En décembre 2019, la Cour suprême du Canada dans l’affaire Vavilov[1] a considérablement remanié le droit du contrôle judiciaire des actions administratives. D’une manière générale, la Cour suprême a établi la norme de la décision raisonnable comme la norme présumée du contrôle judiciaire, mais elle a également étendu le rôle de la norme de la décision correcte plus stricte dans le contrôle de nombreuses décisions juridiques prises par les décideurs administratifs — plus particulièrement celles qui impliquent un mécanisme d’appel prévus par la loi des actions administratives. En outre, Vavilov a demandé que toute contrôle sous la norme de la raisonnabilité soit « rigoureuse » et a défini une série d’indices du caractère raisonnable qui, selon les critiques, pourraient servir de base aux tribunaux pour superviser plus strictement les décideurs administratifs et annuler plus fréquemment les décisions administratives.
LES PREMIERS EFFETS DE VAVILOV
Il n’a pas fallu longtemps à Vavilov pour avoir un impact sur les organismes de réglementation canadiens de l’énergie. Les tribunaux canadiens ont longtemps accordé aux organismes de réglementation de l’énergie une grande déférence, notamment dans l’interprétation de leurs lois constitutives.
En 2013, la Cour suprême du Canada, dans une affaire impliquant la Commission des valeurs mobilières de la Colombie-Britannique, a souligné la déférence que les tribunaux devraient accorder aux tribunaux d’experts :
L’élément décisif en l’espèce réside dans le privilège dont jouit la Commission en matière d’interprétation : suivant la norme de la raisonnabilité, nous devons déférer à toute interprétation raisonnable du décideur administratif, même lorsque d’autres interprétations raisonnables sont possibles. Le législateur ayant confié au décideur administratif, et non à une cour de justice, le mandat d’« appliquer » sa loi constitutive, c’est avant tout à ce décideur qu’appartient le pouvoir discrétionnaire de lever toute incertitude législative en retenant une interprétation que permet raisonnablement le libellé de la disposition en cause. La déférence judiciaire constitue alors en ellemême un principe d’interprétation législative moderne.
Partant, il incombe à l’appelante de prouver non seulement que son interprétation divergente est raisonnable, mais aussi que celle de la Commission est déraisonnable. Elle ne l’a pas fait. Forte de son expertise, la Commission a opté pour une interprétation en particulier. Et comme le caractère déraisonnable de celleci n’a pas été démontré, rien ne nous permet d’intervenir dans le cadre d’un contrôle judiciaire même si une autre interprétation raisonnable est possible[2].
L’année suivante, la Cour d’appel de l’Alberta a fait une remarque similaire en ce qui concerne la Commission des valeurs mobilières de l’Alberta :
[Traduction]
La Commission est un tribunal spécialisé, chargé de l’administration de la Loi. La norme de contrôle judiciaire de ses décisions est en principe le caractère raisonnable, plus particulièrement lorsque la question porte sur l’interprétation de sa loi habilitante (ou « constitutive »). Ses constatations de fait, ses constatations mixtes de fait et de droit ainsi que ses conclusions quant à la crédibilité méritent également la déférence, et ne seront pas infirmées sur appel à moins qu’elles ne présentent une erreur manifeste ou dominante[3].
Il est difficile de dire où tout cela va finir. En 2020, les tribunaux du Manitoba et de l’Ontario ont tous deux appliqué la décision Vavilov pour examiner plus strictement les décisions des organismes de réglementation de l’énergie, notamment en ce qui concerne les appels prévus par la loi[4].
PROJETS ÉNERGÉTIQUES ET RISQUE RÉGLEMENTAIRE
Les grands projets énergétiques au Canada sont actuellement confrontés à un risque d’échec extraordinaire — que ce soit en raison de retards excessifs, d’une restructuration majeure ou d’un abandon pur et simple. Le contrôle judiciaire a été un facteur — et parfois un facteur important — qui a contribué au risque d’échec de ces projets. Il suffit de voir le retard et la restructuration du projet d’expansion Trans-Mountain ou l’abandon du projet Northern Gateway — qui ont tous deux été, à tout le moins, matériellement affectés par le calendrier et/ou l’issue du contrôle judiciaire.
