L’importance de la décision récente rendue par la Cour suprême du Canada (« CSC ») dans l’affaire Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique, 2014 CSC 44 (la « décision ») n’est pas passée inaperçue. En effet cette décision a été qualifiée d’historique, de moment décisif et faisant office de jurisprudence1. Historique? Oui. Un moment décisif? Pas nécessairement. Cette décision est historique, car il s’agit de la première fois qu’un tribunal canadien reconnaît officiellement l’existence d’un titre ancestral. Le raisonnement et la décision définitive de la CSC constitue une répétition de la jurisprudence établie concernant le titre ancestral, qui a été élaborée au fil des décennies. Ce qui est moins médiatisé, c’est la plus grande clarté apportée par la CSC sur la question importante de l’application des lois et des régimes de réglementation provinciaux sur les terres visées par un titre ancestral. De plus, à première vue, cette décision ne touche pas les terres visées par des « revendications » de titre ancestral, auxquelles l’obligation de la Couronne de consulter s’applique toujours.
La poursuite initiale a été intentée par Roger William, chef de la Première Nation Xeni Gwet’in, une des six Premières Nations constituant la Nation Tsilhqot’in. La revendication demandait la reconnaissance d’un titre ancestral relatif à deux parcelles de terrains en grande partie non aménagées sur le territoire traditionnel des Tsilhqot’in et situées dans une vallée éloignée dans le centre de la Colombie-Britannique.
La CSC a rendu sa décision le 26 juin 2014, en accueillant l’appel des Tsilqhot’in’s de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique. Comme il est mentionné précédemment, cette décision a constitué la première déclaration de l’existence d’un titre ancestral par un tribunal canadien.
Les faits
La Nation Tsilhqot’in, un regroupement de six bandes semi-nomades, vit depuis des siècles dans une région du centre de la Colombie-Britannique. En 1983, la Colombie-Britannique a accordé un permis commercial de coupe de bois sur des terres que les Tsilhqot’in considèrent comme faisant partie de leur territoire ancestral. La Nation Tsilhqot’in s’y est opposée et a sollicité un jugement déclaratoire interdisant l’exploitation forestière commerciale sur le territoire. Les négociations avec le gouvernement de la Colombie-Britannique n’ont pas permis de régler le différend, et la revendication des Tsilhqot’in a été modifiée de manière à inclure une revendication du titre ancestral sur un territoire de plus de 4 380 kilomètres carrés, une zone un peu moins grande que l’Île-du-Prince-Édouard et qui comprend une petite fraction du territoire traditionnel des Tsilhqot’in. Les gouvernements fédéral et provincial ont contesté la revendication du titre, et en 1998, le chef William a intenté une action au nom des Tsilhqot’in contre la Colombie-Britannique et le Canada.
Le procès a débuté en 2002 devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique et a duré 339 jours sur une période de cinq ans. Le juge de première instance a passé du temps sur le territoire revendiqué et a entendu de nombreux témoignages des aînés, des historiens et d’autres experts. La Cour a jugé que l’« occupation » était établie dans le but de fonder l’existence du titre ancestral par la démonstration d’une utilisation régulière et exclusive de certains sites ou du territoire. À partir de ces considérations, le juge de première instance a conclu que les Tsilhqot’in avaient droit, en principe, à un jugement déclarant l’existence d’un titre ancestral sur une partie du territoire revendiqué ainsi que sur un petit secteur à l’extérieur de ce territoire.
En appel, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu que l’existence du titre revendiqué par les Tsilhqot’in n’avait pas été établie. La Cour d’appel a indiqué que les Tsilhqot’in pourraient éventuellement faire la preuve d’une occupation suffisante établissant l’existence d’un titre sur certains sites à l’intérieur du territoire revendiqué où les ancêtres des Tsilhqot’in utilisaient intensément une parcelle de terrain particulière dont les limites étaient raisonnablement définies au moment de l’affirmation de la souveraineté européenne. En ce qui concerne le reste du territoire revendiqué, la Cour d’appel a indiqué que les droits des Tsilhqot’in étaient limités aux droits ancestraux de chasse, de piégeage et de récolte.
