La Capital Power Corporation ou le débat sur les pertes en ligne de l’Alberta

INTRODUCTION

La question du traitement localisé des pertes sur les lignes de transport d’électricité (pertes en ligne) est débattue depuis longtemps en Alberta. En effet, lorsque le réseau électrique de l’Alberta a été déréglementé en 1995, l’un des principes clés du nouveau réseau de transport de l’électricité à accès libre, résidait dans le fait que les producteurs devaient payer des frais ou recevoir des crédits en fonction de l’emplacement de leur source d’approvisionnement, en vue d’assurer l’efficacité maximale du réseau.

Depuis l’ouverture du marché, il y a plus de deux décennies, la question de la méthode de calcul des pertes en ligne a fait l’objet d’un débat continu (et apparemment sans fin) devant les décideurs, l’Alberta Utilities Commission (AUC) (y compris ses prédécesseurs) et les tribunaux. Le transport de l’électricité entraîne la perte d’une partie de l’énergie sous forme de chaleur. Ces pertes dépendent d’un certain nombre de variables, dont la distance sur laquelle l’électricité est transportée. Les pertes signifient que, si l’on veut répondre à la demande, il faut produire plus d’électricité que ce que l’on consomme. Le cadre réglementaire de l’Alberta exige que les coûts des pertes énergétiques, durant le transport de l’électricité, soient récupérés auprès des producteurs plutôt qu’auprès des entreprises de transport ou des consommateurs finaux. Pour ce faire, les pertes à l’échelle du système sont mesurées au cours d’une période donnée. L’Alberta Electric System Operator (AESO) prend ensuite ces pertes à l’échelle du réseau et détermine quelle partie du coût des pertes totales à l’échelle du réseau devrait être attribuée et imputée à chaque unité de production. Ce faisant, les unités de production sont en mesure de tenir compte des pertes en ligne qui leur sont attribuées par l’AESO lorsqu’elles offrent de l’énergie électrique au bassin d’alimentation électrique et prennent des décisions quant à l’emplacement de leur centrale électrique.

En raison de la complexité, des variables et des interdépendances entre tous les producteurs et toutes les charges du réseau, il est impossible d’observer ou de mesurer la quantité de production individuelle qui est perdue dans le processus de transport de l’électricité. Par conséquent, l’AESO a élaboré une méthode pour calculer la variation des pertes totales du réseau découlant des variations de la production de chaque unité de production. Un facteur de pertes en ligne pour chaque unité de production et la méthodologie utilisée pour déterminer ces facteurs sont enchâssés dans une règle de l’AESO. Au risque de trop simplifier le long débat sur la méthodologie de l’AESO, la question centrale était de savoir si les frais ou les crédits payés pour les pertes reflétaient correctement les répercussions de l’emplacement des activités du producteur.

UNE DÉCISION DE LA COUR D’APPEL DE L’ALBERTA

La récente décision du juge Brian O’Ferrall dans l’affaire Capital Power v Alberta Utilities Commission1 permet au moins de tirer une conclusion au sujet d’un aspect du débat sur la méthodologie. En bref, en janvier 2015, l’AUC a rendu une décision, dans le cadre d’une série de décisions, selon laquelle, la règle de 2005 de l’AESO sur les pertes en ligne, n’était pas conforme à la législation albertaine.

La question a été soumise à la Commission à la suite d’une plainte déposée par Milner Power Inc. en août 2005 auprès de son prédécesseur, l’Alberta Energy and Utilities Board (EUB). L’EUB avait sommairement rejeté la plainte de Milner et indiqué que l’AESO était libre de mettre en œuvre la règle de 2005 sur les pertes en ligne à compter du 1er janvier 2006, ce qu’elle a fait. Milner a interjeté appel de cette décision devant la Cour d’appel de l’Alberta et, en juillet 2010, la Cour a donné raison à Milner et renvoyé la plainte à la Commission pour qu’elle statue sur le fond.