Dans le cas de Northern Gateway, un solide processus de contrôle judiciaire a duré plusieurs années et a abouti à l’annulation des approbations fédérales initiales du projet[5]. Au moment où le jugement a été rendu, le gouvernement fédéral avait changé. Le nouveau gouvernement fédéral avait fait campagne explicitement contre le projet Northern Gateway. Pour diverses raisons — incluant probablement un changement des conditions du marché, mais n’excluant certainement pas les contestations politiques, réglementaires et juridiques — Northern Gateway a été annulé peu après la publication de la décision Gitxaala.
En ce qui concerne l’expansion du projet Trans-Mountain, le contrôle judiciaire et les procédures administratives correctives associées, ainsi que les consultations avec les autochtones, ont encore pris plusieurs années[6]. Il est possible et probable que seule la nationalisation de Trans-Mountain par le gouvernement fédéral ait permis de maintenir le projet en vie pendant toute la durée du processus de contrôle judiciaire.
Lorsque les projets énergétiques proposés sont approuvés par des organismes administratifs tels que la Régie de l’énergie du Canada (REC), ou des organismes provinciaux équivalents, les opposants à ces projets font fréquemment appel ou s’adressent à des tribunaux pour faire réviser et annuler ces décisions. La question qui se pose aux décideurs administratifs et aux tribunaux qui examinent ces décisions est de savoir quelle norme doit être respectée pour éviter que ces décisions ne soient annulées.
Du point de vue de la cohérence et de l’efficacité globale du système, un résultat optimal serait une doctrine de droit administratif qui encourage une norme de contrôle relativement déférente — et adopte une approche relativement limitée des tribunaux en matière de contrôle des décisions administratives. En règle générale, ce type d’approche tend à aboutir à une plus grande finalité réglementaire.
Dans notre publication précédente sur le risque d’échec[7], nous avions noté qu’il y avait une grande incertitude quant à la norme actuelle de contrôle judiciaire des décisions administratives[8].
Nous avions identifié ce problème comme faisant partie d’une poignée de questions politiques, juridiques et réglementaires qui ont contribué au niveau de risque d’échec des grands projets énergétiques au Canada — en particulier ceux qui relèvent de la compétence fédérale.
Les principales questions de droit administratif qui ont été portées devant les tribunaux au cours de la dernière décennie sont les suivantes :
- quand appliquer la norme de la décision raisonnable relativement déférente pour le contrôle judiciaire et quand soumettre les décideurs administratifs à la norme de la décision correcte plus exigeante, sans aucune déférence;
- si l’on applique la norme de la décision raisonnable, qu’est-ce que cela signifie concrètement.
Ces questions de droit administratif ont été portées devant la Cour suprême dans Vavilov, en décembre 2019. La Cour suprême, dans une décision de grande portée (7 contre 2), a fondamentalement remanié le droit canadien du contrôle judiciaire des décisions administratives[9]. Vavilov a étendu le rôle que la norme de la décision correcte non déférente jouera à l’avenir — en particulier dans le cas important des appels prévus par la loi contre des décisions administratives. Il a ajouté de la précision — mais aussi une certaine rigueur et exactitude — à la conduite d’un contrôle selon la norme de la raisonnabilité. Beaucoup dépendra de la manière dont Vavilov sera appliqué au fil du temps. Appliqué strictement, cependant, Vavilov n’est pas susceptible de promouvoir, d’encourager ou d’accroître la cohérence et l’efficacité systémiques dans la prise de décision administrative sur les grands projets énergétiques.
La norme de contrôle
Dans l’affaire Vavilov, la Cour suprême a élargi de manière décisive le rôle de la norme de la décision correcte, en ce qui concerne certaines questions juridiques. Tout en décidant que la norme de la décision raisonnable est la norme présumée du contrôle judiciaire, la Cour suprême a estimé que les questions clés suivantes doivent être soumis à la norme de la décision correcte[10] :
- les questions de droit sur les appels prévus par la loi;
- les questions de droit constitutionnel;
- les questions de droit qui sont « d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble »;
- les questions de chevauchement des compétences.