La décision de la CSC
La CSC a rejeté l’interprétation étroite faite par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique du titre ancestral et de l’occupation et appuyé la conclusion du juge de première instance selon laquelle les Tsilhqot’in avaient établi l’existence du titre ancestral sur le territoire revendiqué en question. Elle a estimé qu’un jugement reconnaissant l’existence du titre ancestral devrait être prononcé pour la partie du territoire revendiqué désignée par le juge de première instance. Cette décision est historique, car c’est la première fois qu’un tribunal reconnaît officiellement l’existence d’un titre ancestral visant une parcelle de terrain particulière. Cependant, le droit relatif au titre ancestral s’est véritablement développé depuis que la CSC a confirmé les droits ancestraux relatifs aux terres dans l’arrêt Calder c Procureur général de la Colombie-Britannique2 de 1973. L’affaire Calder a marqué le début de l’ère moderne des négociations de traités entre les gouvernements fédéral et provinciaux et les Premières nations ne bénéficiant pas de traités.
Dans son analyse, la CSC a appliqué le critère permettant d’établir l’existence du titre ancestral énoncé dans l’arrêt Delgamuukw c. Colombie-Britannique3. Selon ce critère, pour établir le bien-fondé de la revendication d’un titre aborigène, le groupe autochtone qui revendique ce titre doit satisfaire aux exigences suivantes : (i) il doit avoir occupé le territoire avant l’affirmation de la souveraineté; (ii) si l’occupation actuelle est invoquée comme preuve de l’occupation avant l’affirmation de la souveraineté, il doit exister une continuité entre l’occupation actuelle et l’occupation antérieure à l’affirmation de la souveraineté; (iii) au moment de l’affirmation de la souveraineté, cette occupation doit avoir été exclusive. Le juge de première instance dans l’affaire Tsilhqot’in a conclu que l’occupation des Tsilhqot’in était suffisante et exclusive au moment de l’affirmation de la souveraineté (comme l’a démontré la preuve d’une occupation continue plus récente) et la CSC s’est dite d’accord avec cette conclusion.
Dans le cas où l’existence d’un titre ancestral n’est pas encore établie, la CSC a confirmé l’exigence bien établie que la Couronne a l’obligation constitutionnelle de consultation et, s’il y a lieu, d’accommodement de l’intérêt autochtone non encore établi. Par contre, lorsque l’existence du titre a été établie, la Couronne doit non seulement se conformer à son obligation constitutionnelle de consulter, mais doit également s’assurer que la mesure gouvernementale proposée est fondamentalement conforme aux exigences de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 19824. Au moment où la province a délivré les permis commerciaux de coupe de bois, le titre revendiqué par les Tsilhqot’in n’avait pas encore été établi, et la CSC a conclu que l’honneur de la Couronne obligeait la province à consulter les Tsilhqot’in à propos des utilisations des terres et à trouver des accommodements à leurs intérêts. En omettant de faire l’un et l’autre, la province avait manqué à son obligation envers les Tsilhqot’in.
Une fois établi, le titre ancestral accorde le droit d’utiliser et d’occuper de façon exclusive les terres détenues en vertu de ce titre pour diverses fins. Il est à noter que les droits d’utilisation et d’occupation ne se limitent aux utilisations traditionnelles ou distinctives. Les titulaires du titre ancestral ont le droit de décider de l’utilisation des terres et ont le droit de bénéficier des avantages que procurent ces utilisations, à condition qu’elles respectent la nature collective des droits sur les terres; cette condition signifie que le titre ancestral ne peut être cédé et grevé d’une façon qui empêcherait les générations futures du groupe d’utiliser les terres et d’en jouir. La CSC a aussi indiqué qu’une fois l’existence du titre établie, il peut être nécessaire pour la Couronne de réévaluer sa conduite passée et d’annuler éventuellement des décisions qui constituent une violation injustifiable du titre ancestral. Ces commentaires de la CSC ayant une nature potentiellement rétrospective feront sans doute l’objet d’interprétations et de litiges futurs.
