Rejet de la fusion : Le bon sens de Washington

Il est question de l’État de Washington dans le présent cas. La Washington Utilities and Transportation Commission a rejeté le projet d’acquisition d’Avista (anciennement Washington Water Power) par Hydro One, le service public contrôlé par le gouvernement de l’Ontario, au Canada. L’ordonnance de décembre 2018 de la Commission1 soulignait deux problèmes : (1) les risques pour Avista découlant de l’ingérence politique de la province de l’Ontario, propriétaire (dans une mesure de 47 %) d’Hydro One; et (2) l’inégalité des avantages, les actionnaires d’Avista recevant de 6 à 12 fois ce que ses contribuables auraient touché. La Commission a produit un modèle factuel et logique pour l’analyse des risques liés à la structure de l’entreprise et de l’asymétrie avantages-coûts.

Toutefois, l’ordonnance a un aspect étrange : elle attribue entièrement les risques d’Avista à la propriété gouvernementale de Hydro One (on associe souvent le nom « ingérence » à l’adjectif « politique »). L’interférence est de l’interférence, que le propriétaire de la société de portefeuille de l’entreprise soit contrôlé par une entité gouvernementale ou par une entité à but lucratif. Au cours des 30 dernières années, des dizaines de commissions d’États américains ont permis à des sociétés de portefeuille à but lucratif et à risque de prendre le contrôle des services publics locaux de leur État. Fortes de ces approbations, les commissions ont diminué leur influence sur le service public et ses décideurs, tout en soumettant leurs services publics à des conflits inévitables entre les objectifs pécuniaires de la société de portefeuille et les obligations de service public de la compagnie2. Si ces autres commissions avaient appliqué le raisonnement de la Commission de Washington (sans tenir compte du fait que l’ingérence à but lucratif est en quelque sorte moins nuisible que l’ingérence politique), l’industrie électrique actuelle serait moins concentrée, plus diversifiée, moins risquée, plus sûre pour les clients et les investisseurs prudents et moins exigeante en main-d’œuvre pour les autorités réglementaires.

CONFLIT ENTRE SERVICE PUBLIC ET ENTREPRISE MÈRE

L’actionnaire majoritaire de Hydro One était l’Ontario, de sorte que c’est cette province qui a pris les choses en main (Hydro One a d’autres actionnaires, mais en vertu de sa charte, aucune autre personne ne peut détenir plus de 10 %). En raison de l’approbation des commissions par les États, la plupart des services publics américains ont également un actionnaire majoritaire (une société de portefeuille), de sorte que c’est la société de portefeuille qui décide. L’entreprise de services publics doit obéir aux instructions de son propriétaire. L’instruction centrale : maximiser les bénéfices, puis (1) utiliser ces bénéfices pour financer les dépenses en capital des services publics qui produisent plus de bénéfices; ou (2) distribuer les bénéfices à la société de portefeuille, qui peut ensuite les investir dans ses autres activités ou les verser à ses actionnaires finaux.

Le devoir d’un service public envers ses clients est difficilement compatible avec son devoir envers la société de portefeuille. Le service public doit dépenser au besoin et pas plus que nécessaire, pour servir les clients de façon fiable et rentable. Par ailleurs, la société de portefeuille n’a aucune obligation de service à la clientèle. Elle est donc libre d’utiliser les revenus de l’entreprise pour financer ses autres investissements, plutôt que d’utiliser ses revenus pour assumer ses responsabilités. Cette liberté juridique met le service public en danger car la société de portefeuille américaine type, en tant que propriétaire à 100 % des capitaux propres du service public, est la seule source de capitaux propres de ce dernier.

Bien sûr, la société de portefeuille n’est pas un propriétaire anarchique, saignant ses propriétés pendant que les résidents en souffrent. La société de portefeuille veut que le service public soit sain sachant que l’entreprise de services publics n’occupe qu’une seule place dans le portefeuille de son propriétaire. L’objectif de la société de portefeuille est de maximiser la valeur totale du portefeuille et non la santé d’une partie du portefeuille, ce qui est une obligation envers ses actionnaires finaux. Il y a donc conflit entre l’obligation spécifique de l’entreprise envers ses clients et l’obligation générale de la société de portefeuille envers ses actionnaires finaux. Ce conflit conduit à de multiples problèmes, qui ont été exposés dans l’ordonnance de Washington et que la plupart des autres commissions doivent affronter.