Le changement le plus important dans l’applicabilité de la norme de la décision correcte concerne les appels prévus par la loi. Les mécanismes de ces appels sont courants dans le droit administratif et réglementaire canadien. Des centaines de décideurs administratifs divers peuvent prendre des décisions soumises à une forme ou une autre de droit d’appel. En fait, la majorité des décisions prises par les principaux organismes de réglementation de l’énergie, y compris le nouvel organisme de réglementation de l’énergie du Canada, sont soumises à un appel prévu par la loi[11]. Dans tous ces cas d’appel, toute déférence sur les questions juridiques relevant du domaine d’expertise des organes administratifs, ou dans l’interprétation de leurs lois habilitantes, a entièrement disparu — pour être remplacée par un contrôle en appel standard sur la base de la décision correcte de toutes les questions de droit.
Parmi les principaux cabinets juridiques nationaux expérimentés dans la représentation d’entités réglementées — y compris dans le domaine de l’énergie — l’opinion est largement répandue selon laquelle les changements apportés dans l’arrêt Vavilov concernant la norme de contrôle des appels prévus par la loi sont significatifs et augmentent sensiblement le risque réglementaire en affectant négativement le caractère définitif des décisions administratives[12].
Conduite d’un contrôle du caractère raisonnable
La Cour suprême dans Vavilov ne s’est pas arrêtée là. En plus de son analyse des normes applicables au contrôle judiciaire — et probablement d’égale importance — la Cour suprême a ensuite décrit un ensemble de critères ou de règles pour procéder au contrôle selon la norme de la décision raisonnable. La majorité dans l’arrêt Vavilov a décrit leur norme générale de caractère raisonnable comme nécessitant un contrôle « rigoureux », par opposition à un contrôle restreint[13].
Les critères permettant de satisfaire au caractère raisonnable sont exposés de manière très détaillée dans près de 40 paragraphes des motifs de la majorité[14]. Cette partie du jugement est dense en citations et contient bien plus de 20 déclarations, dont chacune pourrait justifier qu’un tribunal juge une décision administrative déraisonnable. Une décision raisonnable doit être fondée sur un raisonnement interne cohérent et doit être justifiée sur la base d’une « constellation » de facteurs juridiques et factuels qui contraignent et informent le décideur. Ces facteurs comprennent (a) le régime législatif applicable, (b) les autres règles législatives ou de common law, (c) les principes d’interprétation législative, (d) la preuve dont disposait le décideur, (e) les observations des parties, (f) les pratiques et décisions antérieurs et (g) l’incidence de la décision sur l’individu visé.
Les points suivants revêtent une importance particulière :
Régime législatif : Une décision administrative sera déraisonnable si elle ne respecte pas les limites prescrites quant à la portée du résultat et si elle est incompatible avec l’attribution législative des pouvoirs conférés au décideur.
Interprétation législative : Les tribunaux examineront les décisions administratives pour l’interprétation législative : une décision sera déraisonnable si les éléments clés des dispositions législative contestées sont ignorés ou si des interprétations inférieures sont adoptées parce qu’elles sont commodes pour le décideur administratif.
Common law ou droit international : Les décisions administratives seront examinées sous l’angle de leur application de la common law ou du droit international. Une décision administrative sera déraisonnable s’il y a des écarts inexpliqués ou injustifiés par rapport aux interprétations juridiques communément admises.
La minorité dans Vavilov a été directe :
Nous craignons toutefois que la liste multifactorielle et non limitative des « contraintes » à la prise de décisions administratives dressée par la majorité n’incite les cours de révision à disséquer les motifs administratifs et à se lancer dans une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur […] ces « contraintes » risquent de se transformer en un vaste catalogue d’erreurs hypothétiques qui peuvent servir à justifier l’annulation d’une décision administrative[15].
Certains commentateurs prévoient une grande incertitude quant à l’application des normes de la décision raisonnable, un plus grand nombre de façons dont une décision peut être jugée déraisonnable et/ou une augmentation de la norme que les décisions administratives doivent respecter lors d’un contrôle du caractère raisonnable[16].
Vavilov et le risque réglementaire
Nous voyons deux principaux points à retenir de Vavilov :
- Tout d’abord, le risque réglementaire sur les appels prévus par la loi a clairement et matériellement augmenté puisque toutes les questions juridiques décidées par les organismes de réglementation seront désormais soumises à la norme de la décision correcte.