L’audience s’est déroulée en deux phases. Premièrement, la Commission s’est demandé si la règle de 2005 sur les pertes en ligne était conforme à la loi applicable, y compris l’Electric Utilities Act (Loi sur les services publics d’électricité)2 et le Transmission Regulation (Règlement sur le transport d’électricité)3. Deuxièmement, si la Commission se prononçait en faveur de Milner au cours de la phase 1, il fallait déterminer quel recours pourrait être accordé.

En 2012, la Commission a déterminé que la règle de 2005 sur les pertes en ligne n’était pas conforme à la loi applicable. Cette décision a été réexaminée par la Commission et, en 2014, les conclusions de la décision de 2012 ont été confirmées. La Commission a ensuite procédé à la deuxième étape du recours de la procédure et a divisé l’audience en trois modules. Aux fins du présent dossier, seul le module A sera abordé. Le module A traitait, entre autres, de la question de savoir si la plainte pouvait s’appliquer de façon continue du 1er janvier 2006 au moment de la décision relative au module A et si la Commission avait compétence pour modifier ou remplacer une règle de l’AESO en vigueur et pour ordonner une compensation financière entre le 1er janvier 2006 et la date de la décision concernant le module A.

En janvier 2015, la Commission a conclu que la plainte déposée par Milner s’était poursuivie sans interruption du 1er janvier 2006 au moment de la décision. Elle a également constaté que les frais et les crédits pour pertes en ligne étaient perçus en vertu du tarif ISO, qui s’est avéré être un régime de désaveu négatif et qu’ils étaient donc provisoires. Enfin, la Commission a déterminé qu’il n’est pas inadmissible qu’elle accorde une mesure corrective fondée sur les tarifs et une tarification rétroactive pour corriger les frais et crédits pour pertes en ligne illégaux, inclus dans le tarif du 1er janvier 2006 au moment de la décision.

L’impact de cette décision a été considérable et important. En combinaison avec d’autres décisions, tous les participants du marché entre 2006 et le moment de la décision sont touchés. Étant donné le temps écoulé depuis 2006, de nombreux participants ont quitté le marché et y sont entrés, ce qui a donné lieu à un processus de règlement compliqué pour percevoir et rembourser les différences. Enfin, les sommes en cause sont importantes, les pertes étant estimées pour cette période à 1,6 milliard de dollars.

La décision a fait l’objet d’un appel. En vertu de l’article 29 de l’Alberta Utilities Commission Act4, une décision de la Commission peut faire l’objet d’un appel sur une question de droit ou de compétence au moyen d’une permission d’en appeler d’une motion devant un juge unique de la Cour d’appel de l’Alberta. Si la demande d’autorisation d’appel est accueillie, l’appel est alors entendu sur le fond par un comité de trois membres de la Cour d’appel. Le juge O’Ferrall a entendu la requête le 31 mai 2018 et l’a rejetée le 20 décembre 2018 dans une décision d’autorisation inhabituellement longue de 22 pages. Il a confirmé la qualification par la Commission de la règle des pertes en ligne comme étant un régime de désaveu négatif et assujetti à l’établissement de taux rétroactifs admissibles, concluant que la loi sur la fixation de taux rétroactifs non admissibles était claire et que la décision de la Commission reposait sur l’application de la loi aux faits de l’affaire. Il a déclaré que l’autorisation d’interjeter appel ne devrait être accordée que si l’application de la loi aux faits était déraisonnable.

La nature de la tarification rétroactive, les exceptions à l’interdiction de cette pratique et le pouvoir de la Commission d’effectuer un rajustement rétroactif ont fait l’objet de nombreuses discussions. La Cour a conclu qu’ « […] aucun tribunal ou commission des services publics ne pourra jamais définir avec précision les circonstances dans lesquelles la tarification rétroactive est permise. Il n’est pas non plus souhaitable qu’ils le fassent. Et, probablement, il a été jugé encore moins souhaitable d’édicter une interdiction générale » [traduction]5.

Fait peut-être plus intéressant encore, le juge O’Ferrall a fait un certain nombre de commentaires au sujet du critère de l’autorisation d’en appeler d’une requête, de la norme de contrôle et de la retenue cruciale et de l’importance du rôle du tribunal et non de celui de la Cour, pour déterminer l’intérêt public.

