Cas commentés : Ontario (Procureur général) c Restoule[1].
[L]a juge de première instance a conclu que les Traités Robinson étaient largement motivés par les principes de fraternité et d’interdépendance mutuelle, comme en témoigne la chaîne d’alliance. Cette alliance durable a été illustrée par la métaphore du navire attaché à un arbre au moyen d’une chaîne de métal : « La métaphore associée à la chaîne était que si une partie était dans le besoin, elle n’avait qu’à “tirer sur la corde” pour signaler que quelque chose n’allait pas, après quoi “tout rentrerait dans l’ordre” » […] Les partenaires anichinabés des traités tirent sur la corde depuis environ 150 ans, mais la Couronne est restée sourde à leurs appels. Cette dernière a sérieusement miné l’esprit et la substance des Traités Robinson [traduction][2].
Dans un jugement unanime rédigé par le juge Jamal, la Cour suprême du Canada, dans Ontario (Procureur général) c Restoule[3], a confirmé que la Couronne a l’obligation de mettre en œuvre avec diligence les promesses faites par traité, non pas en s’appuyant sur des principes fiduciaires, mais bien sur l’honneur de la Couronne. Dans cette affaire, la Couronne a clairement manqué à cette obligation puisque, comme le juge Jamal l’a souligné en utilisant des mots qui résonneront pour plusieurs décennies :
[d]epuis plus d’un siècle, la Couronne s’est révélée être une partenaire de traité manifestement peu fiable et peu digne de confiance en ce qui concerne la promesse d’augmentation. Elle a perdu l’autorité morale qui lui permettrait de simplement dire « faites nous confiance ».[4]
La promesse d’augmentation des Traités Robinson
En 1850, William Benjamin Robinson, au nom de Sa Majesté, et les Anichinabés (Ojibewa) du lac Huron et du lac Supérieur, ont négocié et conclu deux traités de cession de terres. Les traités prévoyaient un paiement initial de 2 000 livres et une annuité perpétuelle de 500 livres. Les deux traités contenaient également une « clause d’augmentation » en termes sensiblement identiques. Le texte de la clause du Traité Robinson-Huron se lit comme suit :
[…] [l]e dit William Benjamin Robinson, au nom de sa majesté, qui désire agir d’une manière libérale et juste envers tous ses sujets, convient et promet en outre que si le territoire par le présent cédé par les parties de la seconde part rapporte à aucune époque future un revenu qui puisse permettre au gouvernement de cette province, sans encourir des pertes, d’augmenter l’annuité qu’il leur garantit par le présent, alors et dans ce cas ladite annuité sera augmentée de temps en temps, pourvu que le montant payé à chaque individu n’excède pas la somme d’une livre argent courant de la province en aucune année, ou telle autre somme que sa majesté voudra bien ordonner […][5]
En 1850, l’annuité par habitant était d’environ 1,60 $ ou 1,70 $ par personne (le jugement utilise un taux de conversion de 4 $ à la livre). L’annuité a été augmentée une fois en 1875 à 4 $ par personne. « Il s’agit de la seule et unique augmentation qui a eu lieu »[6]. Comme la Cour le fait remarquer dans les premiers paragraphes de son jugement, la question de la responsabilité relative aux annuités entre le Canada et l’Ontario avait déjà été soumise aux tribunaux dans Attorney-General for the Dominion of Canada v Attorney-General for Ontario[7] (« In re Indian Claims »). Dans cette décision, le Conseil privé avait conclu que les annuités, comme prévues à l’origine ou augmentées, ne constituaient pas une obligation fiduciaire ou un intérêt autre que celui de la province au sens de l’article 109 de la Loi constitutionnelle de 1867 [8], de sorte que la responsabilité des annuités incombe au Canada et non à la province.
Le litige
Les demandeurs du lac Supérieur ont intenté une action en justice contre le Canada et l’Ontario en 2001, et les demandeurs du lac Huron ont intenté une action actions en justice en 2014. Les actions en justice ont été jugées conjointement en trois étapes. L’étape 1 portait sur l’interprétation[9]. L’étape 2 portait sur les moyens de défense de l’Ontario fondés sur l’immunité et les limitations de responsabilité de la Couronne[10]. L’étape 3 porte sur la demande de dommages-intérêts des demandeurs et l’attribution de toute indemnité entre le Canada et l’Ontario. Avant l’audience de l’étape 3, le Canada, l’Ontario et les demandeurs du lac Huron ont conclu un règlement qui a maintenant été finalisé et approuvé[11]. L’instance de l’étape 3 relative aux demandeurs du lac Supérieur a pris fin en septembre 2023, mais le jugement a été suspendu par ordonnance du juge en chef Wagner[12].
Il convient de souligner d’entrée de jeu que le juge Jamal a conclu que les actions en justice en vertu du traité intentées par les demandeurs n’étaient pas limitées dans le temps par la Loi sur la prescription des actions de l’Ontario[13]. Il semble, en grande partie, qu’une violation d’un traité ne s’inscrivait dans aucune des causes d’action énoncées dans la loi de l’Ontario[14].
Interprétation de la promesse d’augmentation
Le juge Jamal a poursuivi (après de longues discussions) en se fondant sur le fait que la norme de contrôle pour l’interprétation des traités historiques est la décision correcte. Les conclusions de fait, y compris les conclusions de fait historique qui peuvent éclairer l’interprétation, méritent la déférence[15]. La Cour a suivi l’approche en deux étapes de l’interprétation des traités adoptée par la juge McLachlin dans l’arrêt R c Marshall[16], un cadre qui, comme le fait remarquer le juge Jamal, « reflète l’état actuel du droit » et qui a été cité avec approbation dans de nombreuses décisions[17]. La première étape met l’accent sur le libellé du traité et détermine l’éventail des interprétations possibles. À la deuxième étape, « il [le tribunal] examine ces interprétations sur la toile de fond historique et culturelle du traité »[18]. Les neuf principes bien connus de la juge McLachlin[19] éclairent les deux étapes du processus.
À la première étape, le juge Jamal a relevé quatre interprétations possibles de la clause d’augmentation : (1) toute obligation légale d’augmentation était plafonnée à 4 $ par personne, toute augmentation au-delà de ce montant était à la discrétion inconditionnelle de la Couronne; (2) la Couronne était tenue d’augmenter les allocations par personne lorsque les circonstances économiques le permettaient; (3) la Couronne a été obligée d’augmenter les paiements à la partie individuelle jusqu’à concurrence de 4 $ par personne (après quoi s’exerce une certaine discrétion), plus l’obligation d’augmenter les paiements à la partie collective lorsque les circonstances économiques le permettaient, et (4) un seul paiement obligatoire à la partie collective jusqu’à concurrence d’un « plafond souple » calculé par référence à 4 $ par personne et, en outre, si la condition économique est satisfaite (c’est à dire « sans encourir de pertes »), un pouvoir continu (« ou telle autre somme que sa majesté voudra bien ordonner ») d’effectuer des paiements supplémentaires à la partie collective[20]. Le juge du procès et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont tous deux favorisé la troisième option[21], tandis que la minorité de la Cour d’appel a favorisé la quatrième option[22].
