Lors des audiences du comité législatif qui ont fait partie des retombées du scandale entourant une centrale au gaz de l’Ontario en 2010, l’une des observations les plus directes — voire naïves — a été faite par un témoin expert qui, lorsqu’on lui a demandé son avis sur la manière de remédier aux difficultés persistantes de l’Ontario en matière d’électricité, a recommandé aux politiciens de « prêter serment de ne pas s’immiscer dans la politique de l’électricité ». Cette observation a été faite à la suite de l’annulation par le gouvernement libéral de l’Ontario de la construction d’une centrale au gaz controversée à la veille d’une élection provinciale, une décision qui a finalement coûté des centaines de millions de dollars. Cependant, elle aurait tout aussi bien pu être faite en réponse à d’autres initiatives gouvernementales notables en matière de politique de l’électricité au cours des décennies précédentes, qui ont également provoqué une incertitude économique et imposé des coûts substantiels aux contribuables. Ces initiatives gouvernementales — qui comprenaient l’ouverture puis la fermeture du marché déréglementé de l’électricité, le gel des prix de l’électricité1, la suspension des audiences réglementaires et, bien sûr, la Loi de 2009 sur l’énergie verte et l’économie verte (la Loi sur l’énergie verte)2 — nécessitaient d’intervenir sur le marché, de passer outre l’autorité des organismes de réglementation indépendants et, finalement, d’utiliser la politique de l’électricité pour favoriser des objectifs socio-économiques plus larges. Des groupes composés de contribuables, d’organismes de réglementation, d’universitaires et d’autres se sont parfois élevés contre l’intervention du gouvernement, mais la plupart du temps sans grand succès.
L’affaire National Steel Car Limited v Independent Electricity System Operator (National Steel Car)3 représente une approche plus audacieuse, car elle recourait au litige pour contester l’autorité du gouvernement provincial à utiliser la politique de l’électricité pour poursuivre des objectifs ultérieurs. Dans cette affaire, il s’agissait de contester l’utilisation faite par le gouvernement de l’Ontario du programme de tarifs de rachat garantis (TRG) de la Loi sur l’énergie verte pour promouvoir l’emploi et subventionner les communautés autochtones et locales, le tout aux dépens des contribuables ontariens au moyen de l’ajustement global.
Le procureur général de l’Ontario, soutenu par la Société indépendante d’exploitation du réseau d’électricité (SIERE), a d’abord obtenu gain de cause dans le cadre d’une requête pour faire radier les demandes de National Steel Car (NSC) comme ne révélant aucune cause d’action.4 Cependant, à la fin de l’année dernière, la Cour d’appel de l’Ontario a accueilli l’appel de la NSC, estimant que l’allégation de la NSC selon laquelle l’ajustement global était une « tentative colossale de déguiser une taxe en redevance réglementaire dans le but de financer les coûts [d’initiatives politiques ultérieures]…était suffisamment plausible sur la base des preuves qu’elle a présentées [de telle sorte] que les demandes n’auraient pas dû être rejetées sur une requête avant l’élaboration d’un dossier complet. »5 L’affaire et la décision de la Cour d’appel sont brièvement résumées ci-dessous.