Comme le titre ancestral confère le droit de contrôler le territoire, les gouvernements et les autres personnes qui veulent utiliser les terres doivent obtenir le consentement des titulaires du titre ancestral. Si le titulaire du titre ancestral ne consent pas à l’utilisation projetée des terres, le gouvernement doit établir que l’utilisation proposée est justifiée en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.
La CSC a déclaré que, pour justifier toute atteinte au titre ancestral au motif que l’atteinte sert l’intérêt général du public, le gouvernement doit respecter le cadre d’analyse de l’atteinte et de la justification énoncé à l’origine dans l’arrêt R c. Sparrow5. Pour justifier une atteinte au titre ancestral, le gouvernement doit établir : i) qu’il s’est acquitté de son obligation procédurale de consultation et d’accommodement; ii) que ses actes poursuivaient un objectif impérieux et réel; et iii) que la mesure gouvernementale est compatible avec l’obligation fiduciaire qu’a la Couronne envers le groupe. En évoquant les intérêts pouvant justifier une atteinte au titre ancestral, la CSC a fait référence à la décision qu’elle avait rendue en 1997 dans l’arrêt Delgamuukw :
« Depuis Gladstone, l’éventail d’objectifs législatifs qui peuvent justifier une atteinte au titre aborigène est assez large. La plupart de ces objectifs peuvent être rattachés à la conciliation de l’occupation antérieure de l’Amérique du Nord par les peuples autochtones avec l’affirmation de la souveraineté de la Couronne, ce qui nécessite la reconnaissance du fait que les « sociétés autochtones distinctives existent au sein d’une communauté sociale, politique et économique plus large, communauté dont elles font partie » (au para 73). À mon avis, l’extension de l’agriculture, de la foresterie, de l’exploitation minière et de l’énergie hydroélectrique, le développement économique général de l’intérieur de la Colombie-Britannique, la protection de l’environnement et des espèces menacées d’extinction, ainsi que la construction des infrastructures et l’implantation des populations requises par ces fins, sont des types d’objectifs compatibles avec cet objet et qui, en principe, peuvent justifier une atteinte à un titre aborigène. Toutefois, la question de savoir si une mesure ou un acte donné du gouvernement peut être expliqué par référence à l’un de ces objectifs est, en dernière analyse, une question de fait qui devra être examinée au cas par cas »6.
Les lois provinciales d’application générale s’appliquent aux terres détenues en vertu d’un titre ancestral, sous réserve des limites constitutionnelles et du cadre d’analyse de l’atteinte et de la justification précisé dans l’arrêt Sparrow. La CSC a indiqué que, dans la présente affaire, le fait d’accorder à des tiers le droit de récolter du bois sur les terres des Tsilhqot’in constitue une atteinte grave qui ne sera pas justifiée à la légère. Pour pouvoir accorder de tels droits de récolte à l’avenir, le gouvernement devra établir qu’il poursuit par la récolte un objectif impérieux et réel.
En concluant que les dispositions de la Forest Act7 (de la Colombie-Britannique) ne s’appliquaient pas aux terres détenues en vertu du titre ancestral, le juge de première instance a accordé une grande importance à l’arrêt R. c. Morris8. Dans cette affaire, la CSC a conclu que seul le Parlement a le pouvoir de déroger aux droits reconnus dans un traité parce que les droits issus de traités se rattachent au contenu essentiel de la compétence fédérale sur les « Indiens ». Toutefois, dans sa décision, la CSC a expressément rejeté la décision rendue dans l’arrêt Morris et déclaré que, dans la mesure où l’arrêt Morris appuie la proposition voulant qu’il soit catégoriquement interdit aux gouvernements provinciaux de réglementer l’exercice des droits ancestraux, y compris le titre ancestral, il ne devrait plus être suivi.
