L’essor des sables bitumineux canadiens est une histoire remarquable. Dans THE PATCH: The People, Pipelines, and Politics of the Oil Sands, Chris Turner raconte les nombreuses facettes de cette histoire, de façon complète et objective. Comme le décrit l’auteur lui-même, le livre est un compte rendu de la collision entre des visions du monde concurrentes : « … le premier champ de bataille majeur entre la nécessité économique de la production pétrolière et la nécessité écologique de réduire les émissions de gaz à effet de serre […] une histoire déterminante de l’industrie énergétique du XXIe siècle1 ». Comme on pouvait s’y attendre, THE PATCH a remporté le National Business Book Award de 2018 annoncé en octobre.
Il a fallu moins de dix ans pour que les sables bitumineux – et les pipelines connexes – deviennent l’un des sujets qui divisent le plus la politique canadienne. Pourtant, l’histoire des tentatives de mise en valeur de la ressource remonte à la fin du XIXe siècle. Les premières usines d’extraction rudimentaires ont été construites à la fin des années 1920 et dans les années 1930, mais c’est le début de l’exploitation minière Great Canadian Oil Sands2 en 1967 qui a été le catalyseur des développements ultérieurs, à commencer par le démarrage du projet Syncrude en 1978.
Au milieu des années 1990, l’industrie prévoyait des dépenses en immobilisations de 25 milliards de dollars sur 25 ans pour des projets d’exploitation des sables bitumineux. Il n’a fallu que cinq ans pour atteindre ce chiffre. De 1999 à 2013, plus de 200 milliards de dollars ont été investis. En 2006, Statistique Canada a signalé que l’Alberta était en pleine « période de croissance économique la plus forte jamais enregistrée par une province canadienne », avec une croissance annuelle du PIB et de la population supérieure à 10 %. En 2006, Calgary a délivré des permis de construction pour des projets d’une valeur de 4,7 milliards de dollars, soit 1 milliard de plus que Toronto.
Il est surprenant de constater aujourd’hui que cette croissance extraordinaire n’a suscité que peu de controverse jusqu’au début des années 2010. Turner raconte que pas plus tard qu’en 2008, le projet Alberta Clipper d’Enbridge, une canalisation de 36 pouces d’une capacité de 450 000 barils par jour pour transporter la production des sables bitumineux de Hardisty (Alberta) à Superior (Wisconsin), a été soumis sans vive controverse aux audiences de l’Office national de l’énergie. Turner cite un porte-parole d’Enbridge qui a dit au Regina Leader-Post en Saskatchewan que le pipeline était « le plus gros projet que personne ne connaisse ». Plus tôt en 2008, Trans Mountain a terminé son projet de doublement d’ancrage visant à doubler son pipeline existant dans des parties du parc national Jasper et du parc provincial du Mont-Robson. Le projet avait été approuvé par l’ONE en 2004 sans fanfare ni rancune.
Pourtant, d’ici 2015, le projet Keystone XL3 proposé par TransCanada avait « transformé les oléoducs en un enjeu politique international et un substitut de premier recours pour le débat beaucoup plus vaste sur les politiques climatiques et énergétiques4 ». « Enfin, il y avait un seul antagoniste, un point focal pour l’action, un moyen de mesurer la victoire. Et une paire de phrases – la plus grosse bombe de carbone, partie terminée pour la planète – qui a réduit l’ampleur stupéfiante du problème du changement climatique à l’échelle des slogans concis d’une campagne5 ». Il ajoute plus tard : « et ainsi, la cible immédiate est devenue le substitut durable pour le débat plus large, et le substitut est devenu le vaisseau dans lequel […] tous les péchés de l’économie du carbone ont été entassés6 ». Le maire de Calgary, Naheed Nenshi, est cité par Turner comme exprimant la frustration d’une industrie et d’une grande partie de la population de l’Alberta : « Pour une raison quelconque, on a demandé à ce tuyau d’un mètre d’assumer tous les péchés de l’économie du carbone7 ». Turner fait un excellent travail d’expliquer la dynamique qui a conduit à un changement aussi spectaculaire en quelques années à peine.
