La situation est-elle différente cette fois-ci ? Réflexions sur une carrière dans le secteur de la règlementation de l’énergie

C’est un honneur bien particulier que d’être la première personne à recevoir une distinction Energy Bison de la Publication trimestrielle sur la règlementation de l’énergie, d’autant plus que le prix Kaiser a été créé en mémoire d’un pionnier légendaire dans la promotion de la règlementation du secteur canadien de l’énergie[1].

Le fait de recevoir ce prix ici, à Halifax, où ma carrière dans le domaine de la règlementation de l’énergie au Canada a véritablement pris son envol, il y a plus de 50 ans, est particulièrement opportun. Le bureau du premier ministre de l’époque avait retenu mes services, comme consultant, quand Mobil Oil Canada avait annoncé, en 1971, avoir trouvé du pétrole dans un puits foré à l’extrémité ouest de l’île de Sable. L’engouement généré par cette découverte a été de courte durée — mais, heureusement, ma carrière ne l’a pas été !

Le thème de ce Forum — une nouvelle perspective sur la souveraineté énergétique du Canada — est particulièrement judicieux, car ce n’est assurément pas la première fois que la souveraineté énergétique préoccupe le programme national. Au milieu des années 1950, le « grand débat sur les pipelines » entourant le tracé de ce qui allait devenir le réseau principal de TransCanada avait précipité la défaite du gouvernement fédéral de l’époque. La souveraineté canadienne était au cœur de ce débat. La Commission royale qui a suivi avait insisté sur la nécessité d’une règlementation indépendante des pipelines de compétence fédérale, ce qui avait mené directement à l’adoption, en 1959, de la Loi sur l’Office national de l’énergie (« Loi sur l’ONÉ »)[2] et à la création de l’Office national de l’énergie (« ONÉ » ou « Office »).

Le débat d’aujourd’hui sur la souveraineté énergétique est-il différent ? Je dirais que oui, et non !

Le défi énergétique auquel est confronté le Canada est largement décrit comme une crise, et il va sans dire que les crises sont porteuses d’occasions[3]. Dans le contexte actuel, l’occasion se trouve dans la reconnaissance généralisée que notre pays est effectivement confronté à un défi sérieux qu’il lui faut relever de front — il lui faut passer à l’action. L’évolution de l’opinion publique sur l’importance du développement énergétique pour la prospérité économique du Canada semble également reconnaître le sérieux du défi à relever et, en fournissant un soutien politique aux interventions appropriées, elle peut contribuer à déterminer et à mettre en œuvre des interventions efficaces.

Quoi qu’il en soit, les réponses aux crises comportent aussi des risques, dont le plus important peut-être, le risque de « réagir », ne serait-ce que pour donner l’impression de faire quelque chose. Le véritable défi, bien sûr, ne consiste pas simplement à « faire quelque chose »; il consiste plutôt à trouver et à mettre en œuvre des solutions qui s’attaquent aux défis réels, et non seulement perçus, qui se présentent. Et ce n’est pas une tâche facile, surtout dans le domaine de la politique et de la règlementation énergétiques, où des réalités persistantes et sous-jacentes doivent être reconnues et prises en compte.

L’appel à la prise de mesures pour relever les défis d’aujourd’hui préconise de « simplifier la règlementation ». Cependant, l’expérience passée avec des tentatives en ce sens révèle la persistance de certaines dynamiques fondamentales. Trois exemples précis montrent que la conception de solutions robustes à au moins quelques-uns des défis d’aujourd’hui accable les décideurs, et dans certains cas, depuis des décennies.

Le premier exemple a trait aux appels généralisés visant à simplifier le processus d’examen des projets énergétiques proposés en éliminant les chevauchements et les dédoublements — résumés dans des phrases accrocheuses comme « un projet, un examen » ou le « guichet unique [examen règlementaire] ». Le concept de « guichet unique » est presque universellement accepté; il n’est toutefois ni nouveau, ni aussi simple à mettre en œuvre qu’on pourrait le penser d’emblée.

Au début des années 1980, j’étais cadre supérieur au sein d’un organisme administratif, l’Administration du pétrole et du gaz des terres du Canada (« APGTC »), établi dans le cadre du Programme énergétique national pour gérer les responsabilités fédérales en matière d’exploration et de développement pétroliers et gaziers au sein des régions extracôtières et nordiques. L’APGTC devait être un « guichet unique » où l’industrie pouvait traiter avec le gouvernement fédéral. En réalité, l’industrie a dû cependant continuer à se conformer séparément à diverses autres exigences fédérales. Un haut dirigeant de l’industrie a d’ailleurs illustré l’échec par un jeu de mots empreint d’esprit : « L’APGTC est peut-être bien un guichet unique, mais qui comporte plusieurs fenêtres ! »

La réalité, c’est que les grands projets d’infrastructure, en particulier les projets énergétiques, déclenchent des intérêts publics multiples et diversifiés qui doivent être reconnus et pris en compte. Cette réalité se reflète dans le fait que les appels à une meilleure coordination pour « simplifier » le processus d’examen restent largement répandus, près de 20 ans après la création du Bureau de gestion des grands projets (« BGGP ») en 2007, « en vue d’améliorer le rendement du processus d’examen des grands projets de ressources naturelles… » [4], conformément à la Directive du cabinet fédéral sur l’amélioration du rendement du régime de règlementation pour les grands projets de ressources. La grande diversité des intérêts du gouvernement qui entrent en jeu se reflète dans le fait que pas moins de 12 ministères fédéraux participent directement à cette « initiative horizontale ». Et cette réalité n’est pas près de changer !

