksi Lsims pourraient bien se concrétiser. Une fois construits, ces projets pourraient améliorer de manière significative l’histoire de la décarbonisation du Canada, mais ils ne figurent nulle part dans le plan »[39] [traduction].
De manière significative, M. Muir a également reconnu une contribution importante du rapport :
« Le rapport n’est pas sans mérite. L’inclusion de discussions sur le captage du carbone, l’énergie nucléaire et l’hydrogène est louable. De nombreux défenseurs du climat s’opposent catégoriquement à ces technologies, insistant au contraire sur une dépendance totale à l’égard des énergies renouvelables. Il faut féliciter la REC d’avoir pris position sur ces questions. Ce faisant, elle donne l’espoir que les discussions sur la transition puissent être guidées par une compréhension réaliste de notre civilisation énergivore, et pas seulement par des vœux pieux »[40] [traduction].
On peut soutenir que l’évaluation de l’intérêt national devrait se fonder sur d’autres facteurs que la réduction des émissions. Il faut prendre en considération des méthodologies viables, économiques et réalisables pour une économie énergétique « de transition » afin de maintenir ou d’améliorer notre niveau de vie. Cela est d’autant plus vrai qu’une part importante de l’économie mondiale de l’énergie semble s’orienter dans des directions qui rendent très problématique la réalisation d’une économie mondiale de carboneutralité[41].
Malgré le consensus canadien[42] et international parallèle en faveur d’une « transition » des démocraties industrialisées vers l’abandon des combustibles fossiles, comme l’ont montré les récentes réunions du Groupe des Sept (G7) à Hiroshima, au Japon, des difficultés matérielles subsistent pour atteindre de tels objectifs[43]. Le communiqué final[44] du G7 reconnaît la nécessité pour le Japon de continuer à financer certaines centrales électriques au charbon, tandis que d’autres, comme l’Allemagne, continuent à soutenir les investissements dans les infrastructures de gaz naturel nécessaires pour remplacer les importations de gaz russe.
D’ailleurs, un rapport récent de l’Institute for Energy Research (institut américain de recherche sur l’énergie) a conclu ce qui suit :
« Accéder à l’une ou l’autre des voies vers la carboneutralité du projet Net-Zero America nécessite des hypothèses héroïques sur l’utilisation des terres, l’utilisation du charbon, les ventes de véhicules électriques (VE) et la construction de nouvelles productions et infrastructures. Atteindre l’une ou l’autre de ces valeurs cibles supposées nécessiterait des changements rapides et massifs sans précédent. Parvenir à la carboneutralité nécessiterait d’atteindre tous ces objectifs sans précédent. »
[…]
« Tenter d’atteindre la carboneutralité nécessitera des changements radicaux. Les réductions d’émissions de CO2 déjà substantielles et de premier plan réalisées par les États-Unis ne représentent qu’une fraction de ce qui serait nécessaire. Il faudrait procéder à une réorganisation rapide et jamais vue de la production et de l’utilisation de l’énergie aux États-Unis, ainsi qu’à une augmentation considérable de la production minérale. L’économie serait gravement endommagée. Et même avec tout cela, atteindre la carboneutralité nécessite encore des hypothèses et des projections douteuses sur les technologies et les comportements futurs qui font probablement de la carboneutralité un objectif impossible à atteindre à court terme. La compréhension de ces défis et de ces coûts dès le départ doit éclairer les décideurs politiques avant qu’ils ne poursuivent une quelconque version d’un objectif de carboneutralité »[45] [traduction].
Cette nouvelle réalité internationale en matière de « sécurité énergétique »[46] démontre les défis politiques, techniques et économiques auxquels est confronté le G7 dans ses efforts pour accélérer la transition énergétique mondiale[47], qui nécessitera des milliers de milliards de dollars d’incitations gouvernementales. Les mesures[48] prises pour maintenir un approvisionnement « temporaire » en combustibles fossiles face à la crise de l’électricité au sein de l’Union européenne, les efforts pour atténuer la hausse des prix de l’énergie au Royaume-Uni[49] et les efforts déployés par les États-Unis pour maintenir les prix de l’essence à un niveau peu élevé sont largement passés sous silence lors de ces réunions.