- Deuxièmement, le risque réglementaire découlant des nouvelles orientations sur la réalisation du contrôle de la norme de la décision raisonnable n’a certainement pas diminué. En fait, la combinaison de la robustesse et de l’ensemble détaillé d’indices de la norme de la raisonnabilité crée un potentiel évident pour un contrôle plus rigoureux des décisions réglementaires. Beaucoup dépendra de la façon dont la Cour suprême, et diverses autres cours d’appel, interpréteront et appliqueront cette partie de Vavilov au cours des prochaines années.
Si Vavilov crée, ou crée potentiellement, un risque réglementaire supplémentaire, il contient également les germes d’une solution.
Toute la logique qui sous-tend l’opinion majoritaire est le respect de l’intention législative, qui, selon la majorité, « doit nous guider » en matière de contrôle judiciaire[17]. Lorsque le pouvoir législatif a délégué des pouvoirs à un tribunal administratif sans préciser le rôle des tribunaux, le fait même de cette délégation suggère que le législateur « a voulu que celui‑ci puisse fonctionner en faisant le moins possible l’objet d’une intervention judiciaire[18] ». Cela justifie l’utilisation d’une norme de contrôle déférente, telle que la norme de la raisonnablilité, mais exige également le respect de toute norme supérieure ou différente lorsque la législature s’est exprimée, soit en choisissant une norme de contrôle différente, soit une norme d’appel[19].
La majorité est claire sur le fait que, sous réserve de certaines questions rares relatives à la primauté du droit telles que la cohérence avec la constitution et le respect des limites judiciaires, les tribunaux respecteront l’orientation législative en ce qui concerne la fixation d’une norme de contrôle applicable et la régie de son application[20].
Si l’application de Vavilov devait s’avérer difficile en fait ou si elle devait restreindre indûment l’exercice effectif du pouvoir de l’État, les législatures fédérale et provinciales ont un large pouvoir pour établir des normes et des pratiques appropriées autant pour tout appel prévu par la loi que pour tout contrôle judiciaire d’une action administrative[21].
On peut dire que cette normalisation législative est attendue depuis longtemps[22]. L’importance économique et politique d’une prise de décisions réglementaires rapide et efficace est manifeste — tout comme la nécessité d’utiliser des normes judiciaires pour protéger contre les abus de pouvoir de l’État. Il est probable que seul un dialogue continu et ciblé entre les législatures et les tribunaux permettra de résoudre cette question cruciale de manière durable, légitime et équilibrée.
En décembre 2019, la Cour suprême du Canada dans l’affaire Vavilov[1] a considérablement remanié le droit du contrôle judiciaire des actions administratives. D’une manière générale, la Cour suprême a établi la norme de la décision raisonnable comme la norme présumée du contrôle judiciaire, mais elle a également étendu le rôle de la norme de la décision correcte plus stricte dans le contrôle de nombreuses décisions juridiques prises par les décideurs administratifs — plus particulièrement celles qui impliquent un mécanisme d’appel prévus par la loi des actions administratives. En outre, Vavilov a demandé que toute contrôle sous la norme de la raisonnabilité soit « rigoureuse » et a défini une série d’indices du caractère raisonnable qui, selon les critiques, pourraient servir de base aux tribunaux pour superviser plus strictement les décideurs administratifs et annuler plus fréquemment les décisions administratives.
LES PREMIERS EFFETS DE VAVILOV
Il n’a pas fallu longtemps à Vavilov pour avoir un impact sur les organismes de réglementation canadiens de l’énergie. Les tribunaux canadiens ont longtemps accordé aux organismes de réglementation de l’énergie une grande déférence, notamment dans l’interprétation de leurs lois constitutives.