De plus, on rapporte que le nouveau gouvernement fédéral devrait déposer un projet de loi, en juin, pour promouvoir « l’unité de l’économie canadienne » qui inclura des mesures visant à accélérer l’approbation règlementaire des projets par l’entremise d’un nouveau « Bureau des grands projets ».

Mon deuxième exemple illustre le potentiel de « conséquences imprévues » d’une initiative de réforme règlementaire.

Pendant plus de 50 ans, le Canada a en effet disposé d’un organisme de règlementation à « guichet unique » : l’Office national de l’énergie, responsable d’examiner et de certifier les oléoducs et les gazoducs relevant de la compétence fédérale. Dès sa création en 1959, l’Office a reçu le mandat, dans les termes les plus généraux possibles, d’examiner, entre autres questions précises, « tout intérêt public qui, de l’avis de l’Office, pourrait être affecté… »[5]. Bien que cette formulation ne confère pas à l’Office un pouvoir exclusif, elle fournit au moins aux promoteurs de projet un point d’entrée unique dans le labyrinthe règlementaire fédéral.

L’indépendance de l’Office a été enchâssée dans la Loi sur l’ONÉ. La durée du mandat des membres de l’Office a été déterminée au moyen d’une formule prévoyant leur retrait au terme d’un processus emprunté directement de la Loi sur la Cour suprême du Canada[6].

De surcroit, il incombait à l’Office de délivrer des certificats de commodité et de nécessité publiques, et non pas de seulement formuler une recommandation au Cabinet. Même si la décision de l’Office de délivrer un certificat était assujettie à l’approbation du Cabinet, celui-ci ne pouvait pas modifier ou nuancer une décision de l’Office; le Cabinet pouvait seulement approuver ou refuser d’approuver la décision de l’Office. Plus important encore, le Cabinet ne pouvait intervenir lorsque l’Office décidait de rejeter une demande de certificat. Un refus de l’Office de délivrer un certificat ne se rendait pas même jusqu’à la table du Cabinet[7]. Cette particularité de la formule établie par la Loi sur l’ONÉ est peut-être celle qui a amené le gouvernement à présenter, en 2012, des modifications qui ont fondamentalement changé le rôle de l’Office.

En 2010, Enbridge a déposé une demande auprès de l’ONÉ pour faire approuver le projet Northern Gateway. Apparemment, on craignait que le gouvernement ne dispose d’aucun mécanisme, si l’ONÉ rejetait la demande d’Enbridge, pour infirmer ou modifier la décision, s’il estimait que le projet était effectivement dans l’intérêt national et devait aller de l’avant, malgré une décision contraire de l’Office.

Quelle qu’en soit la motivation, la Loi sur l’ONÉ a été modifiée en 2012 pour changer le rôle de l’Office, de celui de décideur à celui de simple responsable de formuler des recommandations à l’intention du Cabinet, lequel pourrait à l’avenir accepter, rejeter ou modifier une recommandation de l’Office.

Dans ce cas particulier, l’ONÉ a bel et bien recommandé l’approbation du projet Northern Gateway, le Cabinet a accepté la recommandation, et un certificat de commodité et de nécessité publiques a été délivré[8]. Le changement du rôle de l’Office, qui a entraîné le transfert de la responsabilité d’approuver ou de rejeter les demandes de pipeline au Cabinet, s’est avéré inutile.

N’empêche, le rôle qu’a joué le gouvernement dans l’approbation initiale du projet Northern Gateway et la controverse généralisée entourant ce projet ont déclenché la volonté subséquente de « moderniser » l’ONÉ. Ce débat a contribué à l’adoption de la Loi sur l’évaluation d’impact (« projet de loi C-69 »)[9], à l’abolition de l’Office national de l’énergie et à la création de la Régie canadienne de l’énergie.

La leçon pertinente au regard du débat actuel sur la simplification du processus règlementaire pourrait être résumée par l’adage familier « méfiez-vous de ce que vous souhaitez » !

Mon troisième exemple de défis est celui qu’il faut relever dans les efforts visant à simplifier le processus d’examen règlementaire, à savoir les appels généralisés en faveur de l’imposition de délais fixes pour l’approbation des projets. Les délais contraignants pour l’exécution des examens par l’ONÉ faisaient partie des modifications apportées en 2012 à la Loi sur l’ONÉ et étaient donc en vigueur en décembre 2013 lorsque Trans Mountain a déposé sa demande de prolongement du réseau proposé, le projet TMX. Toutefois, l’approbation finale de ce projet n’a pas été obtenue avant février 2019, soit plus de cinq ans plus tard. Le projet a finalement été concrétisé en 2024, soit près de 10 ans après le dépôt de la demande initiale.