L’AJUSTEMENT GLOBAL ET LE PROGRAMME DE TARIFS DE RACHAT GARANTIS (TRG))
Le litige portait sur le programme de TRG qui a été rendu possible par la Loi sur l’énergie verte6, aujourd’hui abrogée, et stimulé par l’engagement du gouvernement libéral de l’époque à réduire l’empreinte écologique de l’Ontario par la promotion des énergies renouvelables, à protéger la santé des Ontariens en éliminant les émissions nocives, en créant des emplois dans le secteur de l’énergie verte et en attirant les capitaux d’investissement nécessaires. La Loi autorisait le ministre à demander à l’ancien Office de l’électricité de l’Ontario (OEO), qui a depuis fusionné avec la SIERE, d’élaborer un programme de TRG pour favoriser ces objectifs, ainsi que des objectifs concernant les peuples autochtones et les communautés locales prenant part à des projets d’énergies renouvelables.7 La Loi autorisait plus précisément le ministre de l’énergie à ordonner à l’OEO de conclure des contrats d’approvisionnement de TRG et de recouvrer les coûts par la taxe d’ajustement global autorisée par l’article 25.33 de la Loi sur l’électricité.8 L’ajustement global est une redevance hors marché en vertu de laquelle la SIERE complète l’apport des producteurs d’énergie renouvelable sous contrat (et de tous les autres fournisseurs d’électricité sous contrat) dans le cadre du programme de TRG dans la mesure où ils ne recouvrent pas la totalité de leurs paiements contractuels par le marché de gros administré par la SIERE.9 L’ajustement global est inversement lié au prix du marché de gros et, au fil du temps, comme l’Ontario s’est procuré davantage de capacités de production (et d’autres ressources en électricité), l’ajustement global en est venu à éclipser tous les autres coûts de l’électricité. Aujourd’hui, il constitue la grande majorité des frais facturés à un client moyen. Dans le cas de la NSC, elle a affirmé qu’entre 2008 et 2019, la redevance d’ajustement global sur ses factures d’électricité avait augmenté de plus de 1300 %, alors que la redevance sur les produits de base de l’électricité avait augmenté d’un peu plus de 20 %.10 La NSC a donc allégué que la partie de l’ajustement global qui a financé le programme de TRG était une tentative visant à déguiser ce qui est essentiellement une taxe en une charge réglementaire pour atteindre des objectifs non réglementaires, notamment pour réparer le préjudice économique perçu par le gouvernement et subi par les Autochtones et des communautés privilégiées (les objectifs politiques) :
[Traduction] Dans l’ensemble, la partie requérante soutient que ces faits démontrent que la composante du programme de TRG de l’ajustement global n’était pas véritablement liée aux objectifs de la loi sur l’électricité ou à la réglementation de l’électricité, et n’avait rien à voir avec les coûts réels de la production d’électricité. La composante du programme de TRG était plutôt destinée à soutenir les objectifs de la politique en conférant un avantage financier aux communautés privilégiées. 11
HISTORIQUE DE LA PROCÉDURE
La NSC a déposé deux requêtes devant la Cour supérieure de l’Ontario pour « demander une déclaration selon laquelle une partie du montant qu’elle a payé pour l’électricité est une taxe inconstitutionnelle plutôt qu’une charge réglementaire valide…et que la section 25.33 de la Loi sur l’électricité…qui autorise l’ajustement global, est ultra vires à compter de la promulgation de la Loi sur l’énergie verte et de ses objectifs politiques » [traduction].12 Plutôt que de déposer des documents en réponse, le procureur général de l’Ontario, soutenu par la SIERE, a demandé, en vertu de la règle 21.01(b) des Règles de procédure civile13, de radier les demandes du fait qu’elles ne révélaient aucune cause d’action raisonnable.
Le juge des motions s’est prononcé en faveur du procureur général et a rejeté les demandes au motif qu’il était « clair, évident et incontestable » qu’elles ne pouvaient pas réussir.14 Il a ajouté que même si l’ajustement global ou la composante contestée du programme de TRG était une taxe, elle était néanmoins conforme à l’article 53 de la Loi constitutionnelle de 1867.15
ANALYSE
La Cour d’appel a accueilli l’appel et a jugé que sur la base des éléments de preuve, l’affirmation de la NSC selon laquelle l’inclusion par l’ajustement global des paiements contractuels du programme de TRG est une « tentative colossale de déguiser une taxe en redevance réglementaire dans le but de financer les coûts des objectifs politiques » est « suffisamment plausible » et que la position des défendeurs n’est « pas claire, évidente et incontestable ».16 De plus, la Cour a estimé que le traitement par le juge des motions de la question de savoir si l’ajustement global contrevient à l’article 53 de la Loi constitutionnelle de 1867 — qui régit la manière d’exercer correctement le pouvoir de taxation dans le cas où il s’avère être une taxe — « mérite d’être davantage étoffé » [traduction].17 La Cour d’appel a exprimé l’avis que la décision du juge des motions sur le fond de la demande était prématurée car le dossier exigeait des arguments et des preuves supplémentaires pour déterminer si la taxe était une redevance réglementaire appropriée ou une taxe.
