Northern Gateway: Partie No. 1

La publication du Rapport de la commission d’examen conjoint sur le projet Enbridge Northern Gateway1, le 19 décembre 2013, marquera vraisemblablement un tournant décisif dans l’histoire du régime fédéral de réglementation des pipelines au Canada. L’éventail et la complexité des enjeux soulevés par le projet2 ont posé des défis sans précédent à la commission d’examen, aggravés par des attentes sans égal quant à la participation au processus d’audience. La soumission du rapport au gouverneur en conseil a également amorcé le processus récemment révisé pour l’approbation des projets fédéraux de pipelines par le cabinet directement, plutôt que par l’Office national de l’énergie (ONÉ). Il n’est sans doute pas étonnant qu’une contestation du rapport ait été déposée à la Cour d’appel fédérale3.

Le mandat de la Commission d’examen conjoint, comme défini dans l’Entente de la commission d’examen conjoint entre l’Office national de l’énergie et le ministre de l’Environnement4, consistait à examiner, dans le cadre de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012)5,  les effets environnementaux du projet. Le mandat proposait également d’émettre une recommandation au gouverneur en conseil à savoir si le projet devrait être approuvé, selon la décision de la Commission, en vertu de la  Loi sur l’Office national de l’Énergie6, ou s’il est d’intérêt public. L’Entente de la commission d’examen conjoint a défini le projet à cette fin pour introduire deux pipelines proposés entre Bruderheim en Alberta et Kitimat en Colombie-Britannique, et un terminal à Kitimat comprenant des postes d’accostage et des réservoirs de stockage. Le projet comprenait également le transport maritime de pétrole et de condensats dans une zone d’évaluation définie7.

Les trois membres de la commission ont été convoqués le 20 janvier 2010. La demande quant aux autorisations nécessaires pour le projet a été déposée en mai 2010. En août et en septembre 2010, la commission a mené des séances visant à recevoir des commentaires sur la portée des enjeux à considérer au cours de l’audience. L’ordonnance d’audience de la commission a été émise le 5 mai 2011 et les audiences verbales ont débuté en janvier 2012. Les conclusions finales ont été entendues en mai et en juin 20138.  Comme il a été mentionné, le rapport de la commission a été publié le 19 décembre 2013.

Dans son rapport, la commission a défini les préoccupations concernant le projet selon quatre domaines principaux :

  • La probabilité et les conséquences de mauvais fonctionnements et d’accidents;
  • Les effets de la construction et des opérations routinières sur l’environnement;
  • La solvabilité économique, les coûts, les retombées, la conception, la construction et l’exploitation;
  • Les effets du projet sur la société, la culture et les Autochtones9.

La commission a conclu que plusieurs questions, sur lesquelles de nombreuses personnes ont insisté pour qu’elles soient considérées dans son évaluation, débordaient du cadre du projet et étaient hors mandat. Ces questions comprenaient à la fois les effets du développement du pétrole du secteur « en amont » ainsi que le raffinage et l’utilisation des produits du secteur « en aval ». Pour ce qui est des effets du secteur en amont, la commission a jugé qu’il n’y avait pas « de lien direct suffisant entre le projet et toute activité, existante ou proposée, de développement particulier des sables bitumineux, ou d’autres activités de production pétrolière pour justifier que les effets de ces activités soient considérés.»10. Les effets des émissions en aval « étaient hors de notre champ de compétence », même si la commission a tenu compte des émissions découlant de la construction et de l’exploitation du projet, de même que des navires pétroliers dans les eaux du territoire canadien.

La commission a résumé son rôle dans les termes suivants :

Certaines personnes ont affirmé que le développement économique comme le projet Enbridge Northern Gateway pourrait nuire à la société et à l’environnement, tandis que d’autres nous ont mentionné qu’une économie solide était nécessaire pour soutenir et améliorer les valeurs environnementales et sociales. Elles ont toutes reconnu les liens entre les personnes, l’économie et l’environnement et que ces derniers représentent tous les aspects d’un écosystème commun.

Notre tâche consistait à reconnaître ces liens. Nous les avons soigneusement pesés pour répondre à la question fondamentale suivante : si le projet se réalise, le Canada et les Canadiens se porteraient-ils mieux ou pire11?