En 2013, la Cour suprême du Canada, dans une affaire impliquant la Commission des valeurs mobilières de la Colombie-Britannique, a souligné la déférence que les tribunaux devraient accorder aux tribunaux d’experts :
L’élément décisif en l’espèce réside dans le privilège dont jouit la Commission en matière d’interprétation : suivant la norme de la raisonnabilité, nous devons déférer à toute interprétation raisonnable du décideur administratif, même lorsque d’autres interprétations raisonnables sont possibles. Le législateur ayant confié au décideur administratif, et non à une cour de justice, le mandat d’« appliquer » sa loi constitutive, c’est avant tout à ce décideur qu’appartient le pouvoir discrétionnaire de lever toute incertitude législative en retenant une interprétation que permet raisonnablement le libellé de la disposition en cause. La déférence judiciaire constitue alors en ellemême un principe d’interprétation législative moderne.
Partant, il incombe à l’appelante de prouver non seulement que son interprétation divergente est raisonnable, mais aussi que celle de la Commission est déraisonnable. Elle ne l’a pas fait. Forte de son expertise, la Commission a opté pour une interprétation en particulier. Et comme le caractère déraisonnable de celleci n’a pas été démontré, rien ne nous permet d’intervenir dans le cadre d’un contrôle judiciaire même si une autre interprétation raisonnable est possible[2].
L’année suivante, la Cour d’appel de l’Alberta a fait une remarque similaire en ce qui concerne la Commission des valeurs mobilières de l’Alberta :
[Traduction]
La Commission est un tribunal spécialisé, chargé de l’administration de la Loi. La norme de contrôle judiciaire de ses décisions est en principe le caractère raisonnable, plus particulièrement lorsque la question porte sur l’interprétation de sa loi habilitante (ou « constitutive »). Ses constatations de fait, ses constatations mixtes de fait et de droit ainsi que ses conclusions quant à la crédibilité méritent également la déférence, et ne seront pas infirmées sur appel à moins qu’elles ne présentent une erreur manifeste ou dominante[3].
Il est difficile de dire où tout cela va finir. En 2020, les tribunaux du Manitoba et de l’Ontario ont tous deux appliqué la décision Vavilov pour examiner plus strictement les décisions des organismes de réglementation de l’énergie, notamment en ce qui concerne les appels prévus par la loi[4].
PROJETS ÉNERGÉTIQUES ET RISQUE RÉGLEMENTAIRE
Les grands projets énergétiques au Canada sont actuellement confrontés à un risque d’échec extraordinaire — que ce soit en raison de retards excessifs, d’une restructuration majeure ou d’un abandon pur et simple. Le contrôle judiciaire a été un facteur — et parfois un facteur important — qui a contribué au risque d’échec de ces projets. Il suffit de voir le retard et la restructuration du projet d’expansion Trans-Mountain ou l’abandon du projet Northern Gateway — qui ont tous deux été, à tout le moins, matériellement affectés par le calendrier et/ou l’issue du contrôle judiciaire.
Dans le cas de Northern Gateway, un solide processus de contrôle judiciaire a duré plusieurs années et a abouti à l’annulation des approbations fédérales initiales du projet[5]. Au moment où le jugement a été rendu, le gouvernement fédéral avait changé. Le nouveau gouvernement fédéral avait fait campagne explicitement contre le projet Northern Gateway. Pour diverses raisons — incluant probablement un changement des conditions du marché, mais n’excluant certainement pas les contestations politiques, réglementaires et juridiques — Northern Gateway a été annulé peu après la publication de la décision Gitxaala.
En ce qui concerne l’expansion du projet Trans-Mountain, le contrôle judiciaire et les procédures administratives correctives associées, ainsi que les consultations avec les autochtones, ont encore pris plusieurs années[6]. Il est possible et probable que seule la nationalisation de Trans-Mountain par le gouvernement fédéral ait permis de maintenir le projet en vie pendant toute la durée du processus de contrôle judiciaire.
Lorsque les projets énergétiques proposés sont approuvés par des organismes administratifs tels que la Régie de l’énergie du Canada (REC), ou des organismes provinciaux équivalents, les opposants à ces projets font fréquemment appel ou s’adressent à des tribunaux pour faire réviser et annuler ces décisions. La question qui se pose aux décideurs administratifs et aux tribunaux qui examinent ces décisions est de savoir quelle norme doit être respectée pour éviter que ces décisions ne soient annulées.