À la deuxième étape, le juge Jamal a analysé chacune de ces interprétations possibles « sur la toile de fond historique et culturelle du traité »[23]. Selon le juge Jamal, la première interprétation était « une impossibilité en droit »[24] parce qu’« [u]ne interprétation fondée sur un pouvoir discrétionnaire illimité ne cadre pas avec les notions canadiennes de légalité et ne peut traduire l’intention commune des parties aux Traités Robinson »[25]. Je remarque qu’il s’agit d’une interprétation fortement axée sur le « droit public »[26] du traité : toutes les affaires sur lesquelles se fonde le juge Jamal pour cette proposition sont des affaires de droit public, y compris une affaire plus connue encore, Roncarelli v Duplessis[27].
Le juge Jamal a examiné la deuxième, la troisième et la quatrième options ensemble, au motif que la deuxième option (l’obligation d’augmenter l’annuité lorsque la condition économique est satisfaite) était une composante nécessaire de la troisième et de la quatrième options. Le juge Jamal a finalement préféré la quatrième option. Ce faisant, il a rejeté la proposition, comme l’avait fait la Cour d’appel, selon laquelle les traités exigeaient que les Anichinabés reçoivent une « juste part » des revenus nets de la Couronne provenant des territoires cédés. Le juge Jamal a plutôt considéré que tout partage :
[…] doit s’effectuer par un exercice du pouvoir discrétionnaire de la Couronne qui reflète l’honneur de la Couronne et respecte la promesse faite par celleci aux Anichinabés d’« agir avec justice et libéralité à l’égard de tous ses sujets », eu égard à la richesse et aux besoins relatifs de tous les sujets de la Couronne, qu’ils soient signataires ou non[28].
L’acceptation par les Anichinabés du pouvoir discrétionnaire de la Couronne relativement à la clause d’augmentation était :
[…] en tout point conforme à la conception que les Anichinabés se faisaient d’un bon dirigeant et reflétait les principes de respect, de responsabilité, de réciprocité et de renouvellement. Les Traités Robinson reconnaissaient le pouvoir des Anichinabés de conclure des ententes de partage de leur territoire ainsi que leur responsabilité envers leur peuple, incarnaient l’idée de réciprocité et de dépendance mutuelle, et cimentaient une relation de longue date de nation à nation qui serait perpétuellement renouvelée[29].
Toutefois, l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire de la Couronne « n’est pas illimité; il est justiciable et susceptible de contrôle par les tribunaux »[30] tant pour ce qui est du moment choisi que de l’essence et doit être exercé « avec diligence, honorablement et de façon juste et libérale, tout en entretenant avec les Anichinabés une relation continue fondée sur les valeurs du respect, de la responsabilité, de la réciprocité et du renouvellement »[31].
Le pouvoir discrétionnaire de la Couronne est-il de nature fiduciaire?
Une fois que le juge Jamal s’est entendu sur la bonne interprétation de la promesse d’augmentation, il a fallu examiner quels principes pourraient éclairer et contraindre la Couronne dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, plus précisément la question de savoir si le pouvoir peut être soumis à une obligation fiduciaire ad hoc ou sui generis. En fin de compte, le juge Jamal a conclu que le pouvoir conféré par traité ne pouvait être défini ni de l’une ni de l’autre façon, bien que la Cour et les parties aient convenu que « l’honneur de la Couronne », bien qu’il ne s’agisse pas d’une cause d’action, « doit guider l’interprétation et la mise en œuvre de la clause d’augmentation ainsi que les réparations qu’il convient d’accorder pour le manquement passé de la Couronne »[32].
Pour le juge Jamal, le pouvoir conféré par traité ne pouvait être assujetti à une obligation fiduciaire ad hoc puisque les demandeurs ne pouvaient pas satisfaire au critère à trois volets d’une obligation ad hoc :
(1) un engagement de la part du fiduciaire à agir dans les intérêts supérieurs des bénéficiaires; (2) l’existence d’un groupe défini de bénéficiaires vulnérables au contrôle du fiduciaire; (3) un intérêt juridique ou un intérêt pratique important des bénéficiaires sur lequel l’exercice, par le fiduciaire, de son pouvoir discrétionnaire ou de son contrôle pourrait avoir une incidence défavorable […][33]
Plus précisément, les demandeurs n’ont pas pu franchir le premier volet du critère puisque « la Couronne s’est engagée à agir dans les intérêts supérieurs des demandeurs des lacs Huron et Supérieur en ce qui concerne la promesse faite par traités »[34]. Au lieu de cela, le texte du traité se lisait : « sa majesté [qui désire] [d’]agir avec justice et libéralité à l’égard de tous ses sujets » [35], ce qui contredisait effectivement l’obligation de loyauté indivise d’un fiduciaire.
Il n’a pas été possible non plus d’inscrire le pouvoir conféré par traité dans la jurisprudence de la Cour sur les obligations fiduciaires sui generis. Cette jurisprudence, notamment Bande indienne Wewaykum c Canada[36] et Manitoba Metis Federation Inc c Canada (Procureur général)[37], exige de déterminer « (1) s’il existe un intérêt autochtone particulier ou identifiable; et (2) si la Couronne exerce un pouvoir discrétionnaire à l’égard de cet intérêt »[38]. En l’espèce, le juge Jamal semble avoir nuancé davantage la première partie du critère en suggérant un « principe général suivant lequel un intérêt autochtone particulier ou identifiable ne peut être établi par un traité ou une loi »[39]. La conclusion du juge Jamal selon laquelle l’obligation supplémentaire des Traités Robinson n’est peut-être pas un intérêt reconnu suffisamment précis concernant des terres particulières (comme les terres de réserve cédées) peut être exacte, mais il est loin d’être évident qu’il devrait y avoir un « principe général suivant lequel un intérêt autochtone particulier ou identifiable ne peut être établi par un traité ou une loi » [40]. Après tout, dans l’arrêt Guerin c La Reine[41], la juge Wilson était d’avis que « l’art. 18 [de la Loi sur les Indiens[42]] n’impose pas en soi à Sa Majesté une obligation de fiduciaire à l’égard des réserves indiennes, je crois qu’il reconnaît l’existence d’une telle obligation »[43]. De même, dans l’arrêt de principe dans la même affaire (et préférant une analyse fiduciaire plutôt que l’analyse du principe de la confiance par la juge Wilson), le juge Dickson s’appuie en partie sur le libellé de l’article 18 de la Loi sur les Indiens[44].
