Je suis ravi d’avoir l’occasion de commenter les réflexions approfondies de Rowland Harrison, c.r., sur sa carrière dans le secteur de la règlementation de l’énergie. J’aborde toutefois la question sous un angle différent : je suis économiste et non avocat, et j’ai passé la majeure partie de ma carrière non pas au sein d’un organisme de règlementation, mais dans le monde de la politique, au Bureau du Conseil privé, où j’ai contribué au travail de modification de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale[1] (« LCEE ») en 2012, et à Pêches et Océans, à titre de sous-ministre, lorsque les modifications à la Loi sur les pêches[2] ont été apportées en 2019 et la nouvelle Loi sur l’évaluation d’impact[3] (« LEI ») a été adoptée.
Dans son article, M. Harrison conclut que les appels récents à « simplifier la règlementation », reflétés dans le projet de loi C-5 du gouvernement Carney, la Loi sur l’unité de l’économie canadienne[4] (qui édicte la Loi sur le libre-échange et la mobilité de la main-d’œuvre au Canada et la Loi visant à bâtir le Canada), n’ont rien de nouveau et, à bien des égards, que le gouvernement Carney adopte une approche semblable à celle du gouvernement Harper et devra relever bon nombre des mêmes défis. Il donne trois exemples où la situation pourrait vraisemblablement se présenter.
Le premier exemple consiste en l’idée d’un guichet fédéral unique pour les promoteurs. Comme M. Harrison l’a fait remarquer, le gouvernement Harper a mis sur pied le Bureau de gestion des grands projets (« BGGP ») en 2007 précisément pour offrir ce guichet unique. Toutefois, la création de ce bureau (qui a finalement été éliminé lorsque la LEI est entrée en vigueur) n’a pas empêché le ministère des Pêches et des Océans (« MPO »), Environnement et Changement climatique Canada (« ECCC ») et Transports Canada (« TC ») et plusieurs autres organismes et ministères de jouer un rôle de règlementation. En fin de compte, les entreprises continuaient de devoir traiter avec les ministères compétents pour obtenir des permis, un processus souvent laborieux.
Le projet de loi C-5 tente de s’attaquer à cette multiplicité de décideurs en subordonnant toutes les décisions prises par le gouvernement fédéral dans le cas des projets jugés d’intérêt national au droit de regard du Cabinet, lequel prendrait alors une décision rapidement.
Cela nous amène au deuxième exemple de M. Harrison, soit la centralisation de tous les pouvoirs décisionnels au sein du Cabinet, qui s’inscrit dans le même ordre d’idées que la décision du gouvernement Harper de retirer à l’Office national de l’énergie (« ONÉ ») le pouvoir de refuser un projet. Il fait remarquer que cette décision n’a finalement rien fait pour accélérer le projet Northern Gateway, que l’ONÉ aurait approuvé de toute façon. Au lieu de cela, l’érosion du pouvoir décisionnel indépendant de l’Office national de l’énergie a facilité la tâche au gouvernement Trudeau qui voulait se débarrasser complètement de l’Office et le remplacer par la Régie canadienne de l’énergie qui, contrairement à l’ONÉ, n’avait pas l’attribution de réaliser des évaluations environnementales.
Le troisième exemple est la tentative d’établir des délais de reddition de décisions relatives à des projets, afin que les promoteurs puissent avoir l’assurance que le processus ne tardera pas inutilement, ce qui leur coûterait du temps et de l’argent. Bien que le projet de loi C-5 ne soit pas explicite à ce sujet, le premier ministre Carney s’est engagé à respecter un délai de deux ans pour l’approbation des projets. Toutefois, les délais d’approbation des projets n’ont rien de nouveau : les modifications apportées en 2012 à la Loi sur l’ONÉ prescrivaient un délai de 18 mois, ce qui n’a pas empêché le projet de prolongement de l’oléoduc Trans Mountain (« TMX ») de devoir attendre plus de cinq ans avant d’être approuvé. En effet, la LEI du gouvernement Trudeau comportait aussi des délais prescrits par la loi. En fait, les délais prévus par la loi ne s’appliquent pas à l’une des principales sources de retard, soit les contestations judiciaires de projets pour des motifs environnementaux ou liés aux droits des peuples autochtones. De plus, les promoteurs eux-mêmes pourraient avoir besoin de plus de temps et demander ainsi que le processus soit interrompu.
On peut donc démontrer de façon convaincante que bon nombre des problèmes sous-jacents sont demeurés les mêmes ces deux dernières décennies. En fait, je dirais que, à bien des égards, les défis auxquels le gouvernement Carney est confronté sont plus grands que ceux avec lesquels a dû composer le premier ministre Harper, compte tenu de l’évolution de l’environnement depuis l’élection du gouvernement Trudeau en 2015.
- L’accent mis par le gouvernement Trudeau sur la réconciliation, et en particulier l’incorporation de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones[5] (« DNUDPA ») dans la loi, signifie que de nombreuses collectivités autochtones s’attendent maintenant à exercer un droit de veto global sur le développement.