Un demandeur d’autorisation d’appel doit établir qu’il existe un point sérieux et défendable avant que l’autorisation ne soit accordée. Les critères permettant de déterminer ce seuil ont été établis dans de nombreuses décisions de la Cour d’appel de l’Alberta :

  • si le point en appel est important pour la pratique;
  • si le point soulevé est important pour l’action elle-même;
  • la question de savoir si l’appel est à première vue fondé ou, au contraire, s’il est futile;
  • si l’appel entravera indûment le déroulement de l’action;
  • la norme de contrôle en appel qui s’appliquerait si l’autorisation était accordée.

Le juge O’Ferrall s’est demandé s’il s’agissait de critères ou simplement de considérations ou de facteurs à prendre en compte, compte tenu de la nature de la décision et des questions juridiques ou juridictionnelles soulevées6. Voici son raisonnement :

Une « question » évoque le doute. Une question de droit ou de compétence serait donc de soulever un doute sur un principe de loi ou une prise de compétence. Une « question » évoque un problème d’une certaine importance pratique nécessitant une solution. Ainsi, à moins qu’une question ou un problème d’importance pratique ne nécessite une réponse, la permission d’interjeter appel ne devrait pas être accordée parce qu’il n’y a aucun fondement à un appel. Sauf s’il existe une question de droit ou de compétence qui n’a pas déjà fait l’objet d’une réponse faisant autorité, aucun appel n’est valable [traduction]7.

La question de savoir si l’appel est fondé à première vue exige une évaluation du degré de retenue crucial qui serait appliqué. La probabilité de retenue augmente à mesure que le bien-fondé de l’appel diminue.

Le juge O’Ferrall a reconnu que la décision de la Commission de réattribuer rétroactivement les crédits et les frais soulevait une question de compétence qui relevait du pouvoir de la Commission d’ordonner les redressements. Toutefois, il a déclaré que l’existence d’une question de compétence ne signifiait pas automatiquement que la décision de la Commission soulevait une question ou un doute quant à sa compétence8.

Il a appuyé avec insistance le principe selon lequel les tribunaux judiciaires devraient faire preuve de retenue à l’égard des tribunaux spécialisés, qui rendent des décisions juridiques dans le cadre de leurs compétences particulières, y compris des décisions juridictionnelles comme l’ajustement rétroactif des taux. Il est allé jusqu’à dire qu’une norme de déférence doit être appliquée même aux « véritables questions de compétence » sur cette demande de permission d’en appeler9.

Par ailleurs, le juge a rejeté l’argument selon lequel seuls les tribunaux sont à l’origine du droit faisant autorité en matière de services publics, soulignant que le droit relatif à l’interdiction d’établir des tarifs rétroactifs a été largement élaboré par la réglementation des services publics et la jurisprudence découlant des travaux des commissions des services publics. Il précise :

Selon les requérants, d’où vient l’interdiction en common law de la tarification rétroactive? Elle est le fruit d’une centaine d’années de réglementation des services publics et de jurisprudence des commissions des services publics dans cette province et ailleurs en Amérique du Nord. Certes, les tribunaux ont contribué à l’élaboration de l’interdiction en invoquant des concepts tels que la présomption contre l’application rétroactive de la législation. Mais il est important de comprendre que les raisons sous-jacentes à l’interdiction ne découlent pas uniquement de la common law, ou même du droit législatif. L’interdiction de la tarification rétroactive découle des principes généraux d’équité, de confiance, de certitude et de caractère définitif, que la common law reconnaît, mais qui sont indépendants de cette dernière. Ce sont des valeurs qui ont gagné de l’importance, non pas à cause de la loi, mais parce qu’elles revêtaient un sens dans une société juste et ordonnée. Les tribunaux n’ont pas de monopole ou d’expertise particulière en ce qui concerne l’application des principes d’équité. Et c’est ce que la Commission a fait en l’espèce : elle a appliqué les principes d’équité à une fonction (c.-à-d. la tarification) à l’égard de laquelle elle possède une expertise particulière [traduction]10.

