Une feuille de route pour des ajustements à la frontière des tarifs du carbone en conformité avec les principes du droit commercial[1]

L’intérêt pour les ajustements à la frontière des tarifs du carbone (AFTC) s’accélère. L’Union européenne a proposé un mécanisme d’ajustement à la frontière des tarifs du carbone (MAFTC) en juillet dernier[2]. Le Canada a achevé des consultations sur les AFTC en février dernier[3] et la récente annonce conjointe États-Unis–Union européenne sur un secteur de l’acier durable indique que le critère de la teneur en carbone pourrait être intégré à des mesures commerciales[4]. Les AFTC devraient faire l’objet de discussions à la conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce qui débutera dimanche[5]. Les commentaires positifs dans la Déclaration ministérielle constitueraient un important pas en avant pour la protection du climat mondial.

Les AFTC sont des taxes ou des droits imposés sur des biens provenant de pays qui ont des exigences moins contraignantes en matière d’émissions.

Ils sont complexes et doivent respecter l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, sinon ils risquent d’être contestés devant l’OMC. Un AFTC conforme aux principes du droit commercial doit assurer un traitement national (les importations ne sont pas traitées de façon moins favorable que les marchandises intérieures) et un traitement de la nation la plus favorisée (NPF) (traitement égal des importations de tous les pays de l’OMC), ou satisfaire aux critères d’exception à ces exigences du GATT.

Voici quelques voies d’accès à un AFTC conforme.

1. La réglementation nationale sur le carbone est le point de départ

Les pays qui réglementent les émissions de carbone risquent de positionner leurs producteurs dans une situation désavantageuse. Une taxe ou un droit peut faire en sorte que les produits importés portent un coût du carbone comparable aux coûts assumés par les producteurs nationaux, de manière à créer des règles du jeu équitables. Tout pays qui met en œuvre un AFTC doit disposer d’un cadre réglementaire national pour ajuster le prix des produits à grande intensité carbonique lorsqu’ils traversent la frontière. Il est plus facile de mettre en œuvre des AFTC lorsque le coût pour le carbone est clairement établi à l’échelle nationale (p. ex. un prix par tonne d’émissions de CO2).

Par exemple, le système d’échange de droits d’émission de l’UE établit un prix des émissions de CO2 déterminé par le marché[6]. Son MAFTC impose des frais d’importation fondés sur les prix du contenu carbone des émissions et du système d’échange de crédits.

2. Cadre de réglementation

Un AFTC doit respecter le principe du traitement national et d’autres exigences du GATT applicables aux taxes ou aux redevances réglementaires[7]. Les deux principaux défis sont le traitement des coûts du carbone du pays d’origine des exportateurs et les indemnités de franchise accordées aux producteurs nationaux.

Les AFTC devront probablement tenir compte des régimes climatiques étrangers en réduisant les frais imposés sur les importations en fonction des paiements du carbone effectués dans le pays d’exportation, comme le fait le MAFTC[8]. Autrement, les exportateurs paieraient pour les émissions de carbone liées à la production de leurs produits et paieraient de nouveau pour les mêmes émissions en raison d’un AFTC.

De nombreux régimes climatiques attribuent des droits d’émission gratuits pour réduire les « fuites de carbone » (migration de la production vers des administrations à faibles émissions)[9]. Lorsque cela se produit, l’application du prix du carbone complet aux produits importés soulèverait des problèmes liés au traitement national, un enjeu que l’UE tente de régler en éliminant progressivement les attributions de droits d’émission gratuits[10].

3. Traitement de la nation la plus favorisée

Le GATT exige qu’un pays qui impose des taxes ou des redevances réglementaires sur les importations traite les produits de tous les pays exportateurs aussi favorablement que les produits de sa nation la plus favorisée[11].

Cette obligation pose un problème pour les produits provenant de pays ayant des politiques climatiques différentes.

Si un AFTC est établi sans tenir compte des redevances sur le carbone du pays d’origine des exportateurs, il n’y aura pas de discrimination formelle dans la redevance elle-même; cependant, il y aura une discrimination substantielle contre les pays qui imposent déjà des coûts réglementaires pour le carbone à leurs exportateurs. À l’inverse, si un AFTC tient compte des coûts du carbone dans le pays d’origine des exportateurs, cela évitera la discrimination entre les membres de l’OMC à l’égard des redevances totales sur les émissions de CO2, mais fera en sorte que les exportateurs de pays imposant de faibles coûts du carbone paieront des montants au titre de l’AFTC plus élevés que ceux de pays imposant coûts du carbone élevés.

Bien que les montants au titre de l’AFTC, qui varient en fonction de la teneur inhérente en carbone des importations de différents pays, puissent être contestés sur la base de la jurisprudence, nous estimons néanmoins qu’ils devraient être défendables dans le cadre d’une application téléologique de l’obligation de la nation la plus favorisée parce que la combinaison des frais imposés dans le pays d’origine et de l’AFTC serait la même pour tous les pays exportateurs.

4. Exceptions à l’article XX

Les AFTC qui ne respectent pas le principe du traitement national ou les exigences relatives au traitement NPF peuvent être défendus au moyen des exceptions générales prévues à l’article XX : du GATT[12] les mesures « nécessaires à la protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou à la préservation des végétaux » ou « se rapportant à la conservation des ressources naturelles épuisables ».