L’honneur de la Couronne et l’obligation de diligence dans la mise en œuvre des promesses faites par traité
Cependant, même si la Couronne n’avait pas d’obligation fiduciaire dans la mise en œuvre de la promesse d’augmentation, toutes les parties devant la Cour ont convenu que l’honneur de la Couronne exigeait de reconnaître qu’elle « a l’obligation d’exécuter ou de mettre en œuvre avec diligence »[45] cette promesse. L’obligation de diligence dans la mise en œuvre a d’abord été énoncée dans un contexte législatif et constitutionnel dans Manitoba Metis, mais elle a depuis été reprise dans des traités, notamment dans Yahey v British Columbia,[46] une affaire portant sur le traité 8[47], mais aussi dans les traités modernes (le juge Jamal fait référence à First Nation of Nacho Nyak Dun c Yukon,[48] [affaire de la rivière Peel], au paragraphe 52, mais une référence beaucoup plus pertinente est l’affaire plus récente Première nation de NaCho Nyäk Dun c Yukon (Gouvernement du)[49] [affaire Majestic Mines].
Mais que signifiait l’obligation de diligence dans la mise en œuvre dans cette affaire? Une question principale au départ était de savoir si l’obligation était purement procédurale ou si elle était aussi de fond[50]. Le juge Jamal n’a pas hésité à conclure que l’obligation suscitait des éléments de procédure et de fond et que la surveillance judiciaire s’appliquerait aux deux éléments[51]. De plus, la Couronne manquait clairement à ses obligations procédurales et de fond :
Je ne peux accepter l’argument de l’Ontario selon lequel une obligation purement procédurale — en vertu de laquelle la Couronne est simplement tenue d’« envisager » ou d’« examiner » les augmentations discrétionnaires des annuités de temps à autre — maintiendrait l’honneur de la Couronne ou permettrait la réconciliation entre les parties. Depuis 1875, année de la première et seule augmentation des annuités, la Couronne ne s’est pas demandé si elle pouvait augmenter les annuités sans encourir de perte et, le cas échéant, exercer son pouvoir discrétionnaire pour déterminer s’il y avait lieu de les augmenter et de combien. Pendant plus d’un siècle, la Couronne s’est montré un partenaire de traité manifestement peu fiable et peu digne de confiance par rapport à la promesse d’augmentation. Elle a perdu l’autorité morale de simplement dire « faites-nous confiance »[52].
Soit dit en passant, je note que, bien que le juge Jamal ait conclu qu’il existe peu de jurisprudence nationale sur l’obligation de diligence dans la mise en œuvre des traités[53], il existe une jurisprudence considérable sur les obligations de diligence raisonnable (tant en vertu d’un traité que d’une loi coutumière) en droit international[54].
Réparations
L’étape suivante consistait à examiner ce qui pourrait être une réparation appropriée pour le manquement de la Couronne de faire preuve de diligence dans la mise en œuvre de la promesse d’augmentation. Raisonnement tiré de Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts)[55] :
[l]a question décisive […] consiste à déterminer ce qui est nécessaire pour préserver l’honneur de la Couronne et pour concilier les intérêts de la Couronne et ceux des Autochtones », le juge Jamal a conclu qu’il était approprié de fournir aux demandeurs à la fois un jugement déclaratoire et une « autre directive »[56].
Le juge Jamal a fait les six déclarations suivantes :
- Suivant la clause d’augmentation des Traités Robinson, la Couronne a l’obligation de se demander, de temps en temps, si elle peut majorer les annuités sans encourir de pertes.
- S’il lui est possible de majorer les annuités sans encourir de pertes, la Couronne doit exercer son pouvoir discrétionnaire de décider si elle majore les annuités et, si oui, de combien.
- Dans l’accomplissement de ces obligations et dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Couronne doit agir en conformité avec le principe de l’honneur de la Couronne, et notamment avec l’obligation de diligence dans la mise en œuvre.
- Le pouvoir discrétionnaire de la Couronne doit être exercé avec diligence, honorablement et de façon juste et libérale. Ce pouvoir n’est pas illimité et son exercice est susceptible de contrôle par les tribunaux.
- La Couronne a violé de façon déshonorante les Traités Robinson en n’exécutant pas avec diligence la clause d’augmentation.
- La Couronne est tenue de déterminer le montant d’une indemnisation honorable à verser aux demandeurs du lac Supérieur à l’égard des sommes dues au titre des annuités pour la période écoulée depuis 1875[57].
Mais un jugement déclaratoire à lui seul :
[…] est insuffisant compte tenu de la durée et du caractère odieux des manquements qui sont en cause dans les présents pourvois. Dans ces circonstances, un simple jugement déclaratoire ne permettrait pas de réparer adéquatement la relation prévue par traités ou de rétablir l’honneur de la Couronne. Il ne permettrait pas d’assurer une protection suffisante aux droits issus de traités ou de faire avancer véritablement la réconciliation[58].
Pour ce qui est de la directive supplémentaire qui serait nécessaire, le juge Jamal se préoccupait du fait que cette celle-ci doive tenir compte de la nature de la promesse du traité, respecter le rôle approprié du pouvoir judiciaire et reconnaître, comme l’arrêt Haida mentionné ci-dessus, l’importance de renouveler la relation scellée par traité.
La promesse du traité n’était pas une promesse de verser une certaine somme d’argent. Il s’agissait plutôt « d’une promesse de la Couronne d’examiner si les conditions économiques lui permettent de majorer les annuités sans encourir de pertes, et, si c’est le cas, d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de décider s’il convient de majorer les annuités et, dans l’affirmative, de combien » [59]. Par conséquent, la Couronne, même après toutes ces années, devrait avoir la possibilité de procéder « en entamant honorablement un dialogue avec ses partenaires de traité »[60]. En l’absence de règlement,
[…] la Couronne devra expliquer aux demandeurs du lac Supérieur et au tribunal comment elle est arrivée à sa détermination et pour quelles raisons. Cela permettra au tribunal de prêter une attention particulière à la façon dont la Couronne a exercé son pouvoir discrétionnaire, en tenant compte tant du montant déterminé que du processus par lequel elle y est arrivée, lorsqu’il se demande si la détermination de la Couronne est honorable[61].