Incidences sur l’exploitation des ressources
À l’exception de la conclusion de la CSC sur l’arrêt Morris, la décision ne marque pas un tournant par rapport à la jurisprudence autochtone jusqu’à ce jour. Pour appuyer une revendication de titre ancestral à l’égard d’un secteur particulier, des preuves solides doivent étayer de telles revendications, mais le critère fondé sur des preuves n’a pas changé. La CSC fournit des lignes directrices précieuses sur la façon dont les peuples semi-nomades peuvent revendiquer et prouver l’existence d’un titre ancestral. À cet égard, les concepts de suffisance, de continuité et d’exclusivité sont utiles pour examiner la question du titre ancestral.
Même si une bonne partie de la couverture médiatique et de la discussion juridique a porté sur les incidences de cette décision sur l’exploitation des ressources, les incidences ne se limitent pas uniquement à la Colombie-Britannique. En effet, des titres ancestraux ont été revendiqués pour de grandes parcelles de terrains à l’extérieur de la Colombie-Britannique. Par exemple, des titres ancestraux ont été revendiqués dans le sud-ouest de l’Ontario, le long de la rive nord du lac Supérieur, dont une zone de 36 000 kilomètres carrés dans l’est de l’Ontario revendiquée par les Algonquins. Étant donné la décision rendue par la CSC, on peut s’attendre à d’autres revendications de titre. La CSC a confirmé que l’obligation de consultation de la Couronne continue de s’appliquer aux activités ou aux décisions de la Couronne qui peuvent toucher un titre ancestral revendiqué, mais non encore établi.
La décision confirme également que les gouvernements peuvent porter atteinte à un titre ancestral établi, dans la mesure où ils peuvent satisfaire le critère de la « justification » (c.-à-d. un objectif gouvernemental réel et impérieux, et que la mesure gouvernementale est compatible avec toute obligation fiduciaire envers le groupe). La décision précise que les gouvernements pourraient vouloir tenir compte du critère de la « justification » lorsqu’ils s’engagent dans des activités législatives. Cette ligne directrice particulière devrait inciter tous les gouvernements à revoir en profondeur leurs lois touchant les terres, afin de s’assurer que les objectifs de ces lois sont clairs et non ambigus, car ils constitueront l’élément central de toute future justification.
La décision offre également une certitude réglementaire en établissant clairement que les lois provinciales d’application générale s’appliquent aux terres visées par un titre ancestral, sous réserve des limites constitutionnelles. Pour déterminer si une loi provinciale s’applique à un domaine de compétence fédérale, la CSC a posé deux questions : premièrement, la loi provinciale touche-t-elle un aspect du contenu essentiel protégé de la compétence fédérale? Deuxièmement, l’application de la loi provinciale pourrait-elle entraver de façon importante la compétence fédérale?
La CSC a conclu que les lois provinciales d’application générale devraient s’appliquer à moins qu’elles ne soient déraisonnables ou indûment rigoureuses ou qu’elles ne refusent aux titulaires du titre le recours à leur moyen préféré d’exercer leurs droits, et que ces restrictions ne puissent pas être justifiées.
Enfin, la CSC a affirmé que les gouvernements et les particuliers qui proposent d’utiliser ou d’exploiter la terre, que ce soit avant ou après une déclaration de titre ancestral, peuvent éviter d’être accusés de porter atteinte aux droits ou de manquer à l’obligation de consulter adéquatement le groupe en obtenant le consentement du groupe autochtone en question.