Du point de vue de la cohérence et de l’efficacité globale du système, un résultat optimal serait une doctrine de droit administratif qui encourage une norme de contrôle relativement déférente — et adopte une approche relativement limitée des tribunaux en matière de contrôle des décisions administratives. En règle générale, ce type d’approche tend à aboutir à une plus grande finalité réglementaire.
Dans notre publication précédente sur le risque d’échec[7], nous avions noté qu’il y avait une grande incertitude quant à la norme actuelle de contrôle judiciaire des décisions administratives[8].
Nous avions identifié ce problème comme faisant partie d’une poignée de questions politiques, juridiques et réglementaires qui ont contribué au niveau de risque d’échec des grands projets énergétiques au Canada — en particulier ceux qui relèvent de la compétence fédérale.
Les principales questions de droit administratif qui ont été portées devant les tribunaux au cours de la dernière décennie sont les suivantes :
Ces questions de droit administratif ont été portées devant la Cour suprême dans Vavilov, en décembre 2019. La Cour suprême, dans une décision de grande portée (7 contre 2), a fondamentalement remanié le droit canadien du contrôle judiciaire des décisions administratives[9]. Vavilov a étendu le rôle que la norme de la décision correcte non déférente jouera à l’avenir — en particulier dans le cas important des appels prévus par la loi contre des décisions administratives. Il a ajouté de la précision — mais aussi une certaine rigueur et exactitude — à la conduite d’un contrôle selon la norme de la raisonnabilité. Beaucoup dépendra de la manière dont Vavilov sera appliqué au fil du temps. Appliqué strictement, cependant, Vavilov n’est pas susceptible de promouvoir, d’encourager ou d’accroître la cohérence et l’efficacité systémiques dans la prise de décision administrative sur les grands projets énergétiques.
La norme de contrôle
Dans l’affaire Vavilov, la Cour suprême a élargi de manière décisive le rôle de la norme de la décision correcte, en ce qui concerne certaines questions juridiques. Tout en décidant que la norme de la décision raisonnable est la norme présumée du contrôle judiciaire, la Cour suprême a estimé que les questions clés suivantes doivent être soumis à la norme de la décision correcte[10] :
Le changement le plus important dans l’applicabilité de la norme de la décision correcte concerne les appels prévus par la loi. Les mécanismes de ces appels sont courants dans le droit administratif et réglementaire canadien. Des centaines de décideurs administratifs divers peuvent prendre des décisions soumises à une forme ou une autre de droit d’appel. En fait, la majorité des décisions prises par les principaux organismes de réglementation de l’énergie, y compris le nouvel organisme de réglementation de l’énergie du Canada, sont soumises à un appel prévu par la loi[11]. Dans tous ces cas d’appel, toute déférence sur les questions juridiques relevant du domaine d’expertise des organes administratifs, ou dans l’interprétation de leurs lois habilitantes, a entièrement disparu — pour être remplacée par un contrôle en appel standard sur la base de la décision correcte de toutes les questions de droit.
Parmi les principaux cabinets juridiques nationaux expérimentés dans la représentation d’entités réglementées — y compris dans le domaine de l’énergie — l’opinion est largement répandue selon laquelle les changements apportés dans l’arrêt Vavilov concernant la norme de contrôle des appels prévus par la loi sont significatifs et augmentent sensiblement le risque réglementaire en affectant négativement le caractère définitif des décisions administratives[12].
Conduite d’un contrôle du caractère raisonnable
La Cour suprême dans Vavilov ne s’est pas arrêtée là. En plus de son analyse des normes applicables au contrôle judiciaire — et probablement d’égale importance — la Cour suprême a ensuite décrit un ensemble de critères ou de règles pour procéder au contrôle selon la norme de la décision raisonnable. La majorité dans l’arrêt Vavilov a décrit leur norme générale de caractère raisonnable comme nécessitant un contrôle « rigoureux », par opposition à un contrôle restreint[13].