Cette approche était également conforme au rôle judiciaire. L’exercice du pouvoir discrétionnaire de fixer le montant que la Couronne devrait payer est un exercice polycentrique dans le cadre duquel la Couronne doit tenir compte de la responsabilité d’agir « avec justice et libéralité à l’égard de tous ses sujets »[62]. Cette responsabilité « relève bien de l’expertise de l’exécutif, mais beaucoup moins de celle des tribunaux »[63]. D’autre part :
[…] il est tout à fait de leur ressort de contrôler la façon dont la Couronne exerce son pouvoir discrétionnaire pour assurer le respect de la Constitution — pour veiller à ce que la Couronne exerce ce pouvoir conformément à ses obligations issues de traités et au principe constitutionnel de l’honneur de la Couronne[64].
Enfin, la directive donnée à la Couronne de s’engager avec ses partenaires des traités était également conforme à l’idée que les traités honoraient une relation plutôt que d’être de nature transactionnelle[65]. Bien que :
[…] la promesse d’augmentation n’oblige pas expressément les parties à négocier et à s’entendre sur une majoration de l’annuité, il est indéniable qu’une négociation et un règlement extrajudiciaires sont mieux à même de renouveler la relation établie par traités, de faire avancer la réconciliation et de rétablir l’honneur de la Couronne[66].
À la lumière de ces trois considérations, et en plus des six déclarations susmentionnées, le juge Jamal, « [p]our assurer le respect de la promesse faite par traité, pour réparer la relation prévue par traité, pour rétablir l’honneur de la Couronne et pour faire avancer la réconciliation »[67], a enjoint à la Couronne :
[…] d’entamer véritablement et honorablement un dialogue avec les demandeurs du lac Supérieur en vue d’en arriver à un règlement juste en ce qui a trait aux manquements passés. Si un tel règlement ne peut être conclu, la Couronne devra, dans les six mois suivant le prononcé des présents motifs, exercer son pouvoir discrétionnaire et déterminer un montant d’indemnisation pour les manquements passés[68].
Il s’ensuit également que les procédures de la troisième étape devraient être suspendues pour la même période et tandis que les demandeurs du lac Supérieur peuvent solliciter une autre prolongation, la Couronne ne le pourrait pas[69]. Si les parties ne peuvent parvenir à un règlement négocié, « les demandeurs du lac Supérieur peuvent solliciter un contrôle judiciaire tant du processus suivi par la Couronne que du montant luimême qu’elle a déterminé à titre d’indemnisation »[70]. Cela prendrait vraisemblablement la forme des procédures de la troisième étape « modifiée en conformité avec les présents motifs »[71]. Enfin, le juge Jamal a présenté une directive sous la forme d’une liste non exhaustive de facteurs dont la Couronne devrait tenir compte dans tout règlement proposé :
a) la nature et la gravité des manquements passés de la Couronne, y compris le fait que la Couronne manque à ses devoirs depuis près d’un siècle et demi; b) le nombre d’Anichinabés du lac Supérieur et leurs besoins; c) les avantages que la Couronne a retirés des territoires cédés et ses dépenses au fil du temps; d) les besoins plus larges d’autres populations autochtones et des populations non autochtones de l’Ontario et du Canada; et e) les principes et exigences découlant de l’honneur de la Couronne, y compris son obligation de diligence dans la mise en œuvre de sa promesse sacrée dans le traité de partager les richesses de la terre si celleci se révélait rentable[72].
Conclusions
Je pense que l’arrêt Restoule finira par être reconnu comme l’une des affaires de traités les plus importantes de la Cour — certainement la plus importante depuis l’arrêt Marshall — et elle est d’autant plus importante qu’il s’agit d’un jugement unanime. Je l’affirme pour deux raisons principales.
Premièrement, la décision est fondée sur une interprétation profondément contextuelle des traités de 1850, qui commence par un examen du système de droit et de gouvernance des Anichinabés, avant l’arrivée des Européens, fondé sur les valeurs du respect, de la responsabilité, de la réciprocité et du renouvellement[73] et poursuit avec une discussion sur la chaîne d’alliance[74]. Il ne s’agit pas de simples récitations. Le juge Jamal utilise ces références tout au long de son jugement pour justifier son interprétation préférée de la promesse d’augmentation, pour éclairer la signification de l’honneur de la Couronne dans ce contexte particulier, pour souligner la nature relationnelle plutôt que transactionnelle des traités historiques, et, ce qui est peut-être le plus important, pour éclairer sa discussion sur les réparations.
Deuxièmement, la Cour a entièrement souscrit à la proposition selon laquelle l’honneur de la Couronne appuie l’obligation de diligence dans la mise en œuvre des promesses faites par traité. Bien que la décision soit propre aux Traités Robinson, et en fait à une clause précise des Traités Robinson, rien n’indique que les motifs de la Cour devraient être aussi limités. En effet, en se reportant à l’arrêt Yahey et à l’arrêt Chippewas of Nawash Unceded First Nation, et al. c Procureur général du Canada, et al.[75], avec une apparence d’approbation, la Cour a appuyé l’application de l’obligation de diligence dans la mise en œuvre de promesses à d’autres traités historiques, y compris des traités numérotés. Compte tenu de cet appui, la Couronne ferait bien de se rappeler l’observation de la juge Greckol, dans son opinion concordante séparée, dans Fort McKay First Nation v Prosper Petroleum Ltd,[76] dans le contexte de la clause sur les « terres prises » des traités numérotés, selon laquelle une promesse faite par traité peut être [traduction] « facile à remplir au départ », mais devenir de plus en plus [traduction] « difficile à tenir au fil du temps et des développements » [traduction][77].
Je pense que la décision propose également une orientation importante sur l’application du droit fiduciaire dans le contexte des relations Couronne-Autochtones. Je soupçonne que certains seront déçus de ce qui pourrait être perçu comme un recul par rapport à certaines déclarations plus générales de la Cour sur les obligations et les relations fiduciaires (p. ex. dans R c Sparrow[78]), mais à mon avis, il est plus convaincant de prendre en compte l’honneur de la Couronne, plutôt que la relation fiduciaire, comme le principe général d’organisation tout en reconnaissant que, dans certains cas, le tribunal devrait imposer une obligation fiduciaire.
L’affaire porte bien sûr son lot d’énigmes. J’ai déjà fait référence, dans le corps du commentaire, à un aspect du traitement des obligations fiduciaires sui generis par le juge Jamal qui semble problématique. Une autre énigme est la raison pour laquelle, comme dans l’autre affaire de traité historique récente de la Cour, Shot Both Sides c Canada[79], la Cour ne fait aucune référence à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones[80] nonobstant sa décision dans Renvoi relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis[81] voulant que la Déclaration ait été incorporée dans le droit positif du pays.
De plus, le juge Jamal ne se prononce pas sur la répartition de la responsabilité de la mise en œuvre des traités entre le Canada et l’Ontario. Bien entendu, cela est compréhensible. Il s’agit de l’une des questions dont est saisie la Cour de première instance dans l’instance ajournée à la troisième étape et c’est une question que les parties devront régler soit dans le cadre de discussions en vue d’un règlement (comme ce fut le cas avec les demandeurs du lac Huron) soit dans le cadre de la reprise des procédures de l’étape 3. Entre-temps, c’est la Couronne, en grosses lettres, qui continue de subir la honte de la violation continue de ses obligations découlant des traités.