L’importance de la décision récente rendue par la Cour suprême du Canada (« CSC ») dans l’affaire Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique, 2014 CSC 44 (la « décision ») n’est pas passée inaperçue. En effet cette décision a été qualifiée d’historique, de moment décisif et faisant office de jurisprudence1. Historique? Oui. Un moment décisif? Pas nécessairement. Cette décision est historique, car il s’agit de la première fois qu’un tribunal canadien reconnaît officiellement l’existence d’un titre ancestral. Le raisonnement et la décision définitive de la CSC constitue une répétition de la jurisprudence établie concernant le titre ancestral, qui a été élaborée au fil des décennies. Ce qui est moins médiatisé, c’est la plus grande clarté apportée par la CSC sur la question importante de l’application des lois et des régimes de réglementation provinciaux sur les terres visées par un titre ancestral. De plus, à première vue, cette décision ne touche pas les terres visées par des « revendications » de titre ancestral, auxquelles l’obligation de la Couronne de consulter s’applique toujours.
La poursuite initiale a été intentée par Roger William, chef de la Première Nation Xeni Gwet’in, une des six Premières Nations constituant la Nation Tsilhqot’in. La revendication demandait la reconnaissance d’un titre ancestral relatif à deux parcelles de terrains en grande partie non aménagées sur le territoire traditionnel des Tsilhqot’in et situées dans une vallée éloignée dans le centre de la Colombie-Britannique.
La CSC a rendu sa décision le 26 juin 2014, en accueillant l’appel des Tsilqhot’in’s de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique. Comme il est mentionné précédemment, cette décision a constitué la première déclaration de l’existence d’un titre ancestral par un tribunal canadien.
Les faits
La Nation Tsilhqot’in, un regroupement de six bandes semi-nomades, vit depuis des siècles dans une région du centre de la Colombie-Britannique. En 1983, la Colombie-Britannique a accordé un permis commercial de coupe de bois sur des terres que les Tsilhqot’in considèrent comme faisant partie de leur territoire ancestral. La Nation Tsilhqot’in s’y est opposée et a sollicité un jugement déclaratoire interdisant l’exploitation forestière commerciale sur le territoire. Les négociations avec le gouvernement de la Colombie-Britannique n’ont pas permis de régler le différend, et la revendication des Tsilhqot’in a été modifiée de manière à inclure une revendication du titre ancestral sur un territoire de plus de 4 380 kilomètres carrés, une zone un peu moins grande que l’Île-du-Prince-Édouard et qui comprend une petite fraction du territoire traditionnel des Tsilhqot’in. Les gouvernements fédéral et provincial ont contesté la revendication du titre, et en 1998, le chef William a intenté une action au nom des Tsilhqot’in contre la Colombie-Britannique et le Canada.
Le procès a débuté en 2002 devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique et a duré 339 jours sur une période de cinq ans. Le juge de première instance a passé du temps sur le territoire revendiqué et a entendu de nombreux témoignages des aînés, des historiens et d’autres experts. La Cour a jugé que l’« occupation » était établie dans le but de fonder l’existence du titre ancestral par la démonstration d’une utilisation régulière et exclusive de certains sites ou du territoire. À partir de ces considérations, le juge de première instance a conclu que les Tsilhqot’in avaient droit, en principe, à un jugement déclarant l’existence d’un titre ancestral sur une partie du territoire revendiqué ainsi que sur un petit secteur à l’extérieur de ce territoire.
En appel, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu que l’existence du titre revendiqué par les Tsilhqot’in n’avait pas été établie. La Cour d’appel a indiqué que les Tsilhqot’in pourraient éventuellement faire la preuve d’une occupation suffisante établissant l’existence d’un titre sur certains sites à l’intérieur du territoire revendiqué où les ancêtres des Tsilhqot’in utilisaient intensément une parcelle de terrain particulière dont les limites étaient raisonnablement définies au moment de l’affirmation de la souveraineté européenne. En ce qui concerne le reste du territoire revendiqué, la Cour d’appel a indiqué que les droits des Tsilhqot’in étaient limités aux droits ancestraux de chasse, de piégeage et de récolte.