- De nombreuses organisations non gouvernementales de l’environnement (ONGE) s’opposent maintenant à des projets en se fondant non seulement sur les impacts environnementaux directs d’un projet, mais aussi sur les effets relatifs au gaz à effet de serre (GES). La LEI du gouvernement Trudeau reflétait cette approche en incluant les gaz à effet de serre comme critère d’approbation des projets.
- Deux provinces, soit la Colombie-Britannique et le Québec, se sont opposées farouchement à ce que des pipelines traversent leur territoire. En effet, la Colombie-Britannique a lancé une contestation judiciaire contre TMX et le Québec a tenté d’assujettir le pipeline Énergie Est à son propre processus d’évaluation environnementale, même si le gouvernement fédéral a clairement compétence en matière d’infrastructure de transport interprovincial. Le gouvernement Carney est allé plus loin que le gouvernement Trudeau à cet égard : le premier ministre a déclaré que les provinces devraient accepter tout pipeline traversant leur territoire[6].
- D’autres changements, y compris l’interdiction des pétroliers sur la côte Ouest au nord de l’île de Vancouver et les initiatives règlementaires visant à réduire la production de combustibles fossiles, comme le plafond des émissions pétrolières et gazières, rendent plus difficile l’exploitation de nouveaux oléoducs et gazoducs même s’ils devaient être approuvés et construits.
Compte tenu de ces obstacles et des défis qu’a dû relever le gouvernement Harper, le projet de loi C-5 fournira-t-il une base solide pour aller de l’avant avec les grands projets énergétiques au Canada, en particulier les pipelines ?
J’ai tendance à être d’accord avec M. Harrison pour dire qu’il est peu probable que le gouvernement réussisse à centraliser les pouvoirs et la prise de décisions et à imposer des échéanciers, comme il le souhaiterait, car il ne s’attaque pas vraiment aux causes fondamentales qui rendent le processus d’approbation de projet du Canada lent, lourd et imprévisible. Ces causes comprennent celles qui suivent :
Absence d’un processus de consultation des peuples autochtones qui soit transparent et opportun
- Bien que le projet de loi fasse souvent référence aux droits des peuples autochtones, il n’établit pas un processus de consultation clair qui fournira une tribune équitable aux collectivités autochtones pour faire entendre leur voix, ce qui rend probable que les collectivités lésées soient en mesure de contester avec succès les décisions, comme ce fut le cas avec le pipeline de Trans Mountain[7].
Exigences environnementales fédérales onéreuses
- Le projet de loi C-5 tente de contourner de nombreuses lois fédérales, comme la Loi sur les espèces en péril[8] (« LEP »), la Loi sur les pêches[9] (« LP ») et la Loi de 1994 sur la convention concernant les oiseaux migrateurs[10] (« LCOM »). Les dispositions de ces lois ont été blâmées pour avoir prolongé les délais d’approbation et de construction, à la fois parce qu’elles exigent une étude approfondie des répercussions du projet, mais aussi parce qu’elles peuvent entraîner des exigences onéreuses pour les promoteurs (le pipeline Northern Gateway devait satisfaire à 209 conditions et le projet TMX à 159). Le projet de loi C-5 demande essentiellement que le Cabinet approuve le projet dès le départ, en fonction « de tout facteur qu’il [le gouverneur en conseil] estime pertinent » (para 5(6)), et établit que l’approbation a préséance sur les exigences d’autres lois pertinentes.
- Toutefois, la décision du Cabinet sera toujours susceptible de révision par les tribunaux selon la norme du caractère raisonnable, et il reste à savoir si les tribunaux insisteront pour que le même genre d’information sur les répercussions environnementales soit présenté aux décideurs que ce qui aurait été exigé en vertu de la LEP, de la LP, de la LCOM et d’autres lois.
- En outre, le projet de loi C-5 établit clairement (au para 6(2)) que les promoteurs doivent quand même satisfaire aux conditions fixées par le gouvernement. Ces conditions feraient également l’objet d’un contrôle judiciaire selon le critère du caractère raisonnable, et en l’absence de critères précis énoncés dans le projet de loi, les tribunaux pourraient bien s’appuyer sur les lois existantes pour évaluer le caractère raisonnable des conditions. Il y a ici un risque que le gouvernement doive imposer des dizaines de conditions que les promoteurs pourraient trouver coûteuses à respecter.
Confusion au sujet des rôles fédéraux et provinciaux
- Comme il a été mentionné précédemment, plusieurs provinces ont contesté le droit du gouvernement fédéral d’approuver des projets interprovinciaux, et le gouvernement Carney semble maintenant avoir accordé aux provinces un droit de veto sur les projets qui franchissent leurs frontières. En toute justice pour les provinces, il faut avouer que le gouvernement fédéral n’a pas hésité à s’ingérer dans des domaines de compétence provinciale, notamment par l’entremise de la LEI, où la Cour suprême du Canada[11] a invalidé des dispositions jugées entièrement relevant de la compétence des provinces. Un autre exemple est la LEP, que de nombreux gouvernements provinciaux ont critiquée parce qu’elle empiète sur les compétences provinciales lorsqu’elle s’applique à l’extérieur du territoire domanial et aux espèces autres que le poisson ou les oiseaux migrateurs qui relèvent clairement de la compétence du gouvernement fédéral.