Cas commentés : Ontario (Procureur général) c Restoule[1].
[L]a juge de première instance a conclu que les Traités Robinson étaient largement motivés par les principes de fraternité et d’interdépendance mutuelle, comme en témoigne la chaîne d’alliance. Cette alliance durable a été illustrée par la métaphore du navire attaché à un arbre au moyen d’une chaîne de métal : « La métaphore associée à la chaîne était que si une partie était dans le besoin, elle n’avait qu’à “tirer sur la corde” pour signaler que quelque chose n’allait pas, après quoi “tout rentrerait dans l’ordre” » […] Les partenaires anichinabés des traités tirent sur la corde depuis environ 150 ans, mais la Couronne est restée sourde à leurs appels. Cette dernière a sérieusement miné l’esprit et la substance des Traités Robinson [traduction][2].
Dans un jugement unanime rédigé par le juge Jamal, la Cour suprême du Canada, dans Ontario (Procureur général) c Restoule[3], a confirmé que la Couronne a l’obligation de mettre en œuvre avec diligence les promesses faites par traité, non pas en s’appuyant sur des principes fiduciaires, mais bien sur l’honneur de la Couronne. Dans cette affaire, la Couronne a clairement manqué à cette obligation puisque, comme le juge Jamal l’a souligné en utilisant des mots qui résonneront pour plusieurs décennies :
[d]epuis plus d’un siècle, la Couronne s’est révélée être une partenaire de traité manifestement peu fiable et peu digne de confiance en ce qui concerne la promesse d’augmentation. Elle a perdu l’autorité morale qui lui permettrait de simplement dire « faites nous confiance ».[4]
La promesse d’augmentation des Traités Robinson
En 1850, William Benjamin Robinson, au nom de Sa Majesté, et les Anichinabés (Ojibewa) du lac Huron et du lac Supérieur, ont négocié et conclu deux traités de cession de terres. Les traités prévoyaient un paiement initial de 2 000 livres et une annuité perpétuelle de 500 livres. Les deux traités contenaient également une « clause d’augmentation » en termes sensiblement identiques. Le texte de la clause du Traité Robinson-Huron se lit comme suit :
[…] [l]e dit William Benjamin Robinson, au nom de sa majesté, qui désire agir d’une manière libérale et juste envers tous ses sujets, convient et promet en outre que si le territoire par le présent cédé par les parties de la seconde part rapporte à aucune époque future un revenu qui puisse permettre au gouvernement de cette province, sans encourir des pertes, d’augmenter l’annuité qu’il leur garantit par le présent, alors et dans ce cas ladite annuité sera augmentée de temps en temps, pourvu que le montant payé à chaque individu n’excède pas la somme d’une livre argent courant de la province en aucune année, ou telle autre somme que sa majesté voudra bien ordonner […][5]
En 1850, l’annuité par habitant était d’environ 1,60 $ ou 1,70 $ par personne (le jugement utilise un taux de conversion de 4 $ à la livre). L’annuité a été augmentée une fois en 1875 à 4 $ par personne. « Il s’agit de la seule et unique augmentation qui a eu lieu »[6]. Comme la Cour le fait remarquer dans les premiers paragraphes de son jugement, la question de la responsabilité relative aux annuités entre le Canada et l’Ontario avait déjà été soumise aux tribunaux dans Attorney-General for the Dominion of Canada v Attorney-General for Ontario[7] (« In re Indian Claims »). Dans cette décision, le Conseil privé avait conclu que les annuités, comme prévues à l’origine ou augmentées, ne constituaient pas une obligation fiduciaire ou un intérêt autre que celui de la province au sens de l’article 109 de la Loi constitutionnelle de 1867 [8], de sorte que la responsabilité des annuités incombe au Canada et non à la province.
Le litige
Les demandeurs du lac Supérieur ont intenté une action en justice contre le Canada et l’Ontario en 2001, et les demandeurs du lac Huron ont intenté une action actions en justice en 2014. Les actions en justice ont été jugées conjointement en trois étapes. L’étape 1 portait sur l’interprétation[9]. L’étape 2 portait sur les moyens de défense de l’Ontario fondés sur l’immunité et les limitations de responsabilité de la Couronne[10]. L’étape 3 porte sur la demande de dommages-intérêts des demandeurs et l’attribution de toute indemnité entre le Canada et l’Ontario. Avant l’audience de l’étape 3, le Canada, l’Ontario et les demandeurs du lac Huron ont conclu un règlement qui a maintenant été finalisé et approuvé[11]. L’instance de l’étape 3 relative aux demandeurs du lac Supérieur a pris fin en septembre 2023, mais le jugement a été suspendu par ordonnance du juge en chef Wagner[12].
Il convient de souligner d’entrée de jeu que le juge Jamal a conclu que les actions en justice en vertu du traité intentées par les demandeurs n’étaient pas limitées dans le temps par la Loi sur la prescription des actions de l’Ontario[13]. Il semble, en grande partie, qu’une violation d’un traité ne s’inscrivait dans aucune des causes d’action énoncées dans la loi de l’Ontario[14].
Interprétation de la promesse d’augmentation
Le juge Jamal a poursuivi (après de longues discussions) en se fondant sur le fait que la norme de contrôle pour l’interprétation des traités historiques est la décision correcte. Les conclusions de fait, y compris les conclusions de fait historique qui peuvent éclairer l’interprétation, méritent la déférence[15]. La Cour a suivi l’approche en deux étapes de l’interprétation des traités adoptée par la juge McLachlin dans l’arrêt R c Marshall[16], un cadre qui, comme le fait remarquer le juge Jamal, « reflète l’état actuel du droit » et qui a été cité avec approbation dans de nombreuses décisions[17]. La première étape met l’accent sur le libellé du traité et détermine l’éventail des interprétations possibles. À la deuxième étape, « il [le tribunal] examine ces interprétations sur la toile de fond historique et culturelle du traité »[18]. Les neuf principes bien connus de la juge McLachlin[19] éclairent les deux étapes du processus.