Du point de vue de la commission, la question devait être réglée en soupesant les inconvénients et les avantages potentiels du projet « puisqu’ils affectent l’environnement, la société et l’économie aux niveaux local, régional et national » :

Ces trois dimensions de l’intérêt public interagissent et se chevauchent et nous en avons tenu compte d’une manière intégrée.

*             *             *

Selon nous, la protection de l’environnement et l’activité économique qui avantagent la société sont des aspects importants pour déterminer ce qui constitue l’intérêt public. Lorsque nous parlons de protection de l’environnement, nous considérons toutes les facettes de l’environnement, y compris les êtres humains, les animaux, les plantes, notre environnement géographique et les zones d’importance culturelle. Dans ce contexte, il n’y a pas de différence entre l’environnement et l’économie. Ils sont inextricablement liés et représentent des aspects intégraux de l’intérêt public12.

En abordant sa mission, la commission a affirmé qu’elle avait considéré le témoignage « de manière prudente et préventive »13, comme l’exigeait l’Entente de la commission d’examen conjoint14.  Constatant que le projet pourrait être exploité pendant 50 ans ou plus, la commission a ajouté que le développement durable constituait un facteur important dans l’évaluation environnementale et dans le respect de l’intérêt public :

Le projet devrait combler les besoins actuels sans compromettre la possibilité pour les générations futures de combler leurs propres besoins15.

La commission a conclu que le Canada et les Canadiens seraient dans une meilleure position avec le projet Northern Gateway que sans ce dernier. Elle a donc recommandé que le projet soit approuvé, sous réserve de quelque 209 conditions.

La commission a constaté que les effets du projet, conjointement avec des effets cumulatifs, seraient probablement considérables pour certaines populations de caribous des bois et d’ours grizzli, étant donné les doutes quant à l’efficacité de l’atténuation proposée visant à contrôler l’accès et à atteindre la cible de gain net ou nul ou d’une diminution nette de la densité de la perturbation linéaire. Toutefois, la commission a recommandé que le gouverneur en conseil constate que ces effets importants soient justifiés dans les circonstances16.

Comme l’a noté la commission, le projet Northern Gateway sillonnerait de vastes territoires en Alberta et en Colombie-Britannique, là où des activités traditionnelles et des coutumes du peuple autochtone sont pratiquées et où ces derniers exercent leurs droits ancestraux et issus de traités. Les zones maritimes qui pourraient être touchées par le projet sont également utilisées à des fins traditionnelles et sont revendiquées comme territoires traditionnels17. En conséquence, la commission a porté une attention particulière aux consultations avec les Autochtones, à leur participation dans le processus d’examen et aux effets du projet à leur égard. La commission a jugé qu’au cours de la construction et des opérations routinières, il n’y aurait pas d’effets négatifs importants sur la capacité des groupes autochtones à continuer à utiliser les terres, les eaux ou les autres ressources à des fins traditionnelles ou de maintenir, poursuivre et renforcer leurs activités traditionnelles et culturelles18. Dans le cas peu probable d’un déversement de pétrole, les effets négatifs sur les groupes autochtones ne seraient pas permanents et généralisés. La commission a estimé qu’avec les engagements du Northern Gateway et la conformité aux conditions qu’elle a émises, « Le Northern Gateway peut effectivement continuer à collaborer et à apprendre des groupes autochtones ayant choisi de collaborer, et de régler les questions soulevées par les groupes autochtones tout au long de la vie opérationnelle du projet »19.

En ce qui concerne l’obligation de la Couronne de consulter, la commission a mentionné la position du gouvernement du Canada selon laquelle « il comptera sur le processus de la commission d’examen conjoint pour l’aider à s’acquitter, dans la mesure du possible, de son obligation légale de consulter les groupes autochtones »20. Le gouvernement fédéral avait déclaré que si les enjeux reliés au projet requérant une consultation de la Couronne ne pouvaient pas être résolus par le processus de la commission, il consulterait directement les groupes autochtones potentiellement touchés21. L’Agence canadienne d’évaluation environnementale a indiqué qu’elle était responsable de coordonner la consultation du gouvernement fédéral avec les groupes autochtones et qu’elle a nommé le coordonnateur des consultations de la Couronne à cet effet. La commission a ajouté qu’elle n’a exprimé « aucune opinion relative aux activités de consultation entreprises par le gouvernement du Canada à ce jour, ou à toute consultation future qu’il entreprendra avec les groupes autochtones»22.