DISTINGUER UNE REDEVANCE RÉGLEMENTAIRE D’UNE TAXE
Pour déterminer si le pouvoir de la SIERE de percevoir l’ajustement global est un prélèvement gouvernemental valide par opposition à une taxe, la Cour d’appel a statué qu’il est nécessaire d’examiner si son essence et sa substance (c’est-à-dire son but principal) est une taxe visant à percevoir des recettes pour un but général, ou à financer ou à constituer un régime réglementaire. Pour qu’une taxe réglementaire constitue un prélèvement public valide, elle doit être suffisamment liée au régime en question ou constituer une taxe pour des services rendus directement.18 La Cour suprême du Canada a statué dans les affaires Westbank First Nation c British Columbia Hydro and Power Authority (Westbank)19 et 620 Connaught Ltd c Canada (Procureur général) (620 Connaught)20 que l’enquête sous-jacente consiste à déterminer si l’accusation en question est étroitement liée à un régime réglementaire et a articulé le cadre analytique applicable.
À cet égard, la première étape de l’analyse consiste à « identifier l’existence d’un régime réglementaire pertinent »21. Cette étape consiste à considérer les indices suivants :
- un code de réglementation complet, complexe et détaillé;
- un objectif réglementaire qui vise à influencer certains comportements;
- la présence de coûts réels ou correctement estimés de la réglementation; et
- une relation entre la personne réglementée et le règlement, lorsque la personne réglementée soit bénéficie du règlement, soit en cause la nécessité.22
Après que le tribunal a identifié l’existence d’un système de réglementation, la deuxième étape consiste à « trouver une relation entre la redevance et le système lui-même… Cette [relation] existera lorsque les recettes seront liées aux coûts du système de réglementation ou [lorsque] les redevances elles-mêmes ont un objectif de réglementation, tel que la réglementation de certains comportements » [traduction].23 À ce stade de l’analyse, les défenseurs de la redevance doivent démontrer un lien raisonnablement étroit entre les coûts administratifs du système réglementaire et les recettes générées par la redevance en question. Une redevance qui génère systématiquement ou significativement un excédent de recettes supérieur à ce qui est nécessaire ferait pencher la balance en faveur de la position selon laquelle la redevance en question est en substance une taxe.24
DÉCISION DE LA COUR D’APPEL
La Cour d’appel a estimé que le juge des motions avait raison de conclure que « le régime de réglementation de l’électricité est un code de réglementation complet, complexe et détaillé » [traduction]25, mais a estimé qu’en menant la deuxième étape de l’analyse, le juge n’avait pas abordé les questions pertinentes.26 En particulier, la Cour d’appel a estimé que le juge saisi de la requête « a éludé la question de la théorie du détournement de pouvoir de l’appelant et des preuves » en ne procédant pas à une évaluation minutieuse de la législation et de l’intention sous-jacente de celle-ci.27 La théorie du détournement de pouvoir « est invoquée lorsqu’une loi présente les caractéristiques formelles d’une question relevant de la compétence [d’un organisme public], mais qu’en réalité elle porte sur une question ne relevant pas de sa compétence » [traduction].28 Cette doctrine est fondée sur l’idée que le caractère essentiel de la législation régit la validité de la législation par opposition à sa forme superficielle et « qu’un organe législatif ne peut pas faire indirectement ce qu’il ne peut pas faire directement » [traduction].29 À cette fin, la NSC a fait valoir que la formule de tarification est une taxe parce qu’elle a été incluse dans le dispositif réglementaire pour atteindre l’objectif collatéral de générer un excédent de recettes important au profit des communautés autochtones et locales.30 La Cour d’appel a observé que le fait que l’ajustement global soit expressément autorisé en vertu de la Loi sur l’électricité et de son règlement « n’immunise pas le programme contre toute contestation ».31 La Cour a plutôt déclaré qu’il appartient à la cour de révision de déterminer si les preuves du fonctionnement et de la comptabilité du régime en question sont cohérentes avec la position selon laquelle l’ajustement global n’est pas une tentative détournée de taxer (et de fournir un stimulant économique aux communautés privilégiées) sous le déguisement de la réglementation de la production, du transport, de la livraison et de l’utilisation de l’électricité en Ontario.32