À la première étape, le juge Jamal a relevé quatre interprétations possibles de la clause d’augmentation : (1) toute obligation légale d’augmentation était plafonnée à 4 $ par personne, toute augmentation au-delà de ce montant était à la discrétion inconditionnelle de la Couronne; (2) la Couronne était tenue d’augmenter les allocations par personne lorsque les circonstances économiques le permettaient; (3) la Couronne a été obligée d’augmenter les paiements à la partie individuelle jusqu’à concurrence de 4 $ par personne (après quoi s’exerce une certaine discrétion), plus l’obligation d’augmenter les paiements à la partie collective lorsque les circonstances économiques le permettaient, et (4) un seul paiement obligatoire à la partie collective jusqu’à concurrence d’un « plafond souple » calculé par référence à 4 $ par personne et, en outre, si la condition économique est satisfaite (c’est à dire « sans encourir de pertes »), un pouvoir continu (« ou telle autre somme que sa majesté voudra bien ordonner ») d’effectuer des paiements supplémentaires à la partie collective[20]. Le juge du procès et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont tous deux favorisé la troisième option[21], tandis que la minorité de la Cour d’appel a favorisé la quatrième option[22].
À la deuxième étape, le juge Jamal a analysé chacune de ces interprétations possibles « sur la toile de fond historique et culturelle du traité »[23]. Selon le juge Jamal, la première interprétation était « une impossibilité en droit »[24] parce qu’« [u]ne interprétation fondée sur un pouvoir discrétionnaire illimité ne cadre pas avec les notions canadiennes de légalité et ne peut traduire l’intention commune des parties aux Traités Robinson »[25]. Je remarque qu’il s’agit d’une interprétation fortement axée sur le « droit public »[26] du traité : toutes les affaires sur lesquelles se fonde le juge Jamal pour cette proposition sont des affaires de droit public, y compris une affaire plus connue encore, Roncarelli v Duplessis[27].
Le juge Jamal a examiné la deuxième, la troisième et la quatrième options ensemble, au motif que la deuxième option (l’obligation d’augmenter l’annuité lorsque la condition économique est satisfaite) était une composante nécessaire de la troisième et de la quatrième options. Le juge Jamal a finalement préféré la quatrième option. Ce faisant, il a rejeté la proposition, comme l’avait fait la Cour d’appel, selon laquelle les traités exigeaient que les Anichinabés reçoivent une « juste part » des revenus nets de la Couronne provenant des territoires cédés. Le juge Jamal a plutôt considéré que tout partage :
[…] doit s’effectuer par un exercice du pouvoir discrétionnaire de la Couronne qui reflète l’honneur de la Couronne et respecte la promesse faite par celleci aux Anichinabés d’« agir avec justice et libéralité à l’égard de tous ses sujets », eu égard à la richesse et aux besoins relatifs de tous les sujets de la Couronne, qu’ils soient signataires ou non[28].
L’acceptation par les Anichinabés du pouvoir discrétionnaire de la Couronne relativement à la clause d’augmentation était :
[…] en tout point conforme à la conception que les Anichinabés se faisaient d’un bon dirigeant et reflétait les principes de respect, de responsabilité, de réciprocité et de renouvellement. Les Traités Robinson reconnaissaient le pouvoir des Anichinabés de conclure des ententes de partage de leur territoire ainsi que leur responsabilité envers leur peuple, incarnaient l’idée de réciprocité et de dépendance mutuelle, et cimentaient une relation de longue date de nation à nation qui serait perpétuellement renouvelée[29].
Toutefois, l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire de la Couronne « n’est pas illimité; il est justiciable et susceptible de contrôle par les tribunaux »[30] tant pour ce qui est du moment choisi que de l’essence et doit être exercé « avec diligence, honorablement et de façon juste et libérale, tout en entretenant avec les Anichinabés une relation continue fondée sur les valeurs du respect, de la responsabilité, de la réciprocité et du renouvellement »[31].
Le pouvoir discrétionnaire de la Couronne est-il de nature fiduciaire?
Une fois que le juge Jamal s’est entendu sur la bonne interprétation de la promesse d’augmentation, il a fallu examiner quels principes pourraient éclairer et contraindre la Couronne dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, plus précisément la question de savoir si le pouvoir peut être soumis à une obligation fiduciaire ad hoc ou sui generis. En fin de compte, le juge Jamal a conclu que le pouvoir conféré par traité ne pouvait être défini ni de l’une ni de l’autre façon, bien que la Cour et les parties aient convenu que « l’honneur de la Couronne », bien qu’il ne s’agisse pas d’une cause d’action, « doit guider l’interprétation et la mise en œuvre de la clause d’augmentation ainsi que les réparations qu’il convient d’accorder pour le manquement passé de la Couronne »[32].
Pour le juge Jamal, le pouvoir conféré par traité ne pouvait être assujetti à une obligation fiduciaire ad hoc puisque les demandeurs ne pouvaient pas satisfaire au critère à trois volets d’une obligation ad hoc :
(1) un engagement de la part du fiduciaire à agir dans les intérêts supérieurs des bénéficiaires; (2) l’existence d’un groupe défini de bénéficiaires vulnérables au contrôle du fiduciaire; (3) un intérêt juridique ou un intérêt pratique important des bénéficiaires sur lequel l’exercice, par le fiduciaire, de son pouvoir discrétionnaire ou de son contrôle pourrait avoir une incidence défavorable […][33]
Plus précisément, les demandeurs n’ont pas pu franchir le premier volet du critère puisque « la Couronne s’est engagée à agir dans les intérêts supérieurs des demandeurs des lacs Huron et Supérieur en ce qui concerne la promesse faite par traités »[34]. Au lieu de cela, le texte du traité se lisait : « sa majesté [qui désire] [d’]agir avec justice et libéralité à l’égard de tous ses sujets » [35], ce qui contredisait effectivement l’obligation de loyauté indivise d’un fiduciaire.
Il n’a pas été possible non plus d’inscrire le pouvoir conféré par traité dans la jurisprudence de la Cour sur les obligations fiduciaires sui generis. Cette jurisprudence, notamment Bande indienne Wewaykum c Canada[36] et Manitoba Metis Federation Inc c Canada (Procureur général)[37], exige de déterminer « (1) s’il existe un intérêt autochtone particulier ou identifiable; et (2) si la Couronne exerce un pouvoir discrétionnaire à l’égard de cet intérêt »[38]. En l’espèce, le juge Jamal semble avoir nuancé davantage la première partie du critère en suggérant un « principe général suivant lequel un intérêt autochtone particulier ou identifiable ne peut être établi par un traité ou une loi »[39]. La conclusion du juge Jamal selon laquelle l’obligation supplémentaire des Traités Robinson n’est peut-être pas un intérêt reconnu suffisamment précis concernant des terres particulières (comme les terres de réserve cédées) peut être exacte, mais il est loin d’être évident qu’il devrait y avoir un « principe général suivant lequel un intérêt autochtone particulier ou identifiable ne peut être établi par un traité ou une loi » [40]. Après tout, dans l’arrêt Guerin c La Reine[41], la juge Wilson était d’avis que « l’art. 18 [de la Loi sur les Indiens[42]] n’impose pas en soi à Sa Majesté une obligation de fiduciaire à l’égard des réserves indiennes, je crois qu’il reconnaît l’existence d’une telle obligation »[43]. De même, dans l’arrêt de principe dans la même affaire (et préférant une analyse fiduciaire plutôt que l’analyse du principe de la confiance par la juge Wilson), le juge Dickson s’appuie en partie sur le libellé de l’article 18 de la Loi sur les Indiens[44].