Le processus d’examen du projet Northern Gateway a suscité une participation massive. De façon précise, 206 personnes étaient inscrites à titre d’intervenants, outre les douze participants du gouvernement. La commission a entendu des témoignages et des exposés oraux de la part de plus de 1 500 participants dans 17 collectivités. Elle a également reçu plus de 9.000 lettres de commentaires. La participation à distance a été rendue possible au moyen de liaisons télévisuelle et téléphonique23.

L’Entente de la commission d’examen conjoint exigeait que la commission effectue son examen « de manière à faciliter la participation du public et des personnes autochtones… »24. En conséquence, le processus de la commission a établi des exigences minimales relativement à la participation. Cependant, le grand nombre de participants dans le processus d’examen a été critiqué par de nombreux observateurs, notamment le ministre des Ressources naturelles du gouvernement fédéral25, ce qui a entraîné des modifications législatives visant à restreindre la participation au cours de procédures futures en vertu de la LCÉE26  et de la Loi sur l’ONÉ27. Désormais, la participation se limite à ceux qui sont « directement touchés » ou qui possèdent « de l’information pertinente ou une expertise ».

Le gouverneur en conseil doit maintenant tenir compte du rapport de la commission. En vertu de la LCÉE de 2012, le gouverneur en conseil doit statuer s’il est probable que le projet cause des effets environnementaux défavorables importants et, dans un tel cas, si ces effets peuvent être justifiés dans les circonstances28. En vertu de la Loi sur l’ONÉ telle que modifiée en 2012, le gouverneur en conseil doit décider, avec raisons à l’appui, si l’ONÉ doit être chargée de publier un certificat d’utilité publique pour le projet29. Cette décision  doit être rendue d’ici la mi-juin30.  Toutefois, le gouverneur en conseil peut renvoyer le dossier à la commission31 et prolonger le délai par « toute période supplémentaire ou périodes »32. C’est un processus n’ayant pas été mis à l’essai jusqu’à présent et qui sera surveillé de près par les deux promoteurs du projet et d’autres parties intéressées.

Entretemps, une demande d’ordonnances a été adressée à la Cour d’appel fédérale interdisant, entre autres, au gouverneur en conseil de prendre des décisions ou de rendre des ordonnances exigées par la LCÉE ou la Loi sur l’ONÉ, résultant du rapport de la commission ou « d’entreprendre toute autre mesure permettant au projet de se poursuivre… »33. La demande a été adressée par la Forestethics Advocacy, la Living Oceans Society et la Raincoast Conservation Foundation,  lesquelles étaient toutes des intervenantes lors des audiences de la commission d’examen conjoint. Les principaux motifs sont que la commission n’a pas satisfait aux exigences de la Loi sur les espèces en péril34 et qu’elle a pris en compte des preuves non pertinents en considérant les avantages économiques en amont, tout en refusant d’entendre des témoignages afférents ou de s’intéresser aux effets environnementaux induits en amont du projet35.

Indépendamment du résultat final, le Rapport de la commission d’examen conjoint pour le projet Enbridge Northern Gateway constitue une étape importante dans l’élaboration du cadre réglementaire. En raison de son exhaustivité quant à la résolution du large éventail de problèmes complexes que présente le projet Gateway, le rapport est susceptible de devenir une référence pour de futures évaluations de projets importants. La discussion de la commission concernant l’intérêt public – ciblant le cœur de la question à savoir si le Canada et les Canadiens se porteraient mieux ou pire dans le cas où un projet serait approuvé, en insistant sur l’équilibre des avantages et des inconvénients, dans la réponse à cette question – donnera une direction utile pour des procédures futures. L’accent sur l’intégration des trois éléments soit l’environnement, la société et l’économie – en tant qu’aspects étroitement liés de l’intérêt public – offre un modèle précieux permettant d’évaluer des projets de développement de ressources importants qui présentent des problèmes et des défis de plus en plus complexes pour le processus de réglementation.