INTERFÉRENCE AVEC L’INDÉPENDANCE DE L’ENTREPRISE DE SERVICES PUBLICS

Hydro One avait promis de ne pas entraver les activités d’Avista mais la Commission a conclu que les acteurs politiques de l’Ontario avaient sapé cette promesse « plus ou moins complètement ». Même lorsque la demande d’Avista était en instance, ces intervenants (1) ont forcé la démission de l’ensemble du conseil d’administration et du chef de la direction d’Hydro One; et (2) se sont engagés à réduire les tarifs d’Hydro One, sans tenir compte des effets sur la sécurité, la fiabilité et les finances. Résultats : des pertes importantes de valeur pour les actionnaires des deux sociétés, le déclassement des cotes de crédit d’Hydro One et le déclassement par les analystes financiers. Autre résultat : l’incertitude persistante quant à savoir si le nouveau conseil d’administration et le chef de la direction d’Hydro One, « dont l’identité demeure inconnue », partagerait les valeurs de la Commission de Washington ou s’il entrerait plutôt en conflit avec Avista, tout comme les politiciens de l’Ontario se sont ingérés dans le travail d’Hydro One.

La Commission de Washington a condamné les actions de l’Ontario en les qualifiant d’« ingérence politique ». Mais le contrôle de l’Ontario sur Hydro One est le même que celui que chaque société de portefeuille exerce sur ses services publics. Le contrôle de la société de portefeuille couvre toutes les décisions des services publics qui influent sur les bénéfices de la société de portefeuille : le type et le moment des investissements dans l’infrastructure des services publics, l’ampleur et le moment des demandes d’augmentation des tarifs, la tolérance ou l’intolérance face aux défis de la concurrence au monopole du service public, l’acceptation ou la résistance aux technologies qui aident les clients à choisir et l’utilisation ou l’utilisation abusive du droit exclusif du fournisseur au profit des autres sociétés de portefeuille. Un service public autonome prend ses propres décisions et n’a de comptes à rendre qu’à ses organismes de réglementation. En cas contraire, un service public acquis par une société de portefeuille prend les décisions exigées par cette dernière. Politique ou apolitique, l’ingérence est une ingérence. En permettant aux sociétés de portefeuille d’acheter leurs services publics locaux, les organismes de réglementation introduisent un conflit continu et inévitable.

Le problème ne disparaît pas avec les administrateurs « indépendants ». Ils ne sont indépendants que de la direction de l’entreprise de services publics et non de son actionnaire unique, la société de portefeuille. En effet, les administrateurs sont indépendants de la direction afin d’assurer leur seule allégeance à cet actionnaire unique. Ainsi, si l’administrateur indépendant constate un conflit entre l’intérêt de la société de portefeuille et celui des clients des services publics, l’intérêt de la société de portefeuille l’emporte. C’est ainsi que fonctionne l’obligation fiduciaire. Les administrateurs indépendants ne règlent pas le problème; ils l’enracinent.

DES INVESTISSEMENTS FUTURS INCONNUS

Contrairement à une société de portefeuille détenue par l’État, une société d’investissement promet à ses actionnaires une certaine « croissance ». La croissance provient de l’augmentation des profits des clients existants et de la prise de risques pour conquérir de nouveaux marchés et gagner de nouveaux clients. Les organismes de réglementation qui permettent à une société de portefeuille d’acquérir leur service public exposent les clients à ces risques. Ces régulateurs franchissent une certaine limite car la plupart des commissions n’ont aucun pouvoir légal sur les acquisitions futures de la société de portefeuille. Ainsi, la transaction la plus simple, comme les dirigeants d’un service public qui placent une société de portefeuille au-dessus du service public, peut transformer un service public de premier rang en filiale d’un conglomérat car cette simple société de portefeuille peut faire des acquisitions illimitées en dehors de la juridiction de la commission d’État. Et ces acquisitions comportent des risques, comme ceux qu’Exelon a énumérés dans son rapport 10-K de 2013 à la Securities and Exchange Commission, soit : « la distraction de la direction des opérations courantes, le rendement inadéquat du capital et des problèmes non identifiés qui n’ont pas été découverts dans la diligence exercée avant le lancement d’une initiative ou l’entrée sur un marché ».

Ce nouveau type de société de portefeuille attire un nouveau type d’investisseurs. Historiquement parlant, les services publics avaient des investisseurs prudents, veuves et orphelins, c’est-à-dire des personnes qui achètent et conservent patiemment, recherchant des dividendes stables et une croissance modeste de la valeur. Près d’une centaine d’acquisitions de sociétés de portefeuille, toutes approuvées par des commissions d’État, ont réduit ce secteur, laissant peu d’options aux investisseurs peu enclins à prendre des risques. Les investisseurs des sociétés de portefeuille recherchent des occasions à plus haut risque et à rendement plus élevé, de sorte qu’ils perçoivent le service public non pas comme un investissement conservateur mais comme une source de soutien financier et une protection contre ces occasions à risque élevé. Moins patients, moins enclins à accepter des rendements modestes, ces nouveaux investisseurs peuvent exercer des pressions sur les dirigeants de la société de portefeuille pour qu’ils visent une croissance accrue et prennent plus de risques, ce qui, comme le précise Exelon, « détourne la direction des opérations courantes ».