Le juge O’Ferrall a ajouté que les commissions ne sont pas des tribunaux inférieurs régis ou supervisés par les tribunaux. La Cour a pour fonction d’aider la Commission et les entités qu’elle réglemente lorsqu’elles ont besoin du tribunal pour répondre à des questions. Dans ce contexte, le rôle de la Cour, a-t-il déclaré, est de corriger les erreurs de droit évidentes et de contrôler l’exercice des pouvoirs de la Commission, mais non de réglementer les services publics11.

Le juge O’Ferrall a fait preuve de retenue à l’égard de la décision de la Commission quant à sa compétence d’ajuster rétroactivement la répartition des pertes en ligne parce que la fonction et l’expertise essentielles de la Commission étaient la tarification. Il a cité la décision de la Cour suprême12 à l’appui de ce point de vue et a affirmé qu’une norme de vraisemblance s’applique présomptueusement à l’interprétation que fait la Commission de ses lois internes.

Le juge O’Ferrall a conclu que l’évaluation par la Commission des intérêts en jeu et la question de savoir si le respect de la règle des pertes en ligne produisait un résultat équitable et répondait aux objectifs de la législation pertinente n’étaient pas le genre d’évaluation que la Cour pouvait faire. Il a qualifié l’analyse par la Commission de l’établissement de taux rétroactifs admissibles fondés sur le régime de désaveu négatif en place de « logique certainement défendable », bien que son bien-fondé puisse faire l’objet de débats. Il n’était pas prêt à interjeter appel d’une demande d’autorisation pour conclure qu’il y avait une question sérieuse quant à l’exactitude de la décision de la Commission13.

Il est allé plus loin en justifiant la déférence de la Cour sur une question de compétence en faisant ressortir l’importance primordiale de l’intérêt public dans les décisions de la Commission par rapport aux questions de droit et de compétence. Il a soutenu que la Commission était la mieux placée pour déterminer l’intérêt public et précisé ce qui suit :

Pour décider si l’autorisation d’interjeter appel doit être accordée, il faut d’abord comprendre que la décision contestée de la Commission comporte beaucoup plus que des questions de droit ou de compétence. Le mandat premier et principal de la Commission est de prendre des décisions qui sont dans l’intérêt public. Elle doit faire les choix stratégiques qu’elle juge nécessaires pour atteindre les objectifs de la réglementation des services publics. La Commission comprend beaucoup mieux ces objectifs, mais on peut supposer qu’ils comprendraient des objectifs tels que l’établissement de tarifs justes, raisonnables et légaux pour les services publics, l’équilibre des intérêts des contribuables et des propriétaires des services publics, l’encouragement de l’efficacité dans la prestation des services publics, la promotion d’un marché concurrentiel dans la mesure du possible et le partage approprié des coûts liés aux pertes en ligne dans le transport d’électricité entre producteurs d’énergie conformément à la directive législative quant à la façon dont ces coûts devraient être partagés. Les questions de droit ou de compétence, bien qu’importantes, sont accessoires à la réalisation des objectifs d’intérêt public de la Commission [traduction]14.

CONCLUSION

Bien que la Cour ait été saisie d’une demande de permission d’interjeter appel, décisions qui sont souvent brèves et peu argumentées, cette décision se distingue par son analyse approfondie des principes de tarification rétroactive soulevés par la décision de la Commission, par l’importance primordiale de l’intérêt public dans les décisions des tribunaux et par l’appui ferme qu’elle accorde aux tribunaux spécialisés, en matière juridique et juridictionnelle pour ce qui est du principe de retenue.

  1. 2018 ABCA 437.
  2. SC 2003, c E-5.1.
  3. Alta Reg 86/2007.
  4. SC 2007, c A-37.2, art 29.
  5. Supra note 1 à la p 64.
  6. Ibid aux pp 30-38.
  7. Ibid à la p 32.
  8. Ibid à la p 40.
  9. Ibid à la p 48.
  10. Ibid à la p 45.
  11. Ibid à la p 46.
  12. ATCO Gas and Pipelines Ltd v Alberta (Utilities Commission), 2015 SCC 45.
  13. Supra note 1 à la p 54.
  14. Ibid à la p 52.

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