D’autres auteurs ont avancé des arguments plus convaincants sur cette question :
« Encore plus ironique (ou fou), la Chine domine les technologies éoliennes, solaires et de batteries dans le monde, leurs chaînes d’approvisionnement en matières premières et leur fabrication. Les hommes politiques américains ont beau multiplier les discours sur la réduction de la dépendance à l’égard de la Chine pour des éléments essentiels liés à la sécurité économique et nationale des États-Unis, ils exigent et poursuivent des politiques qui rendent les États-Unis et l’Occident de plus en plus dépendants de l’énergie dite « propre et renouvelable » provenant des éoliennes, des panneaux solaires, des batteries et de la puissance fossile qu’est la Chine.
Nous assistons à un changement géopolitique d’une ampleur historique. La Chine, favorable aux combustibles fossiles, et d’autres producteurs autocratiques seront les plus grands gagnants; l’Amérique et l’Occident, démocratiques et répressifs à l’égard des combustibles fossiles, seront les plus grands perdants »[50] [traduction].
Il s’agit là d’un échantillon des questions stratégiques qui auraient pu être mentionnées dans le rapport Avenir énergétique 2023 ou prises en compte par celui-ci. De manière utile, la REC avait déjà signalé que le Canada était déjà un leader mondial en matière de production d’électricité à partir de sources renouvelables et non émettrices (en 2018, plus de deux tiers de la production d’électricité canadienne provenait de sources renouvelables[51]). L’accent mis sur les émissions tend donc à atténuer le fait que le Canada possède déjà l’un des réseaux électriques les plus propres au monde (grâce à l’hydroélectricité), dont plus de 83 % proviendraient de sources non émettrices[52], alors même que les dirigeants politiques canadiens poursuivent des politiques de plus en plus strictes en proposant des réglementations sur l’électricité propre.
Il importe de noter que des coûts matériels ont été estimés pour la réalisation d’une telle transition vers un réseau électrique propre. Le Forum des politiques publiques l’a noté :
« Le Conference Board du Canada a estimé le coût de la transformation de l’électricité propre à 1,7 billion de dollars, soit presque la taille de l’ensemble de l’économie canadienne en 2023. Le rapport Canada Energy Outlook de l’Université de Montréal estime le coût à 1,1 billion de dollars, bien qu’il n’inclue pas les dépenses d’infrastructure telles que les stations de recharge. Aussi incroyable que cela puisse paraître pour le projet national du siècle, il existe très peu de modèles économiques accessibles au public »[53] [traduction].
Le Canada a choisi de répondre à l’Inflation Reduction Act des États-Unis par des centaines de milliards de dollars de nouvelles dépenses et d’allègements fiscaux en faveur des nouvelles sources d’énergie. Ce faisant, le gouvernement fédéral fait un énorme pari financier sur les énergies de rechange et non polluantes, un pari qui approche les 30 milliards de dollars de subventions pour les seules usines de production de batteries, auxquels s’ajoutent 60 milliards de dollars de crédits d’impôt pour les énergies propres et 20 milliards de dollars d’investissements dans les infrastructures durables. Tout cela en réponse à ce que certains critiques considèrent comme une réaction législative américaine excessive à l’égard de l’IRA, dont les coûts sont désormais estimés à 1 200 milliards de dollars américains[54]. Certains commentateurs, comme William McNally de l’université Wilfred Laurier, ont attiré l’attention sur les distorsions économiques négatives découlant de ces stratégies énergétiques « transitoires » subventionnées :
« Quelle distorsion cela entraîne-t-il pour le reste de l’économie? Les impôts doivent augmenter. Il y a moins d’argent à consacrer à d’autres priorités comme les soins de santé. Il est donc certain que nous allons payer pour cela »[55] [traduction].