La Cour a indiqué que l’enquête pertinente doit consister à analyser si le « but principal » du programme de TRG est de produire de l’électricité utile, ou plutôt, de produire un surplus de revenu substantiel pour le redistribuer aux communautés autochtones et locales privilégiées.33 À cette fin, la Cour a souligné qu’une grande partie de l’électricité produite dans le cadre du programme de TRG est à la fois très coûteuse et inutile.34 Cependant, le juge des motions n’a pas abordé les questions cruciales de savoir si la cause de l’excès d’électricité était prévue et planifiée ou inattendue et fortuite, et si la SIERE a délibérément encouru des responsabilités excessivement gonflées par le programme de TRG et de programmes similaires afin de créer un avantage économique indirect pour les communautés privilégiées et d’atteindre les objectifs de la politique.35
Plus particulièrement, la Cour d’appel a également rejeté la conclusion du juge des motions selon laquelle l’ajustement global n’était pas une taxe parce que la formule de tarification était construite comme un « système fermé ». La Cour a observé que les conclusions du juge des motions « n’ont pas abordé l’argument du détournement de pouvoir de l’appelant selon lequel la formule de tarification de l’électricité a été manipulée pour fournir un surplus inattendu aux communautés privilégiées aux dépens de tous les consommateurs d’électricité de l’Ontario » [traduction].36 Même si l’ajustement global fonctionne dans un « système fermé » en ce sens que les fonds perçus sont versés directement aux producteurs au lieu d’entrer dans les coffres de la province, la Cour d’appel a estimé que l’existence d’un système fermé n’atténue pas la possibilité que des communautés privilégiées puissent devenir les bénéficiaires de « transferts de richesse hors livres » effectués sous le couvert d’une redevance réglementaire.37 Le raisonnement du juge des motions n’a pas résolu la préoccupation selon laquelle un mécanisme de recouvrement des coûts dans un système fermé peut néanmoins servir le but premier — et illégitime — de conférer un stimulus économique aux communautés privilégiées.
CONCLUSION
Le seuil de réussite d’une motion de radiation est élevé. La partie requérante — en l’occurrence le procureur général — devait démontrer qu’il était clair, évident et incontestable que les demandes de la NSC ne pouvaient aboutir. La Cour d’appel, en accueillant le recours, ne s’est pas prononcée sur le fond. Elle a simplement estimé que le procureur général ne s’était pas acquitté de la lourde charge de la radiation des demandes et que le juge des motions avait commis une erreur en rejetant prématurément les demandes sans avoir établi un dossier complet de preuves. À cet égard, la décision de la Cour peut être interprétée de manière restrictive comme étant limitée aux questions de procédure civile. D’autre part, les motifs de la Cour d’appel ne se limitent pas à se prononcer sur des questions de procédure. La Cour a statué que l’état du droit sur la théorie du détournement de pouvoir s’étend au-delà de la législation et que « parfois, l’intention [législative] est plus difficile à découvrir et exige plus de preuves que les mots de la législation elle-même, y compris les preuves avancées par les [parties] accompagnées d’un contre-interrogatoire » [traduction].38 Dans cette affaire, la Cour a observé que