L’honneur de la Couronne et l’obligation de diligence dans la mise en œuvre des promesses faites par traité
Cependant, même si la Couronne n’avait pas d’obligation fiduciaire dans la mise en œuvre de la promesse d’augmentation, toutes les parties devant la Cour ont convenu que l’honneur de la Couronne exigeait de reconnaître qu’elle « a l’obligation d’exécuter ou de mettre en œuvre avec diligence »[45] cette promesse. L’obligation de diligence dans la mise en œuvre a d’abord été énoncée dans un contexte législatif et constitutionnel dans Manitoba Metis, mais elle a depuis été reprise dans des traités, notamment dans Yahey v British Columbia,[46] une affaire portant sur le traité 8[47], mais aussi dans les traités modernes (le juge Jamal fait référence à First Nation of Nacho Nyak Dun c Yukon,[48] [affaire de la rivière Peel], au paragraphe 52, mais une référence beaucoup plus pertinente est l’affaire plus récente Première nation de NaCho Nyäk Dun c Yukon (Gouvernement du)[49] [affaire Majestic Mines].
Mais que signifiait l’obligation de diligence dans la mise en œuvre dans cette affaire? Une question principale au départ était de savoir si l’obligation était purement procédurale ou si elle était aussi de fond[50]. Le juge Jamal n’a pas hésité à conclure que l’obligation suscitait des éléments de procédure et de fond et que la surveillance judiciaire s’appliquerait aux deux éléments[51]. De plus, la Couronne manquait clairement à ses obligations procédurales et de fond :
Je ne peux accepter l’argument de l’Ontario selon lequel une obligation purement procédurale — en vertu de laquelle la Couronne est simplement tenue d’« envisager » ou d’« examiner » les augmentations discrétionnaires des annuités de temps à autre — maintiendrait l’honneur de la Couronne ou permettrait la réconciliation entre les parties. Depuis 1875, année de la première et seule augmentation des annuités, la Couronne ne s’est pas demandé si elle pouvait augmenter les annuités sans encourir de perte et, le cas échéant, exercer son pouvoir discrétionnaire pour déterminer s’il y avait lieu de les augmenter et de combien. Pendant plus d’un siècle, la Couronne s’est montré un partenaire de traité manifestement peu fiable et peu digne de confiance par rapport à la promesse d’augmentation. Elle a perdu l’autorité morale de simplement dire « faites-nous confiance »[52].
Soit dit en passant, je note que, bien que le juge Jamal ait conclu qu’il existe peu de jurisprudence nationale sur l’obligation de diligence dans la mise en œuvre des traités[53], il existe une jurisprudence considérable sur les obligations de diligence raisonnable (tant en vertu d’un traité que d’une loi coutumière) en droit international[54].
Réparations
L’étape suivante consistait à examiner ce qui pourrait être une réparation appropriée pour le manquement de la Couronne de faire preuve de diligence dans la mise en œuvre de la promesse d’augmentation. Raisonnement tiré de Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts)[55] :
[l]a question décisive […] consiste à déterminer ce qui est nécessaire pour préserver l’honneur de la Couronne et pour concilier les intérêts de la Couronne et ceux des Autochtones », le juge Jamal a conclu qu’il était approprié de fournir aux demandeurs à la fois un jugement déclaratoire et une « autre directive »[56].
Le juge Jamal a fait les six déclarations suivantes :
Mais un jugement déclaratoire à lui seul :
[…] est insuffisant compte tenu de la durée et du caractère odieux des manquements qui sont en cause dans les présents pourvois. Dans ces circonstances, un simple jugement déclaratoire ne permettrait pas de réparer adéquatement la relation prévue par traités ou de rétablir l’honneur de la Couronne. Il ne permettrait pas d’assurer une protection suffisante aux droits issus de traités ou de faire avancer véritablement la réconciliation[58].
Pour ce qui est de la directive supplémentaire qui serait nécessaire, le juge Jamal se préoccupait du fait que cette celle-ci doive tenir compte de la nature de la promesse du traité, respecter le rôle approprié du pouvoir judiciaire et reconnaître, comme l’arrêt Haida mentionné ci-dessus, l’importance de renouveler la relation scellée par traité.
La promesse du traité n’était pas une promesse de verser une certaine somme d’argent. Il s’agissait plutôt « d’une promesse de la Couronne d’examiner si les conditions économiques lui permettent de majorer les annuités sans encourir de pertes, et, si c’est le cas, d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de décider s’il convient de majorer les annuités et, dans l’affirmative, de combien » [59]. Par conséquent, la Couronne, même après toutes ces années, devrait avoir la possibilité de procéder « en entamant honorablement un dialogue avec ses partenaires de traité »[60]. En l’absence de règlement,
[…] la Couronne devra expliquer aux demandeurs du lac Supérieur et au tribunal comment elle est arrivée à sa détermination et pour quelles raisons. Cela permettra au tribunal de prêter une attention particulière à la façon dont la Couronne a exercé son pouvoir discrétionnaire, en tenant compte tant du montant déterminé que du processus par lequel elle y est arrivée, lorsqu’il se demande si la détermination de la Couronne est honorable[61].
Cette approche était également conforme au rôle judiciaire. L’exercice du pouvoir discrétionnaire de fixer le montant que la Couronne devrait payer est un exercice polycentrique dans le cadre duquel la Couronne doit tenir compte de la responsabilité d’agir « avec justice et libéralité à l’égard de tous ses sujets »[62]. Cette responsabilité « relève bien de l’expertise de l’exécutif, mais beaucoup moins de celle des tribunaux »[63]. D’autre part :
[…] il est tout à fait de leur ressort de contrôler la façon dont la Couronne exerce son pouvoir discrétionnaire pour assurer le respect de la Constitution — pour veiller à ce que la Couronne exerce ce pouvoir conformément à ses obligations issues de traités et au principe constitutionnel de l’honneur de la Couronne[64].
Enfin, la directive donnée à la Couronne de s’engager avec ses partenaires des traités était également conforme à l’idée que les traités honoraient une relation plutôt que d’être de nature transactionnelle[65]. Bien que :
[…] la promesse d’augmentation n’oblige pas expressément les parties à négocier et à s’entendre sur une majoration de l’annuité, il est indéniable qu’une négociation et un règlement extrajudiciaires sont mieux à même de renouveler la relation établie par traités, de faire avancer la réconciliation et de rétablir l’honneur de la Couronne[66].