D’autres commentateurs suggèrent que, pour inverser la tendance à la diminution des perspectives économiques futures résultant de ces politiques, le Canada doit opérer « un virage à 180 degrés fondé sur le bon sens et des preuves concrètes » [traduction] :
« …le gouvernement fédéral et plusieurs provinces continuent d’avancer dans une restructuration massive et centralisée de l’économie canadienne et de nos marchés de l’énergie, malgré les résultats désastreux obtenus dans les régions d’Europe et des États-Unis qui ont poursuivi des politiques similaires. Ce qui soulève une question de bon sens : si cette approche n’a pas fonctionné en Europe et aux États-Unis, pourquoi mettre en œuvre les mêmes politiques au Canada et s’attendre à des résultats différents? »[56] [traduction]
Compte tenu de ces préoccupations[57], et d’autres exprimées par le directeur parlementaire du budget[58], un organisme de réglementation national devrait-il se concentrer sur « le défi que représente l’élimination nette des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050 » et sur les questions liées à « l’intégration des objectifs du Canada en matière d’énergie, d’économie et de climat » et « l’objectif final d’élimination nette des émissions de gaz à effet de serre (GES) en 2050 » [traduction], ou devrait-il chercher à donner aux Canadiens une vision claire des coûts et des conséquences réels de ces politiques?
Dans le même ordre d’idées, est-il approprié qu’un organisme national de réglementation de l’énergie accepte que le gouvernement lui demande d’envisager une économie de l’énergie qui est grandement réduite, voire dépourvue, de production d’hydrocarbures, tout en semblant ignorer les réalités internationales et économiques en matière de sécurité énergétique? Cette approche semble ignorer, ou du moins diminuer, la réalité selon laquelle les pays du G20 sont de plus en plus confrontés à des préoccupations au sujet de la science fondamentale et de la faisabilité d’atteindre la carboneutralité. On peut soutenir que toute considération de l’intérêt national canadien devrait englober des considérations parallèles de solutions stratégiques réalisables[59].
Il importe de noter que d’autres méthodologies sont proposées.
« Toutefois, alors que l’adaptation présente un excellent bilan, l’atténuation s’est avérée un échec coûteux. Malgré 30 ans d’efforts internationaux agressifs en matière d’atténuation, les émissions mondiales de dioxyde de carbone ont continué à augmenter, alors que les efforts d’adaptation ont permis de réduire considérablement les risques pour la santé et les rendements agricoles liés à la variabilité des conditions météorologiques. En outre, le courant dominant de l’économie climatique considère depuis longtemps que la principale réponse aux changements climatiques sera (et devrait être) l’adaptation plutôt que des tentatives héroïques mais d’un coût prohibitif pour empêcher le réchauffement. Au fur et à mesure que les coûts des efforts d’atténuation augmentent, les décideurs politiques doivent faire face au risque que les tentatives continues d’une politique d’atténuation agressive puissent en fait entraver l’adaptation et augmenter les dommages causés par le réchauffement futur »[60] [traduction].
Le Plan d’action pour l’adaptation du gouvernement du Canada[61], publié parallèlement à la Stratégie nationale d’adaptation en novembre 2022, semble reconnaître l’importance de cette approche parallèle.
La détermination de l’intérêt national canadien en matière d’énergie nécessitera des efforts intellectuels soutenus de la part d’experts libérés des contraintes liées aux aspirations politiques des gouvernements. Le défi fondamental auquel sont confrontés non seulement la REC, mais aussi tous les Canadiens, est d’avoir accès à des conseils d’experts, équilibrés et complets sur les coûts et les conséquences des politiques de carboneutralité proposées – avec des évaluations parallèles et équilibrées des solutions de rechange possibles.
Ces questions, concernant la pertinence, la crédibilité et l’indépendance, sont les véritables défis que doit relever notre REC « modernisée ».
* Ron Wallace, Ph. D., est établi à Calgary, en Alberta. Il a exercé de nombreuses fonctions internationales et a siégé au sein d’organismes de réglementation et de conseils consultatifs dans les domaines de l’énergie et de l’environnement pour le compte d’organismes fédéraux, provinciaux et territoriaux. Il a pris sa retraite en tant que membre permanent de l’Office national de l’énergie en 2016.
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- Ibid à la p 4.
- Ibid à la p 1.
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- Ibid.
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