le fait que la législation autorise expressément le programme de TRG ne l’immunise pas contre une contestation. Au minimum, la décision de la Cour d’appel soulève la perspective d’autres procédures pour lesquelles le procureur général pourrait avoir à défendre la législation et le programme de TRG sur le fond, y compris, comme l’a suggéré la Cour d’appel, en apportant la preuve de « la législation et de l’intention sous-jacente » afin que le juge des requêtes puisse discerner si « les effets de la loi divergent substantiellement de l’objectif déclaré, ou si l’objectif déclaré était admissible dans le cadre d’un régime réglementaire » [traduction].39
Lors des audiences du comité législatif qui ont fait partie des retombées du scandale entourant une centrale au gaz de l’Ontario en 2010, l’une des observations les plus directes — voire naïves — a été faite par un témoin expert qui, lorsqu’on lui a demandé son avis sur la manière de remédier aux difficultés persistantes de l’Ontario en matière d’électricité, a recommandé aux politiciens de « prêter serment de ne pas s’immiscer dans la politique de l’électricité ». Cette observation a été faite à la suite de l’annulation par le gouvernement libéral de l’Ontario de la construction d’une centrale au gaz controversée à la veille d’une élection provinciale, une décision qui a finalement coûté des centaines de millions de dollars. Cependant, elle aurait tout aussi bien pu être faite en réponse à d’autres initiatives gouvernementales notables en matière de politique de l’électricité au cours des décennies précédentes, qui ont également provoqué une incertitude économique et imposé des coûts substantiels aux contribuables. Ces initiatives gouvernementales — qui comprenaient l’ouverture puis la fermeture du marché déréglementé de l’électricité, le gel des prix de l’électricité1, la suspension des audiences réglementaires et, bien sûr, la Loi de 2009 sur l’énergie verte et l’économie verte (la Loi sur l’énergie verte)2 — nécessitaient d’intervenir sur le marché, de passer outre l’autorité des organismes de réglementation indépendants et, finalement, d’utiliser la politique de l’électricité pour favoriser des objectifs socio-économiques plus larges. Des groupes composés de contribuables, d’organismes de réglementation, d’universitaires et d’autres se sont parfois élevés contre l’intervention du gouvernement, mais la plupart du temps sans grand succès.
L’affaire National Steel Car Limited v Independent Electricity System Operator (National Steel Car)3 représente une approche plus audacieuse, car elle recourait au litige pour contester l’autorité du gouvernement provincial à utiliser la politique de l’électricité pour poursuivre des objectifs ultérieurs. Dans cette affaire, il s’agissait de contester l’utilisation faite par le gouvernement de l’Ontario du programme de tarifs de rachat garantis (TRG) de la Loi sur l’énergie verte pour promouvoir l’emploi et subventionner les communautés autochtones et locales, le tout aux dépens des contribuables ontariens au moyen de l’ajustement global.
Le procureur général de l’Ontario, soutenu par la Société indépendante d’exploitation du réseau d’électricité (SIERE), a d’abord obtenu gain de cause dans le cadre d’une requête pour faire radier les demandes de National Steel Car (NSC) comme ne révélant aucune cause d’action.4 Cependant, à la fin de l’année dernière, la Cour d’appel de l’Ontario a accueilli l’appel de la NSC, estimant que l’allégation de la NSC selon laquelle l’ajustement global était une « tentative colossale de déguiser une taxe en redevance réglementaire dans le but de financer les coûts [d’initiatives politiques ultérieures]…était suffisamment plausible sur la base des preuves qu’elle a présentées [de telle sorte] que les demandes n’auraient pas dû être rejetées sur une requête avant l’élaboration d’un dossier complet. »5 L’affaire et la décision de la Cour d’appel sont brièvement résumées ci-dessous.