Confusion au sujet des rôles du gouvernement et des entreprises
- Idéalement, les gouvernements devraient faire ce qu’ils font le mieux, c’est-à-dire règlementer dans l’intérêt national, en établissant des règles de conduite claires qui offrent certitude et prévisibilité aux entreprises pour que celles-ci puissent faire ce qu’elles font le mieux, soit choisir, concevoir et exécuter des projets qui ont du sens sur le plan économique.
- Cependant, le projet de loi C-5 brouille ces lignes. Bien qu’il accorde au gouvernement un maximum de latitude pour déterminer si un projet est dans l’intérêt national, il ne garantit pas ce résultat, quels que soient les critères auxquels un projet pourrait satisfaire; les promoteurs éventuels sont ainsi laissés dans l’incertitude quant à ce qui sera jugé admissible.
Quelle est donc la voie à suivre ? Dans son dernier paragraphe, M. Harrison conclut en disant espérer que « toutes les parties intéressées contribueront de façon constructive à relever les défis liés au processus règlementaire actuel du Canada ». Je ne suis pas convaincu qu’il en sera ainsi dans la mesure nécessaire pour apporter un changement important à l’environnement règlementaire des grands projets énergétiques au Canada. Comme nous l’avons vu avec le projet TMX, de nombreuses organisations non gouvernementales de l’environnement (« ONGE ») et nations autochtones, et même des provinces, peuvent s’opposer farouchement à un projet malgré les tentatives de répondre aux préoccupations légitimes.
Je dirais plutôt que le gouvernement doit s’attaquer aux problèmes fondamentaux de notre système d’évaluation environnementale qui sont décrits ci-dessus. Pour ce faire, il lui faudra :
- un protocole clair sur la consultation des peuples autochtones qui établit un processus clair et des délais raisonnables. Ce protocole devrait bien sûr faire l’objet de consultations auprès des nations autochtones, après quoi le gouvernement devrait renvoyer ce protocole à la CSC afin que les promoteurs puissent avoir la certitude de pouvoir remplir leurs obligations en matière de consultation sans craindre une poursuite obtenant gain de cause;
- une réforme de fond des lois fédérales en matière d’environnement, en particulier de la LEI et de la LEP, afin d’éliminer l’ingérence du gouvernement fédéral dans les domaines de compétence provinciale;
- une affirmation explicite de la suprématie du gouvernement fédéral dans les domaines relevant clairement de la compétence fédérale, en particulier les pipelines interprovinciaux;
- des critères clairs pour les promoteurs quant aux types de projets que le gouvernement fédéral jugerait acceptables.
Même si le projet de loi C-5 est manifestement ambitieux et bien intentionné, je pense que les réformes plus fondamentales décrites ci-dessus seront incontournables pour que le Canada puisse effectuer les investissements dans son infrastructure énergétique dont il a impérieusement besoin pour soutenir sa prospérité économique au cours des années à venir.
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* Tim Sargent est directeur de la politique intérieure et agrégé supérieur de recherche à l’Institut Macdonald-Laurier, à Ottawa. Après 28 ans au sein du gouvernement fédéral canadien, il a occupé des postes de haut niveau, y compris des postes de sous-ministre. Il est titulaire d’un doctorat en économie de l’UBC, d’une maîtrise de l’Université Western et d’un baccalauréat de l’Université de Manchester. Originaire du Royaume-Uni, il vit maintenant à Ottawa.
1 Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, LC 2012, c 19, art 52.
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2 Loi sur les pêches, LRC (1985), c F-14.
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3 Loi sur l’évaluation d’impact, LC 2019, c 28, art 1.
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4 Projet de loi C-5, Loi édictant la Loi sur le libre-échange et la mobilité de la main-d’œuvre au Canada et la Loi visant à bâtir le Canada, Loi sur l’unité de l’économie canadienne, 1re session, 44e législature 2025.
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5 Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, HCDH, 33e session, UN Doc A/RES/61/295 (2007).
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6 Carson Jerema, « Carson Jerema : Carney ignores his own constitutional power to approve pipelines » (dernière modification le 9 juin 2025), en ligne : <nationalpost.com/opinion/carson-jerema-carney-ignores-his-own-constitutional-power-to-approve-pipelines>.
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7 Tsleil-Waututh Nation v Canada (Attorney General), 2018 CanLII 153 (FCA).
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8 Loi sur les espèces en péril, LC 2002, c 29.
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9 Loi sur les pêches, (LRC 1985, c F-14)
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10 Loi de 1994 sur la convention concernant les oiseaux migrateurs, LC 1994, c 22.
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11 Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, 2023 CSC 23.