Assez étonnamment, et à sa grande déception, Turner s’est heurté à une réticence généralisée, non seulement de la part de nombreux acteurs clés de l’industrie et de certains de ses critiques les plus virulents, mais aussi à une réticence totale à lui parler.
Sa conclusion :
D’une part, je peux comprendre la réticence à parler publiquement d’une histoire qui, selon moi, n’a jamais été racontée équitablement, mais je dirais qu’aucun programme ne gagne à se refuser d’y jeter plus de lumière; cela ne fait qu’amplifier les distorsions. L’histoire de THE PATCH est importante, et elle est encore en cours d’écriture, et elle devrait être connue8.
« Amen » à cela!
THE PATCH est toutefois beaucoup plus qu’un simple examen clinique des politiques et de l’économie des sables bitumineux, des pipelines et du changement climatique. Turner saupoudre généreusement son récit d’histoires de vie quotidienne sur la diversité de la main-d’œuvre et de la vie des individus. Il y a le homardier qui, en faisant la navette entre l’Île-du-Prince-Édouard et Fort McMurray, est capable de maintenir sa flotte de homardiers. Un membre de la Première Nation des Chipewyans d’Athabasca est opérateur d’équipement lourd à la mine Kearl Lake d’Impériale Oil tout en maintenant son terrain de trappage traditionnel. La communauté pakistanaise amène le cricket en ville!
THE PATCH, c’est aussi l’histoire de la croissance rapide de Fort McMurray, une ville qui suscite néanmoins une loyauté et une fierté intenses chez ses plus de 80 000 résidents permanents9. Turner raconte l’histoire d’une jeune fille de Toronto qui a été « choquée de la rapidité avec laquelle elle est tombée amoureuse de Fort McMurray10 ». Plus de 18 ans après qu’elle et son mari y aient déménagé, à l’été 2016, le plus grand incendie de forêt de l’histoire de l’Alberta, connu sous le nom de « la Bête », a détruit leur maison. Moins de trois mois plus tard, ils avaient commencé à reconstruire.
De loin, Fort McMurray souffre souvent de l’image stéréotypée de la ville frontalière en plein boom, avec les images négatives habituelles de la drogue, de l’abus d’alcool, du jeu et de la prostitution; elle a fait l’objet de reportages de presse internationaux très médiatisés « qui se sont attardés sur les détails effrayants11[…] ». Turner, cependant, rend compte d’une étude commandée en 2014 par le gouvernement municipal de Fort McMurray qui en a dressé un portrait différent et plus complexe. Cette étude a révélé que le taux d’arrestations liées à la cocaïne à Fort McMurray était quatre fois plus élevé que la moyenne canadienne. Les vols de véhicules ont presque doublé par rapport à la moyenne nationale. Autrement, cependant, Fort McMurray était en fait moins sujette à la criminalité que le reste du Canada :
Les taux d’agressions sexuelles et de vols qualifiés étaient bien inférieurs à la moyenne. Dans l’ensemble, le taux de criminalité à Fort McMurray a diminué de 44 % de 2003 à 2012 (il a diminué de 17 % à l’échelle nationale au cours de la même période) […] [L]’image du chaos criminel a surtout été inventée12. Turner rapporte également qu’en 2015, Fort McMurray a devancé le pays au chapitre des dons par habitant à Centraide.
THE PATCH est une contribution extrêmement précieuse au débat existentiel qui se poursuivra presque certainement au Canada dans un avenir prévisible. C’est aussi une lecture engageante et agréable.
- Chris Turner, THE PATCH: The People, Pipelines, and Politics of the Oil Sands, Toronto, Simon & Shuster, 2017, à la p 13.
- Great Canadian Oil Sands (GCOS) opère sous le nom de Suncor en date d’aujourd’hui.
- La saga du projet Keystone XL est racontée dans McConaghy, « Dysfunction: Canada after Keystone XL » (juin 2017) 5:2 Publication trimestrielle sur la règlementation de l’énergie.
- Supra note 1 à la p 119.
- Ibid à la p 233.
- Ibid à la p 255.
- Ibid à la p 253.
- Ibid à la p 323.
- Plus une population « fantôme » d’environ 40 000 personnes.
- Supra note 1 à la p 294.
- Ibid à la p 163.
- Ibid à la p 164.