La décision de la CSC
La CSC a rejeté l’interprétation étroite faite par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique du titre ancestral et de l’occupation et appuyé la conclusion du juge de première instance selon laquelle les Tsilhqot’in avaient établi l’existence du titre ancestral sur le territoire revendiqué en question. Elle a estimé qu’un jugement reconnaissant l’existence du titre ancestral devrait être prononcé pour la partie du territoire revendiqué désignée par le juge de première instance. Cette décision est historique, car c’est la première fois qu’un tribunal reconnaît officiellement l’existence d’un titre ancestral visant une parcelle de terrain particulière. Cependant, le droit relatif au titre ancestral s’est véritablement développé depuis que la CSC a confirmé les droits ancestraux relatifs aux terres dans l’arrêt Calder c Procureur général de la Colombie-Britannique2 de 1973. L’affaire Calder a marqué le début de l’ère moderne des négociations de traités entre les gouvernements fédéral et provinciaux et les Premières nations ne bénéficiant pas de traités.
Dans son analyse, la CSC a appliqué le critère permettant d’établir l’existence du titre ancestral énoncé dans l’arrêt Delgamuukw c. Colombie-Britannique3. Selon ce critère, pour établir le bien-fondé de la revendication d’un titre aborigène, le groupe autochtone qui revendique ce titre doit satisfaire aux exigences suivantes : (i) il doit avoir occupé le territoire avant l’affirmation de la souveraineté; (ii) si l’occupation actuelle est invoquée comme preuve de l’occupation avant l’affirmation de la souveraineté, il doit exister une continuité entre l’occupation actuelle et l’occupation antérieure à l’affirmation de la souveraineté; (iii) au moment de l’affirmation de la souveraineté, cette occupation doit avoir été exclusive. Le juge de première instance dans l’affaire Tsilhqot’in a conclu que l’occupation des Tsilhqot’in était suffisante et exclusive au moment de l’affirmation de la souveraineté (comme l’a démontré la preuve d’une occupation continue plus récente) et la CSC s’est dite d’accord avec cette conclusion.
Dans le cas où l’existence d’un titre ancestral n’est pas encore établie, la CSC a confirmé l’exigence bien établie que la Couronne a l’obligation constitutionnelle de consultation et, s’il y a lieu, d’accommodement de l’intérêt autochtone non encore établi. Par contre, lorsque l’existence du titre a été établie, la Couronne doit non seulement se conformer à son obligation constitutionnelle de consulter, mais doit également s’assurer que la mesure gouvernementale proposée est fondamentalement conforme aux exigences de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 19824. Au moment où la province a délivré les permis commerciaux de coupe de bois, le titre revendiqué par les Tsilhqot’in n’avait pas encore été établi, et la CSC a conclu que l’honneur de la Couronne obligeait la province à consulter les Tsilhqot’in à propos des utilisations des terres et à trouver des accommodements à leurs intérêts. En omettant de faire l’un et l’autre, la province avait manqué à son obligation envers les Tsilhqot’in.
Une fois établi, le titre ancestral accorde le droit d’utiliser et d’occuper de façon exclusive les terres détenues en vertu de ce titre pour diverses fins. Il est à noter que les droits d’utilisation et d’occupation ne se limitent aux utilisations traditionnelles ou distinctives. Les titulaires du titre ancestral ont le droit de décider de l’utilisation des terres et ont le droit de bénéficier des avantages que procurent ces utilisations, à condition qu’elles respectent la nature collective des droits sur les terres; cette condition signifie que le titre ancestral ne peut être cédé et grevé d’une façon qui empêcherait les générations futures du groupe d’utiliser les terres et d’en jouir. La CSC a aussi indiqué qu’une fois l’existence du titre établie, il peut être nécessaire pour la Couronne de réévaluer sa conduite passée et d’annuler éventuellement des décisions qui constituent une violation injustifiable du titre ancestral. Ces commentaires de la CSC ayant une nature potentiellement rétrospective feront sans doute l’objet d’interprétations et de litiges futurs.