L’AJUSTEMENT GLOBAL ET LE PROGRAMME DE TARIFS DE RACHAT GARANTIS (TRG))
Le litige portait sur le programme de TRG qui a été rendu possible par la Loi sur l’énergie verte6, aujourd’hui abrogée, et stimulé par l’engagement du gouvernement libéral de l’époque à réduire l’empreinte écologique de l’Ontario par la promotion des énergies renouvelables, à protéger la santé des Ontariens en éliminant les émissions nocives, en créant des emplois dans le secteur de l’énergie verte et en attirant les capitaux d’investissement nécessaires. La Loi autorisait le ministre à demander à l’ancien Office de l’électricité de l’Ontario (OEO), qui a depuis fusionné avec la SIERE, d’élaborer un programme de TRG pour favoriser ces objectifs, ainsi que des objectifs concernant les peuples autochtones et les communautés locales prenant part à des projets d’énergies renouvelables.7 La Loi autorisait plus précisément le ministre de l’énergie à ordonner à l’OEO de conclure des contrats d’approvisionnement de TRG et de recouvrer les coûts par la taxe d’ajustement global autorisée par l’article 25.33 de la Loi sur l’électricité.8 L’ajustement global est une redevance hors marché en vertu de laquelle la SIERE complète l’apport des producteurs d’énergie renouvelable sous contrat (et de tous les autres fournisseurs d’électricité sous contrat) dans le cadre du programme de TRG dans la mesure où ils ne recouvrent pas la totalité de leurs paiements contractuels par le marché de gros administré par la SIERE.9 L’ajustement global est inversement lié au prix du marché de gros et, au fil du temps, comme l’Ontario s’est procuré davantage de capacités de production (et d’autres ressources en électricité), l’ajustement global en est venu à éclipser tous les autres coûts de l’électricité. Aujourd’hui, il constitue la grande majorité des frais facturés à un client moyen. Dans le cas de la NSC, elle a affirmé qu’entre 2008 et 2019, la redevance d’ajustement global sur ses factures d’électricité avait augmenté de plus de 1300 %, alors que la redevance sur les produits de base de l’électricité avait augmenté d’un peu plus de 20 %.10 La NSC a donc allégué que la partie de l’ajustement global qui a financé le programme de TRG était une tentative visant à déguiser ce qui est essentiellement une taxe en une charge réglementaire pour atteindre des objectifs non réglementaires, notamment pour réparer le préjudice économique perçu par le gouvernement et subi par les Autochtones et des communautés privilégiées (les objectifs politiques) :
[Traduction] Dans l’ensemble, la partie requérante soutient que ces faits démontrent que la composante du programme de TRG de l’ajustement global n’était pas véritablement liée aux objectifs de la loi sur l’électricité ou à la réglementation de l’électricité, et n’avait rien à voir avec les coûts réels de la production d’électricité. La composante du programme de TRG était plutôt destinée à soutenir les objectifs de la politique en conférant un avantage financier aux communautés privilégiées. 11
HISTORIQUE DE LA PROCÉDURE
La NSC a déposé deux requêtes devant la Cour supérieure de l’Ontario pour « demander une déclaration selon laquelle une partie du montant qu’elle a payé pour l’électricité est une taxe inconstitutionnelle plutôt qu’une charge réglementaire valide…et que la section 25.33 de la Loi sur l’électricité…qui autorise l’ajustement global, est ultra vires à compter de la promulgation de la Loi sur l’énergie verte et de ses objectifs politiques » [traduction].12 Plutôt que de déposer des documents en réponse, le procureur général de l’Ontario, soutenu par la SIERE, a demandé, en vertu de la règle 21.01(b) des Règles de procédure civile13, de radier les demandes du fait qu’elles ne révélaient aucune cause d’action raisonnable.
Le juge des motions s’est prononcé en faveur du procureur général et a rejeté les demandes au motif qu’il était « clair, évident et incontestable » qu’elles ne pouvaient pas réussir.14 Il a ajouté que même si l’ajustement global ou la composante contestée du programme de TRG était une taxe, elle était néanmoins conforme à l’article 53 de la Loi constitutionnelle de 1867.15
ANALYSE
La Cour d’appel a accueilli l’appel et a jugé que sur la base des éléments de preuve, l’affirmation de la NSC selon laquelle l’inclusion par l’ajustement global des paiements contractuels du programme de TRG est une « tentative colossale de déguiser une taxe en redevance réglementaire dans le but de financer les coûts des objectifs politiques » est « suffisamment plausible » et que la position des défendeurs n’est « pas claire, évidente et incontestable ».16 De plus, la Cour a estimé que le traitement par le juge des motions de la question de savoir si l’ajustement global contrevient à l’article 53 de la Loi constitutionnelle de 1867 — qui régit la manière d’exercer correctement le pouvoir de taxation dans le cas où il s’avère être une taxe — « mérite d’être davantage étoffé » [traduction].17 La Cour d’appel a exprimé l’avis que la décision du juge des motions sur le fond de la demande était prématurée car le dossier exigeait des arguments et des preuves supplémentaires pour déterminer si la taxe était une redevance réglementaire appropriée ou une taxe.