Deux observations au sujet des délais prescrits. Premièrement, ils ne peuvent pas être inconditionnels et doivent être assortis d’échappatoires afin d’anticiper la possibilité, sinon la probabilité, de circonstances imprévues exigeant des rajustements des calendriers du projet, parfois à la demande des promoteurs de celui-ci.

Deuxièmement, les délais prescrits peuvent directement remettre en cause les principes de l’équité procédurale. En effet, les modifications apportées à la Loi sur l’ONÉ en 2012 reconnaissaient ouvertement ce potentiel et établissaient sans détour que l’Office doit trancher dans les délais prescrits « compte tenu […] de l’équité » [10].

Les délais prescrits pour les approbations peuvent jouer un rôle dans l’amélioration de l’efficacité du processus d’examen règlementaire. Toutefois, leur efficacité repose en fin de compte sur l’engagement de chaque participant dans le processus global, y compris les promoteurs du projet, à remplir son rôle individuel d’une manière efficace, efficiente et en temps voulu.

Aucun de ces trois exemples ne vise à laisser entendre que les défis liés à la simplification du processus règlementaire pour l’examen des grands projets d’infrastructure sont insurmontables. De toute évidence, ces défis doivent être relevés. En fait, la « simplification » n’est pas si simple, certainement pas aussi simple que beaucoup de critiques le laissent entendre — et comme certains politiciens voudraient le faire croire à la population.

Espérons que toutes les parties intéressées contribueront de façon constructive à relever les défis liés au processus règlementaire actuel du Canada pour l’examen des grands projets d’infrastructure, tout en reconnaissant la multiplicité des intérêts légitimes qui sont touchés par ces projets et en tenant compte de celle-ci. Espérons que l’on ne gaspillera pas cette occasion, ou cette « crise », comme beaucoup l’appellent — et qu’à l’avenir nous ne regarderons pas en arrière pour conclure, avec regret :

Plus ça change, plus c’est pareil.

Merci. 

 

  • * Auparavant co-rédacteur en chef de la Publication trimestrielle sur la règlementation de l’énergie. Le présent article est fondé sur les propos de l’auteur à la réception de la toute première distinction Energy Bison de la Publication trimestrielle sur la règlementation de l’énergie, soit le prix Kaiser, au cours du Forum du droit de l’énergie 2025 de la Publication trimestrielle sur la règlementation de l’énergie, qui s’est tenu à Halifax le 7 mai 2025.

    1 Le prix Kaiser est nommé en l’honneur de Gordon Kaiser, dont le dévouement indéfectible à titre de co-rédacteur en chef de la Publication trimestrielle sur la règlementation de l’énergie pendant plus d’une décennie, et le décès en 2024, ont eu une incidence profonde sur la publication et sur tous ceux qui ont eu le privilège de travailler avec lui.

  • 2 Loi sur l’Office national de l’énergie (LRC [1985], c N-7), abrogée, 2019, c 28, art 44] [Loi sur l’ONÉ]. La Loi sur l’ONÉ est demeurée essentiellement inchangée pendant plus de 50 ans, soit de 1959 à 2012.

  • 3 Comme l’aurait prétendument professé Churchill : « Il ne faut jamais gaspiller une bonne crise. », même s’il ne semble pas y avoir de trace de ces propos prononcés par le personnage.

  • 4 Ressources naturelles Canada, « L’Initiative du Bureau de gestion des grands projets (BGGP) » (dernière modification le 29 janvier 2025), en ligne : <ressources-naturelles.canada.ca/organisation/planification-rapports/rapports-resultat-ministeriels/rapport-resultats-ministeriels-2017%E2%80%932018/l-initiative-bureau-gestion-grands-projets-bggp>.

  • 5 Loi sur l’ONÉ, supra note 2, art 52.

  • 6 Loi sur la Cour suprême, LRC (1985), c S-26.

  • 7 Voir Rowland J Harrison, « The Elusive Goal of Regulatory Independence and the National Energy Board: Is Regulatory Independence Achievable? What Does Regulatory “Independence” Mean? Should We Pursue It? » (2013) 50:4 Alta L Rev 757.

  • 8 La délivrance de ce certificat a par la suite été annulée par une décision de la Cour d’appel fédérale (CAF), au motif que le gouvernement fédéral (et non l’ONÉ) n’avait pas rempli ses obligations en matière de consultation des peuples autochtones au titre de leurs droits inhérents. Le gouvernement fédéral a décidé de ne pas interjeter appel de cette décision de la CAF, ce qui a entraîné l’annulation du projet.

  • 9 Loi sur l’évaluation d’impact, LC 2019, c 28, art 1.

  • 10 Loi sur l’ONÉ, supra note 2, au para 11(4).

     

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