Les critères permettant de satisfaire au caractère raisonnable sont exposés de manière très détaillée dans près de 40 paragraphes des motifs de la majorité[14]. Cette partie du jugement est dense en citations et contient bien plus de 20 déclarations, dont chacune pourrait justifier qu’un tribunal juge une décision administrative déraisonnable. Une décision raisonnable doit être fondée sur un raisonnement interne cohérent et doit être justifiée sur la base d’une « constellation » de facteurs juridiques et factuels qui contraignent et informent le décideur. Ces facteurs comprennent (a) le régime législatif applicable, (b) les autres règles législatives ou de common law, (c) les principes d’interprétation législative, (d) la preuve dont disposait le décideur, (e) les observations des parties, (f) les pratiques et décisions antérieurs et (g) l’incidence de la décision sur l’individu visé.
Les points suivants revêtent une importance particulière :
Régime législatif : Une décision administrative sera déraisonnable si elle ne respecte pas les limites prescrites quant à la portée du résultat et si elle est incompatible avec l’attribution législative des pouvoirs conférés au décideur.
Interprétation législative : Les tribunaux examineront les décisions administratives pour l’interprétation législative : une décision sera déraisonnable si les éléments clés des dispositions législative contestées sont ignorés ou si des interprétations inférieures sont adoptées parce qu’elles sont commodes pour le décideur administratif.
Common law ou droit international : Les décisions administratives seront examinées sous l’angle de leur application de la common law ou du droit international. Une décision administrative sera déraisonnable s’il y a des écarts inexpliqués ou injustifiés par rapport aux interprétations juridiques communément admises.
La minorité dans Vavilov a été directe :
Nous craignons toutefois que la liste multifactorielle et non limitative des « contraintes » à la prise de décisions administratives dressée par la majorité n’incite les cours de révision à disséquer les motifs administratifs et à se lancer dans une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur […] ces « contraintes » risquent de se transformer en un vaste catalogue d’erreurs hypothétiques qui peuvent servir à justifier l’annulation d’une décision administrative[15].
Certains commentateurs prévoient une grande incertitude quant à l’application des normes de la décision raisonnable, un plus grand nombre de façons dont une décision peut être jugée déraisonnable et/ou une augmentation de la norme que les décisions administratives doivent respecter lors d’un contrôle du caractère raisonnable[16].
Vavilov et le risque réglementaire
Nous voyons deux principaux points à retenir de Vavilov :
Si Vavilov crée, ou crée potentiellement, un risque réglementaire supplémentaire, il contient également les germes d’une solution.
Toute la logique qui sous-tend l’opinion majoritaire est le respect de l’intention législative, qui, selon la majorité, « doit nous guider » en matière de contrôle judiciaire[17]. Lorsque le pouvoir législatif a délégué des pouvoirs à un tribunal administratif sans préciser le rôle des tribunaux, le fait même de cette délégation suggère que le législateur « a voulu que celui‑ci puisse fonctionner en faisant le moins possible l’objet d’une intervention judiciaire[18] ». Cela justifie l’utilisation d’une norme de contrôle déférente, telle que la norme de la raisonnablilité, mais exige également le respect de toute norme supérieure ou différente lorsque la législature s’est exprimée, soit en choisissant une norme de contrôle différente, soit une norme d’appel[19].
La majorité est claire sur le fait que, sous réserve de certaines questions rares relatives à la primauté du droit telles que la cohérence avec la constitution et le respect des limites judiciaires, les tribunaux respecteront l’orientation législative en ce qui concerne la fixation d’une norme de contrôle applicable et la régie de son application[20].
Si l’application de Vavilov devait s’avérer difficile en fait ou si elle devait restreindre indûment l’exercice effectif du pouvoir de l’État, les législatures fédérale et provinciales ont un large pouvoir pour établir des normes et des pratiques appropriées autant pour tout appel prévu par la loi que pour tout contrôle judiciaire d’une action administrative[21].
On peut dire que cette normalisation législative est attendue depuis longtemps[22]. L’importance économique et politique d’une prise de décisions réglementaires rapide et efficace est manifeste — tout comme la nécessité d’utiliser des normes judiciaires pour protéger contre les abus de pouvoir de l’État. Il est probable que seul un dialogue continu et ciblé entre les législatures et les tribunaux permettra de résoudre cette question cruciale de manière durable, légitime et équilibrée.
*Jonathan Drance et Glenn Cameron (conseillers principaux) et Rachel Hutton (Associé) avec Stikeman Elliottt S.E.N.C.R.L., s.r.l.