DISTINGUER UNE REDEVANCE RÉGLEMENTAIRE D’UNE TAXE
Pour déterminer si le pouvoir de la SIERE de percevoir l’ajustement global est un prélèvement gouvernemental valide par opposition à une taxe, la Cour d’appel a statué qu’il est nécessaire d’examiner si son essence et sa substance (c’est-à-dire son but principal) est une taxe visant à percevoir des recettes pour un but général, ou à financer ou à constituer un régime réglementaire. Pour qu’une taxe réglementaire constitue un prélèvement public valide, elle doit être suffisamment liée au régime en question ou constituer une taxe pour des services rendus directement.18 La Cour suprême du Canada a statué dans les affaires Westbank First Nation c British Columbia Hydro and Power Authority (Westbank)19 et 620 Connaught Ltd c Canada (Procureur général) (620 Connaught)20 que l’enquête sous-jacente consiste à déterminer si l’accusation en question est étroitement liée à un régime réglementaire et a articulé le cadre analytique applicable.
À cet égard, la première étape de l’analyse consiste à « identifier l’existence d’un régime réglementaire pertinent »21. Cette étape consiste à considérer les indices suivants :
Après que le tribunal a identifié l’existence d’un système de réglementation, la deuxième étape consiste à « trouver une relation entre la redevance et le système lui-même… Cette [relation] existera lorsque les recettes seront liées aux coûts du système de réglementation ou [lorsque] les redevances elles-mêmes ont un objectif de réglementation, tel que la réglementation de certains comportements » [traduction].23 À ce stade de l’analyse, les défenseurs de la redevance doivent démontrer un lien raisonnablement étroit entre les coûts administratifs du système réglementaire et les recettes générées par la redevance en question. Une redevance qui génère systématiquement ou significativement un excédent de recettes supérieur à ce qui est nécessaire ferait pencher la balance en faveur de la position selon laquelle la redevance en question est en substance une taxe.24
DÉCISION DE LA COUR D’APPEL
La Cour d’appel a estimé que le juge des motions avait raison de conclure que « le régime de réglementation de l’électricité est un code de réglementation complet, complexe et détaillé » [traduction]25, mais a estimé qu’en menant la deuxième étape de l’analyse, le juge n’avait pas abordé les questions pertinentes.26 En particulier, la Cour d’appel a estimé que le juge saisi de la requête « a éludé la question de la théorie du détournement de pouvoir de l’appelant et des preuves » en ne procédant pas à une évaluation minutieuse de la législation et de l’intention sous-jacente de celle-ci.27 La théorie du détournement de pouvoir « est invoquée lorsqu’une loi présente les caractéristiques formelles d’une question relevant de la compétence [d’un organisme public], mais qu’en réalité elle porte sur une question ne relevant pas de sa compétence » [traduction].28 Cette doctrine est fondée sur l’idée que le caractère essentiel de la législation régit la validité de la législation par opposition à sa forme superficielle et « qu’un organe législatif ne peut pas faire indirectement ce qu’il ne peut pas faire directement » [traduction].29 À cette fin, la NSC a fait valoir que la formule de tarification est une taxe parce qu’elle a été incluse dans le dispositif réglementaire pour atteindre l’objectif collatéral de générer un excédent de recettes important au profit des communautés autochtones et locales.30 La Cour d’appel a observé que le fait que l’ajustement global soit expressément autorisé en vertu de la Loi sur l’électricité et de son règlement « n’immunise pas le programme contre toute contestation ».31 La Cour a plutôt déclaré qu’il appartient à la cour de révision de déterminer si les preuves du fonctionnement et de la comptabilité du régime en question sont cohérentes avec la position selon laquelle l’ajustement global n’est pas une tentative détournée de taxer (et de fournir un stimulant économique aux communautés privilégiées) sous le déguisement de la réglementation de la production, du transport, de la livraison et de l’utilisation de l’électricité en Ontario.32