^haut de la page


* Rowland J. Harrison, Q.C., à la tête du projet de recherche de TransCanada en droit administratif et règlementaire, à la faculté de droit,  de la University of Alberta. Il détient plus de 40 ans d’expérience dans les enjeux relatifs à la réglementation de l’énergie canadienne, comme avocat en pratique privée, haut fonctionnaire du gouvernement et théoricien. De 1997 à 2011, il a assumé deux mandats successifs à titre de membre permanent de l’Office national de l’énergie à Calgary, faisant de lui l’un des membres ayant été le plus longtemps en poste de l’histoire de l’Office.

1  Voir : http://gatewaypanel.review-examen.gc.ca/clf-nsi/dcmnt/rcmndtnsrprt/rcmndtnsrprt-fra.html. Le rapport se présente en deux volumes : le Volume 1, Connexions et le Volume 2, Considérations (ensemble dénommés « le rapport Gateway » ou « le rapport » dans le présent texte). Les sources des pages ou des volumes dans le présent texte se rapportent à l’édition imprimée du rapport.

2  Le projet Northern Gateway est un pipeline pétrolier proposé à partir d’un point près d’Edmonton en Alberta, jusqu’à Kitimat en Colombie-Britannique, soit une distance de 1 177 kilomètres. Il y a deux pipelines parallèles proposés dans le même droit de passage dont un de 36 pouces transportant en moyenne 525 000 barils de pétrole par jour vers l’ouest pour une exportation par voie maritime, et l’autre transportant une moyenne de 193 000 barils par jour de condensats vers l’est. Les condensats sont utilisés pour diluer les produits pétroliers en vue du transport par pipeline. Le projet est décrit dans le rapport Gateway, supra note 1, Volume 1, section 1.1 et Volume 2, section 1.1.

3  Forestethics Advocacy, Living Oceans Society and Raincoast Conservation Foundation v. Attorney General of Canada, Minister of the Environment, National Energy Board and Northern Gateway Pipelines Limited Partnership, Cour d’appel fédérale A-56-14, déposé le 17 janvier 2014. Depuis la date rédaction, des demandes de contrôle judiciaire ont été déposées par plusieurs autres groupes, ainsi que des demandes de contrôle judiciaires par les groupes des Premières nations qui sont sur le terrain, entre autres, que le processus de révision n’était pas conforme à l’obligation de la couronne de consulter là où les droits autochtones peuvent être affectés.

4   En date du 4 décembre 2009, modifié le 3 août 2012. Voir l’annexe 4 du rapport Gateway, supra note1.

5   SC 2012, c 19 (LCÉE 2012)

6   RSC, 1985, c-N-7, modifié le 6 juillet 2012 (Loi sur l’ONÉ).

7  Rapport Gateway, supra note 1 Volume 1 section 1.1.

8  Rapport Gateway,  supra note 1 Volume 2 ann 3.

9  Rapport Gateway, supra note 1Volume 1 à la p 18.

10 Ibid à la p 17.

11 Ibid à la p 1.

12 Ibid à la p 74.

13 Ibid à la p 11.

14 Entente de la commission d’examen conjoint, supra note 4 au para6.3.

15 Rapport Gateway, supra note 1 Volume 1 à la p 11.

16 Ibid aux para 72- 73.

17 Rapport Gateway, supra note 2 Volume 2 à la p 26.

18 Ibid à la p 50.

19 Ibid à la p 41.

20 Ibid.

21 Ibid à la p 36.

22 Ibid à la p 41.

23 Rapport Gateway, supra, note 2 Volume 1 aux para 14-15.

24 Entente de la commission d’examen conjoint, supra note 4 au para 6.4.

25 Voir par exemple une lettre ouverte du ministre sur les marchés énergétiques et le processus de réglementation, en date du 9 janvier 2012 : http://www.rncan.gc.ca/salle-medias/communiques/2012/1912.

26 Supra note 5art 2 (2).

27 Supra note 6 art 55.2.

28 LCÉE, supra note 5 art31, 52.

29 Supra note 6 art 54.

30 Les prochaines décisions du gouverneur en conseil sur les recommandations de l’Office National de l’Énergie en ce qui concerne les approbations pour les pipelines doivent être rendues dans les trois mois, par ailleurs cette période peut être prolongée.

31 Loi sur l’ONÉ, précité note 6, section 53.

32 Ibid art 54 (3).

33 Avis de motion, supra note 3au para 1(k).

34 SC 2002, c 29.

35 Avis de motion, supra note 3 au para 34.

Laisser un commentaire