La Cour suprême du Canada confirme une approche large et libérale à la reconnaissance et à l’exécution des jugements étrangers

Dans l’arrêt Chevron Corp. c Yaiguaje1 2015 CSC 42, la Cour suprême du Canada confirme que les tribunaux canadiens devraient adopter une approche large et libérale à la reconnaissance et à l’exécution des jugements étrangers. Bien que ce même processus fut été plus technique et difficile dans le passé, les vingt dernières années ont donné lieu à une importante rationalisation et une ouverture à l’égard du processus d’exécution des jugements étrangers au Canada : Yaiguaje reste fidèle à cette tendance et offre une aide significative aux parties qui souhaitent voir à l’exécution d’un jugement étranger au Canada, peu importe :

  • que le débiteur/défendeur du jugement réside ou non au Canada;
  • que le débiteur/défendeur du jugement a ou non des actifs au Canada;
  • que le litige sous-jacent initial ayant mené au jugement étranger ait un lien ou non avec le Canada.

Le demandeur n’est aucunement tenu de prouver qu’il y a un lien réel et substantiel entre la province canadienne où l’on entend faire enregistrer le jugement étranger et le litige initial qui a mené au jugement étranger, ni entre la province canadienne et le débiteur/défendeur du jugement. Pourvu qu’il y ait eu un lien réel et substantiel entre le tribunal étranger et la poursuite initiale et que cette réclamation ait été signifiée en bonne et due forme aux défendeurs, le tribunal canadien saisi de la demande a la compétence de reconnaître et d’exécuter le jugement.

Cette décision réitère d’autant plus l’engagement des tribunaux canadiens à l’égard du principe de courtoisie internationale envers les systèmes juridiques étrangers et de respect de ceux-ci et confirme les principes ayant force de précédents, y compris Club Resorts Ltd. c Van Breda,2 2012 CSC 17 et Beals c Saldanha3 2003 CSC 72. En prenant fermement position en ce qui concerne les droits des plaignants, la Cour a confirmé qu’il y avait peu de circonstances dans lesquelles un tribunal canadien n’aura pas compétence pour reconnaître et d’exécuter un jugement étranger.

Faits se rapportant à la cause

De 1972 à 1990, Texaco (qui a par la suite été acquis par Chevron) opérait l’exploitation du pétrole dans la région de Lago Agrio en Équateur. Les villageois autochtones de l’Équateur alléguaient que les activités de Texaco avaient causé de graves dommages à la région et ont donc intenté une poursuite contre Chevron Corp. en Équateur. Le juge de l’instance a adjugé aux villageois la somme de 17,2 milliards de dollars en dommages-intérêts, puis la somme a été réduite à 9,51 milliards de dollars par la Cour de cassation de l’Équateur. Après avoir déterminé que Chevron Corp. n’avait plus d’actifs en Équateur, les villageois ont demandé que le jugement soit reconnu et exécuté en Ontario contre Chevron Corp. (établi aux États-Unis) et sa filiale, Chevron Canada Limited (« Chevron Canada ») (qui n’était pas un défendeur dans la poursuite en Équateur).

La règle de compétence dans les procédures d’exécution

Après s’être fait signifier une déclaration en Ontario au cours des procédures d’exécution, Chevron Corp. a demandé l’annulation de la signification aux motifs que les tribunaux de l’Ontario n’avaient pas compétence pour entendre la cause parce qu’il n’y avait pas de « lien réel et substantiel » entre l’objet du litige ou Chevron Corp. en soi et la province de l’Ontario.

Le critère du« lien réel et substantiel » est la norme habituelle pour établir la compétence d’un tribunal canadien à entendre une cause. Toutefois, les décisions antérieures de la Cour suprême du Canada laissent entendre que le critère pourrait être différent dans une procédure d’exécution d’un jugement étranger.

La Cour suprême du Canada a conclu que les tribunaux de l’Ontario avaient compétence pour entendre les procédures d’exécution : le critère de lien réel et substantiel ne s’applique qu’aux audiences sur le fond et non aux affaires pour la reconnaissance et l’exécution de jugements étrangers. Dans une cause d’exécution d’un jugement étranger, la seule condition préalable est que le tribunal étranger ait statué sur sa compétence en bonne et due forme à entendre le litige principal. Par conséquent, tant que les défendeurs ont dûment été signifiés aux termes du jugement étranger, les tribunaux de l’Ontario ont compétence pour trancher le litige.