La Cour a indiqué que l’enquête pertinente doit consister à analyser si le « but principal » du programme de TRG est de produire de l’électricité utile, ou plutôt, de produire un surplus de revenu substantiel pour le redistribuer aux communautés autochtones et locales privilégiées.33 À cette fin, la Cour a souligné qu’une grande partie de l’électricité produite dans le cadre du programme de TRG est à la fois très coûteuse et inutile.34 Cependant, le juge des motions n’a pas abordé les questions cruciales de savoir si la cause de l’excès d’électricité était prévue et planifiée ou inattendue et fortuite, et si la SIERE a délibérément encouru des responsabilités excessivement gonflées par le programme de TRG et de programmes similaires afin de créer un avantage économique indirect pour les communautés privilégiées et d’atteindre les objectifs de la politique.35
Plus particulièrement, la Cour d’appel a également rejeté la conclusion du juge des motions selon laquelle l’ajustement global n’était pas une taxe parce que la formule de tarification était construite comme un « système fermé ». La Cour a observé que les conclusions du juge des motions « n’ont pas abordé l’argument du détournement de pouvoir de l’appelant selon lequel la formule de tarification de l’électricité a été manipulée pour fournir un surplus inattendu aux communautés privilégiées aux dépens de tous les consommateurs d’électricité de l’Ontario » [traduction].36 Même si l’ajustement global fonctionne dans un « système fermé » en ce sens que les fonds perçus sont versés directement aux producteurs au lieu d’entrer dans les coffres de la province, la Cour d’appel a estimé que l’existence d’un système fermé n’atténue pas la possibilité que des communautés privilégiées puissent devenir les bénéficiaires de « transferts de richesse hors livres » effectués sous le couvert d’une redevance réglementaire.37 Le raisonnement du juge des motions n’a pas résolu la préoccupation selon laquelle un mécanisme de recouvrement des coûts dans un système fermé peut néanmoins servir le but premier — et illégitime — de conférer un stimulus économique aux communautés privilégiées.
CONCLUSION
Le seuil de réussite d’une motion de radiation est élevé. La partie requérante — en l’occurrence le procureur général — devait démontrer qu’il était clair, évident et incontestable que les demandes de la NSC ne pouvaient aboutir. La Cour d’appel, en accueillant le recours, ne s’est pas prononcée sur le fond. Elle a simplement estimé que le procureur général ne s’était pas acquitté de la lourde charge de la radiation des demandes et que le juge des motions avait commis une erreur en rejetant prématurément les demandes sans avoir établi un dossier complet de preuves. À cet égard, la décision de la Cour peut être interprétée de manière restrictive comme étant limitée aux questions de procédure civile. D’autre part, les motifs de la Cour d’appel ne se limitent pas à se prononcer sur des questions de procédure. La Cour a statué que l’état du droit sur la théorie du détournement de pouvoir s’étend au-delà de la législation et que « parfois, l’intention [législative] est plus difficile à découvrir et exige plus de preuves que les mots de la législation elle-même, y compris les preuves avancées par les [parties] accompagnées d’un contre-interrogatoire » [traduction].38 Dans cette affaire, la Cour a observé que le fait que la législation autorise expressément le programme de TRG ne l’immunise pas contre une contestation. Au minimum, la décision de la Cour d’appel soulève la perspective d’autres procédures pour lesquelles le procureur général pourrait avoir à défendre la législation et le programme de TRG sur le fond, y compris, comme l’a suggéré la Cour d’appel, en apportant la preuve de « la législation et de l’intention sous-jacente » afin que le juge des requêtes puisse discerner si « les effets de la loi divergent substantiellement de l’objectif déclaré, ou si l’objectif déclaré était admissible dans le cadre d’un régime réglementaire » [traduction].39
* Glenn Zacher est associé au sein des groupes du droit de l’énergie et litige ainsi que du groupe de résolution des différends du bureau de Toronto de Stikeman Elliott LLP et est codirigeant de la pratique du droit de l’énergie de la firme.
** Daniel Gralnick est avocat au sein des groupes du droit de l’énergie et litige ainsi que du groupe de résolution des différends du bureau de Toronto de Stikeman Elliott LLP.