Comme le titre ancestral confère le droit de contrôler le territoire, les gouvernements et les autres personnes qui veulent utiliser les terres doivent obtenir le consentement des titulaires du titre ancestral. Si le titulaire du titre ancestral ne consent pas à l’utilisation projetée des terres, le gouvernement doit établir que l’utilisation proposée est justifiée en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.
La CSC a déclaré que, pour justifier toute atteinte au titre ancestral au motif que l’atteinte sert l’intérêt général du public, le gouvernement doit respecter le cadre d’analyse de l’atteinte et de la justification énoncé à l’origine dans l’arrêt R c. Sparrow5. Pour justifier une atteinte au titre ancestral, le gouvernement doit établir : i) qu’il s’est acquitté de son obligation procédurale de consultation et d’accommodement; ii) que ses actes poursuivaient un objectif impérieux et réel; et iii) que la mesure gouvernementale est compatible avec l’obligation fiduciaire qu’a la Couronne envers le groupe. En évoquant les intérêts pouvant justifier une atteinte au titre ancestral, la CSC a fait référence à la décision qu’elle avait rendue en 1997 dans l’arrêt Delgamuukw :
« Depuis Gladstone, l’éventail d’objectifs législatifs qui peuvent justifier une atteinte au titre aborigène est assez large. La plupart de ces objectifs peuvent être rattachés à la conciliation de l’occupation antérieure de l’Amérique du Nord par les peuples autochtones avec l’affirmation de la souveraineté de la Couronne, ce qui nécessite la reconnaissance du fait que les « sociétés autochtones distinctives existent au sein d’une communauté sociale, politique et économique plus large, communauté dont elles font partie » (au para 73). À mon avis, l’extension de l’agriculture, de la foresterie, de l’exploitation minière et de l’énergie hydroélectrique, le développement économique général de l’intérieur de la Colombie-Britannique, la protection de l’environnement et des espèces menacées d’extinction, ainsi que la construction des infrastructures et l’implantation des populations requises par ces fins, sont des types d’objectifs compatibles avec cet objet et qui, en principe, peuvent justifier une atteinte à un titre aborigène. Toutefois, la question de savoir si une mesure ou un acte donné du gouvernement peut être expliqué par référence à l’un de ces objectifs est, en dernière analyse, une question de fait qui devra être examinée au cas par cas »6.
Les lois provinciales d’application générale s’appliquent aux terres détenues en vertu d’un titre ancestral, sous réserve des limites constitutionnelles et du cadre d’analyse de l’atteinte et de la justification précisé dans l’arrêt Sparrow. La CSC a indiqué que, dans la présente affaire, le fait d’accorder à des tiers le droit de récolter du bois sur les terres des Tsilhqot’in constitue une atteinte grave qui ne sera pas justifiée à la légère. Pour pouvoir accorder de tels droits de récolte à l’avenir, le gouvernement devra établir qu’il poursuit par la récolte un objectif impérieux et réel.
En concluant que les dispositions de la Forest Act7 (de la Colombie-Britannique) ne s’appliquaient pas aux terres détenues en vertu du titre ancestral, le juge de première instance a accordé une grande importance à l’arrêt R. c. Morris8. Dans cette affaire, la CSC a conclu que seul le Parlement a le pouvoir de déroger aux droits reconnus dans un traité parce que les droits issus de traités se rattachent au contenu essentiel de la compétence fédérale sur les « Indiens ». Toutefois, dans sa décision, la CSC a expressément rejeté la décision rendue dans l’arrêt Morris et déclaré que, dans la mesure où l’arrêt Morris appuie la proposition voulant qu’il soit catégoriquement interdit aux gouvernements provinciaux de réglementer l’exercice des droits ancestraux, y compris le titre ancestral, il ne devrait plus être suivi.