La mise en œuvre de la mesure ne doit pas restreindre injustement le commerce international. Toute discrimination doit également être rationnellement liée à l’objectif de la politique[13]. Par exemple, si les rajustements de la tarification du carbone dans le pays d’origine contrevenaient à l’obligation de la nation la plus favorisée, ils seraient de bons candidats à une exception, car la prise en compte des coûts du carbone dans le pays d’origine serait conforme à l’objectif de réduction des émissions de carbone à l’échelle mondiale.

5. Observations finales

Les pays axés sur les exportations qui ont un faible engagement à l’égard de la réduction des gaz à effet de serre pourraient bien contester les AFTC à l’OMC. Malgré l’engorgement de l’Organe d’appel, les groupes spéciaux peuvent entendre de tels différends, et les pays participants peuvent se prévaloir de l’arrangement d’arbitrage d’appel provisoire multipartite[14].

À notre avis, les AFTC conformes aux règles de l’OMC sont réalisables sans recours aux exceptions prévues à l’article XX ou, au besoin, en y recourant. Plus le nombre de pays appliquant des AFTC accroîtra, plus les pays restants ressentiront la pression de s’attaquer aux émissions à mesure que diminuera le nombre de marchés dans lesquels ils bénéficient de règles du jeu inégales.

 

  1. Une version antérieure de cet article a été publiée dans les Intelligence Memos de l’Institut C.D. Howe, voir https://www.cdhowe.org/intelligence-memos/campbell-pellerin-farrell-roadmap-trade-law-compliant-border-carbon-adjustments. Pour faire part de commentaires ou de rétroaction, communiquez avec nous par courriel à blog@cdhowe.org.

* Neil Campbell est associé dans les groupes de la concurrence et du commerce international chez McMillan LLP à Toronto. William Pellerin est associé au cabinet et œuvre sein du groupe du commerce international à Ottawa, où Tayler Farrell est avocate.

Les opinions exprimées ici sont celles des auteurs. L’Institut C.D. Howe ne prend pas position sur les questions de politique.

  1. Neil Campbell, Talia Gordner et Lisa Page, « Pour des règles équitables : l’UE montre l’exemple en proposant un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières » (11 août 2021), en ligne : McMillan <mcmillan.ca/fr/perspectives/pour-des-regles-equitables-lue-montre-lexemple-en-proposant-un-mecanisme-dajustement-carbone-aux-frontieres/>.
  2. Neil Campbell, Talia Gordner et Lisa Page, « Des frontières plus vertes – le Canada étudie les ajustements à la frontière pour le carbone » (6 juillet 2021), en ligne : McMillan <mcmillan.ca/fr/perspectives/des-frontieres-plus-vertes-le-canada-etudie-les-ajustements-a-la-frontiere-pour-le-carbone/>.
  3. Office of the United States Trade Representative « Joint US-EU Statement on Trade in Steel and Aluminum » (31 octobre 2021), en ligne : USTR <ustr.gov/about-us/policy-offices/press-office/press-releases/2021/october/joint-us-eu-statement-trade-steel-and-aluminum>.
  4. Organisation mondiale du commerce, Comité du commerce et de l’environnement, « Report of the Meeting Held on 23 June 2021 » (3 août 2021), en ligne (pdf) : WTO <docs.wto.org/dol2fe/Pages/SS/directdoc.aspx? filename=q:/WT/CTE/M72.pdf&Open=True>.
  5. Parlement européen, « Review of the EU ETS ‘Fit for 55’ package » (2022), en ligne (pdf) : <www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/BRIE/2022/698890/EPRS_BRI(2022)698890_EN.pdf>.
  6. Organisation mondiale du commerce, « Part II – Article III – National Treatment on Internal Taxation and Regulation », en ligne (pdf) : WTO <www.wto.org/english/res_e/booksp_e/gatt_ai_e/art3_e.pdf>. .
  7. Jean-Marie Paugam, « DGA Paugam : Les règles de l’OMC n’empêchent pas des politiques environnementales ambitieuses » (16 septembre 2021) en ligne : WTO <www.wto.org/french/news_f/news21_f/ddgjp_16sep21_f.htm>.
  8. Cour des comptes européenne, « Le système d’échange de quotas d’émission de l’UE : l’allocation de quotas à titre gratuit devrait être mieux ciblée » (2020), en ligne (pdf) : Office des publications de l’Union européenne <www.eca.europa.eu/Lists/ECADocuments/SR20_18/SR_EU-ETS_fr.pdf>.
  9. Commission européenne, « Revision for phase 4 (2021-2030) » (dernière consultation le 23 juin 2022), en ligne : <ec.europa.eu/clima/eu-action/eu-emissions-trading-system-eu-ets/revision-phase-4-2021-2030_en>.
  10. Organisation mondiale du commerce, supra note 7.
  11. Organisation mondiale du commerce, « Article XX – General Exceptions », en ligne (pdf) : WTO <www.wto.org/english/res_e/ booksp_e/gatt_ai_e/art20_e.pdf>.
  12. Organisation mondiale du commerce, « European Communities – Measures Prohibiting the Importation and Marketing of Seal Products » (22 mai 2014), en ligne (pdf) : WTO <docs.wto.org/dol2fe/Pages/SS/directdoc.aspx?filename=q:/WT/DS/400ABR.pdf&Open=True>.
  13. « Multi-Party Interim Appeal Arbitration Arrangement (MPIA) » (dernière consultation le 23 juin 2022), en ligne : WTO Pluritaletrals <wtoplurilaterals.info/plural_initiative/the-mpia/>.

 

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