À la lumière de ces trois considérations, et en plus des six déclarations susmentionnées, le juge Jamal, « [p]our assurer le respect de la promesse faite par traité, pour réparer la relation prévue par traité, pour rétablir l’honneur de la Couronne et pour faire avancer la réconciliation »[67], a enjoint à la Couronne :
[…] d’entamer véritablement et honorablement un dialogue avec les demandeurs du lac Supérieur en vue d’en arriver à un règlement juste en ce qui a trait aux manquements passés. Si un tel règlement ne peut être conclu, la Couronne devra, dans les six mois suivant le prononcé des présents motifs, exercer son pouvoir discrétionnaire et déterminer un montant d’indemnisation pour les manquements passés[68].
Il s’ensuit également que les procédures de la troisième étape devraient être suspendues pour la même période et tandis que les demandeurs du lac Supérieur peuvent solliciter une autre prolongation, la Couronne ne le pourrait pas[69]. Si les parties ne peuvent parvenir à un règlement négocié, « les demandeurs du lac Supérieur peuvent solliciter un contrôle judiciaire tant du processus suivi par la Couronne que du montant luimême qu’elle a déterminé à titre d’indemnisation »[70]. Cela prendrait vraisemblablement la forme des procédures de la troisième étape « modifiée en conformité avec les présents motifs »[71]. Enfin, le juge Jamal a présenté une directive sous la forme d’une liste non exhaustive de facteurs dont la Couronne devrait tenir compte dans tout règlement proposé :
a) la nature et la gravité des manquements passés de la Couronne, y compris le fait que la Couronne manque à ses devoirs depuis près d’un siècle et demi; b) le nombre d’Anichinabés du lac Supérieur et leurs besoins; c) les avantages que la Couronne a retirés des territoires cédés et ses dépenses au fil du temps; d) les besoins plus larges d’autres populations autochtones et des populations non autochtones de l’Ontario et du Canada; et e) les principes et exigences découlant de l’honneur de la Couronne, y compris son obligation de diligence dans la mise en œuvre de sa promesse sacrée dans le traité de partager les richesses de la terre si celleci se révélait rentable[72].
Conclusions
Je pense que l’arrêt Restoule finira par être reconnu comme l’une des affaires de traités les plus importantes de la Cour — certainement la plus importante depuis l’arrêt Marshall — et elle est d’autant plus importante qu’il s’agit d’un jugement unanime. Je l’affirme pour deux raisons principales.
Premièrement, la décision est fondée sur une interprétation profondément contextuelle des traités de 1850, qui commence par un examen du système de droit et de gouvernance des Anichinabés, avant l’arrivée des Européens, fondé sur les valeurs du respect, de la responsabilité, de la réciprocité et du renouvellement[73] et poursuit avec une discussion sur la chaîne d’alliance[74]. Il ne s’agit pas de simples récitations. Le juge Jamal utilise ces références tout au long de son jugement pour justifier son interprétation préférée de la promesse d’augmentation, pour éclairer la signification de l’honneur de la Couronne dans ce contexte particulier, pour souligner la nature relationnelle plutôt que transactionnelle des traités historiques, et, ce qui est peut-être le plus important, pour éclairer sa discussion sur les réparations.
Deuxièmement, la Cour a entièrement souscrit à la proposition selon laquelle l’honneur de la Couronne appuie l’obligation de diligence dans la mise en œuvre des promesses faites par traité. Bien que la décision soit propre aux Traités Robinson, et en fait à une clause précise des Traités Robinson, rien n’indique que les motifs de la Cour devraient être aussi limités. En effet, en se reportant à l’arrêt Yahey et à l’arrêt Chippewas of Nawash Unceded First Nation, et al. c Procureur général du Canada, et al.[75], avec une apparence d’approbation, la Cour a appuyé l’application de l’obligation de diligence dans la mise en œuvre de promesses à d’autres traités historiques, y compris des traités numérotés. Compte tenu de cet appui, la Couronne ferait bien de se rappeler l’observation de la juge Greckol, dans son opinion concordante séparée, dans Fort McKay First Nation v Prosper Petroleum Ltd,[76] dans le contexte de la clause sur les « terres prises » des traités numérotés, selon laquelle une promesse faite par traité peut être [traduction] « facile à remplir au départ », mais devenir de plus en plus [traduction] « difficile à tenir au fil du temps et des développements » [traduction][77].
Je pense que la décision propose également une orientation importante sur l’application du droit fiduciaire dans le contexte des relations Couronne-Autochtones. Je soupçonne que certains seront déçus de ce qui pourrait être perçu comme un recul par rapport à certaines déclarations plus générales de la Cour sur les obligations et les relations fiduciaires (p. ex. dans R c Sparrow[78]), mais à mon avis, il est plus convaincant de prendre en compte l’honneur de la Couronne, plutôt que la relation fiduciaire, comme le principe général d’organisation tout en reconnaissant que, dans certains cas, le tribunal devrait imposer une obligation fiduciaire.
L’affaire porte bien sûr son lot d’énigmes. J’ai déjà fait référence, dans le corps du commentaire, à un aspect du traitement des obligations fiduciaires sui generis par le juge Jamal qui semble problématique. Une autre énigme est la raison pour laquelle, comme dans l’autre affaire de traité historique récente de la Cour, Shot Both Sides c Canada[79], la Cour ne fait aucune référence à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones[80] nonobstant sa décision dans Renvoi relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis[81] voulant que la Déclaration ait été incorporée dans le droit positif du pays.
De plus, le juge Jamal ne se prononce pas sur la répartition de la responsabilité de la mise en œuvre des traités entre le Canada et l’Ontario. Bien entendu, cela est compréhensible. Il s’agit de l’une des questions dont est saisie la Cour de première instance dans l’instance ajournée à la troisième étape et c’est une question que les parties devront régler soit dans le cadre de discussions en vue d’un règlement (comme ce fut le cas avec les demandeurs du lac Huron) soit dans le cadre de la reprise des procédures de l’étape 3. Entre-temps, c’est la Couronne, en grosses lettres, qui continue de subir la honte de la violation continue de ses obligations découlant des traités.
* Nigel Bankes est professeur émérite à la Faculté de droit de l’Université de Calgary. Le présent article a déjà été publié dans un format différent, toujours sous la plume de Nigel Bankes, intitulé « Restoule : Tugging on the Rope and the Duty of Diligent Implementation of Treaty Promises » (8 août 2024), en ligne : <www.ablawg.ca/2024/08/08/Restoule-tugging-on-the-rope-and-the-duty-of-diligent-implementation-of-treaty-promises>.