Incidences sur l’exploitation des ressources
À l’exception de la conclusion de la CSC sur l’arrêt Morris, la décision ne marque pas un tournant par rapport à la jurisprudence autochtone jusqu’à ce jour. Pour appuyer une revendication de titre ancestral à l’égard d’un secteur particulier, des preuves solides doivent étayer de telles revendications, mais le critère fondé sur des preuves n’a pas changé. La CSC fournit des lignes directrices précieuses sur la façon dont les peuples semi-nomades peuvent revendiquer et prouver l’existence d’un titre ancestral. À cet égard, les concepts de suffisance, de continuité et d’exclusivité sont utiles pour examiner la question du titre ancestral.
Même si une bonne partie de la couverture médiatique et de la discussion juridique a porté sur les incidences de cette décision sur l’exploitation des ressources, les incidences ne se limitent pas uniquement à la Colombie-Britannique. En effet, des titres ancestraux ont été revendiqués pour de grandes parcelles de terrains à l’extérieur de la Colombie-Britannique. Par exemple, des titres ancestraux ont été revendiqués dans le sud-ouest de l’Ontario, le long de la rive nord du lac Supérieur, dont une zone de 36 000 kilomètres carrés dans l’est de l’Ontario revendiquée par les Algonquins. Étant donné la décision rendue par la CSC, on peut s’attendre à d’autres revendications de titre. La CSC a confirmé que l’obligation de consultation de la Couronne continue de s’appliquer aux activités ou aux décisions de la Couronne qui peuvent toucher un titre ancestral revendiqué, mais non encore établi.
La décision confirme également que les gouvernements peuvent porter atteinte à un titre ancestral établi, dans la mesure où ils peuvent satisfaire le critère de la « justification » (c.-à-d. un objectif gouvernemental réel et impérieux, et que la mesure gouvernementale est compatible avec toute obligation fiduciaire envers le groupe). La décision précise que les gouvernements pourraient vouloir tenir compte du critère de la « justification » lorsqu’ils s’engagent dans des activités législatives. Cette ligne directrice particulière devrait inciter tous les gouvernements à revoir en profondeur leurs lois touchant les terres, afin de s’assurer que les objectifs de ces lois sont clairs et non ambigus, car ils constitueront l’élément central de toute future justification.
La décision offre également une certitude réglementaire en établissant clairement que les lois provinciales d’application générale s’appliquent aux terres visées par un titre ancestral, sous réserve des limites constitutionnelles. Pour déterminer si une loi provinciale s’applique à un domaine de compétence fédérale, la CSC a posé deux questions : premièrement, la loi provinciale touche-t-elle un aspect du contenu essentiel protégé de la compétence fédérale? Deuxièmement, l’application de la loi provinciale pourrait-elle entraver de façon importante la compétence fédérale?
La CSC a conclu que les lois provinciales d’application générale devraient s’appliquer à moins qu’elles ne soient déraisonnables ou indûment rigoureuses ou qu’elles ne refusent aux titulaires du titre le recours à leur moyen préféré d’exercer leurs droits, et que ces restrictions ne puissent pas être justifiées.
Enfin, la CSC a affirmé que les gouvernements et les particuliers qui proposent d’utiliser ou d’exploiter la terre, que ce soit avant ou après une déclaration de titre ancestral, peuvent éviter d’être accusés de porter atteinte aux droits ou de manquer à l’obligation de consulter adéquatement le groupe en obtenant le consentement du groupe autochtone en question.
* Richard King (Toronto), Sylvain Lussier (Montréal) et Jeremy Barretto (Calgary) pratiquent au sein du groupe de l’exercice du droit environnemental, du droit réglementaire et du droit autochtone au cabinet Osler, Hoskin & Harcourt S.E.N.C.R./s.r.l.