La Cour a expliqué que dans une procédure d’exécution de jugement, il n’y a pas d’inquiétude en matière de compétence parce que le tribunal ne fait que faciliter le paiement d’une dette; les faits qui sous-tendent le litige initial ne sont pas pertinents. La raison du défaut de s’exécuter de Chevron Corp. au jugement était un motif suffisant pour appeler ce dernier à s’acquitter de ces obligations au Canada, la Cour a conclu que le principe de courtoisie internationale, qui enjoint les tribunaux à respecter les poursuites intentées par des États étrangers, était trop important pour laisser les arguments de Chevron Corp. l’emporter.

La Cour a également rejeté l’argument de Chevron Corp. selon quoi les demandeurs étaient tenus de prouver qu’un défendeur disposait d’actifs surle territoire de compétence d’exécution. Reconnaissant que le commerce moderne évolue rapidement et largement de nature électronique, la Cour a soutenu qu’une telle règle ne ferait qu’aider les débiteurs à échapper à leurs obligations.

La procédure d’exécution ne s’arrête pas à la conclusion de compétence

La Cour a insisté sur le fait que son analyse ne porte que sur la question du contrôle à savoir si le tribunal a compétence pour entendre une demande de reconnaissance et d’exécution. L’établissement de la compétence signifie tout simplement que la dette présumée mérite l’aide et l’attention du tribunal canadien. Une fois que les parties terminent avec l’audience en matière de compétence, le défendeur peut toujours faire valoir que l’ordonnance de reconnaissance et d’exécution ne devrait pas être accordée. Le défendeur peut faire valoir, par exemple, que le bon usage des ressources juridiques justifie une suspension de la procédure d’exécution. Le défendeur peut également faire valoir que la reconnaissance et l’exécution devraient être rejetées aux motifs que le jugement étranger initial a été obtenu par fraude et déni de justice naturelle ou que le jugement étranger est contraire à la politique publique. La jurisprudence a confirmé toutefois que de tels motifs pour se défendre devraient faire l’objet d’une interprétation étroite et appliqué dans de rares circonstances.

Compétence concernant la filiale du défendeur

Chevron Canada a soutenu qu’une société faisant affaire en Ontario, contrairement à une société dont le siège social se trouve en Ontario, ne pouvait pas être poursuivie en cour s’il n’y avait pas de lien entre la réclamation et la province.

La Cour suprême a conclu au contraire que la compétence à l’égard de Chevron Canada était établie du simple fait de la présence de la société en Ontario. Toutefois, la Cour ne s’est pas prononcée à savoir si les demandeurs pouvaient finalement avoir accès aux actifs de Chevron Canada pour satisfaire la dette de sa filiale Chevron Corp. ou la mesure dans laquelle, s’il y a lieu, un tribunal futur pourra lever le voile corporatif afin de recouvrir la dette en vertu du jugement enregistré contre la filiale canadienne. La décision finale sur ces points aura beaucoup d’importance pour les clients avec des structures organisationnelles compliquées.

Importance de la décision

Avec cette décision, la Cour suprême a clairement établi que les bénéficiaires d’un jugement ont le droit d’introduire des procédures pour l’exécution de jugements étrangers au Canada peu importe que le litige sous-jacent ait un lien ou non au Canada, que le défendeur fasse affaire au Canada ou que le défendeur dispose d’éléments d’actif au Canada. Par ailleurs, bien qu’il reste à déterminer si les éléments d’actif seront disponibles pour satisfaire à un jugement, les créanciers du jugement ont le droit de joindre les filiales locales des débiteurs à une telle poursuite.

Pour les sociétés faisant affaire à l’échelle internationale, cette décision signale la volonté des tribunaux canadiens à exécuter les jugements étrangers. Elle devrait également servir d’avertissement selon quoi les obligations engagées à l’étranger ne peuvent pas être évités simplement en scindant les éléments d’actif sur d’autres territoires de compétence.

 

* David A. Crerar, associé, Borden Ladner Gervais LLP.

** Kalie N. McCrystal, avocate , Borden Ladner Gervais, LLP.

  1. Chevron Corp c Yaiguaje, 2015 CSC 42.
  2. Club Resorts Ltd c Van Breda, 2012 CSC 17 [2012] 1 RCS 572.
  3. Beals c Saldanha 2003 CSC 72, [2003] 3 RCS 416.

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