LES ÉCARTS DES MESURES DE SÉPARATION OU DE CANTONNEMENT

Cette déclaration de la Commission mérite une attention particulière : « Bien que la disposition [proposée par les requérants et les intervenants] contenait de nombreuses caractéristiques des mesures de cantonnement modernes… nous ne devons pas rater la forêt pour ne voir que les arbres. Nous devons considérer Hydro One comme un nouveau propriétaire potentiel pour Avista à la lumière de tout ce que nous savons aujourd’hui ». Voilà le point. Pourquoi chercher à protéger le service public de son nouveau propriétaire alors que ce qui compte, c’est la nature de ce dernier?

Je fais référence à ce que les acquéreurs appellent le « cantonnement », terme juridique dense qui vise à réduire l’exposition d’un service public aux risques commerciaux de la société de portefeuille. Ces mesures visent à empêcher la société de portefeuille (1) d’exploiter le service public pour obtenir des fonds; (2) d’imposer des frais aux contribuables pour les coûts causés par les autres activités de la société de portefeuille; (3) d’obliger le service public à soutenir financièrement ces autres activités; et (4) de faire participer le service public à la procédure de faillite de la société de portefeuille elle-même. Les objectifs du cantonnement ont du sens.

Mais le cantonnement ne vise qu’à réduire la probabilité de préjudice; il laisse en place les sources du préjudice : la nature de la société de portefeuille, son appétit d’acquisition, ses incitatifs et ses possibilités de contrôler les décisions de l’entreprise de services publics. Le cantonnement n’est pas le bon terme, parce que certains secteurs peuvent ne pas être bien cloisonnés. Si les autres pressions commerciales de la société de portefeuille l’empêchent de fournir suffisamment de fonds à la société de services publics ou détournent la direction de la société de ses responsabilités en matière de services publics, le cantonnement n’offre aucune aide. Ce problème s’applique à tout service public appartenant à une société de portefeuille, qu’il soit contrôlé par l’État ou par une société à but lucratif.

UNE PORTE DE SORTIE INCERTAINE

Si la société de portefeuille se comporte mal et qu’il n’y a pas cantonnement ou séparation, l’organisme de réglementation peut-il démêler l’acquisition? La Commission de Washington a qualifié d’« impossible » ce débrouillage et un commissaire l’a assimilé au fait de tirer ou non une sonnette d’alarme.

Impossible, non; incertain, oui. Désembrouiller signifie désaffilier l’entreprise de services publics de sa société de portefeuille. Techniquement parlant, la désaffiliation ne peut se produire que si la société de portefeuille vend ses titres de société de services publics mais la Commission n’a aucune autorité sur la société de portefeuille, de sorte qu’elle ne peut pas ordonner directement à la société de portefeuille de vendre ces titres. Elle doit réserver ce pouvoir de désaffiliation comme condition d’approbation de l’acquisition de la société de portefeuille initiale. Pourtant, des dizaines de commissions ont approuvé près de 100 acquisitions de sociétés de portefeuille sans créer cette bretelle de sortie.

Par ailleurs, une commission pourrait, lorsqu’elle découvre un comportement répréhensible de la part d’une société de portefeuille, déclarer qu’elle révoquera la franchise du service public à moins que la société de portefeuille ne vende le service public. Étant donné qu’un service public sans franchise aurait peu de valeur pour la société de portefeuille, une société de portefeuille rationnelle acceptera de se désaffilier. Si la commission indique clairement que le nouvel acquéreur doit être le plus performant plutôt que le plus offrant, nous obtenons un résultat d’intérêt public. Encore une fois, aucune commission n’a jamais pris cette mesure et un problème d’ordre pratique demeure : qu’arrive-t-il si, au moment de la désaffiliation, il semble n’y avoir aucun acquéreur approprié, car aucun ne répond aux critères d’excellence de la commission? La désaffiliation permet à une commission d’éviter de tirer la sonnette d’alarme mais les incertitudes exigent une certaine prudence réglementaire avant de sonner la cloche. Pour appuyer l’idée : si un avion n’a pas de train d’atterrissage, la tour de contrôle devrait le garder sur la piste.

L’ASYMÉTRIE DES AVANTAGES

La Commission a critiqué l’asymétrie des avantages entre clients (74 millions de dollars) et actionnaires (de 450 à 900 millions de dollars). La plupart des fusions souffrent d’une asymétrie similaire. L’acquisition d’Hawaiian Electric par NextEra (rejetée par la Hawaii Commission) et l’acquisition de Pepco et de ses sociétés affiliées par Exelon (approuvée par les Commissions de Washington et du Maryland) avaient des ratios actionnaires/clients de 10:1 et 12:1, respectivement (en utilisant les chiffres des requérants, j’ai offert les deux calculs à titre de témoin expert dans ces affaires). La vente du contrôle d’une franchise accordée par le gouvernement est lucrative pour les actionnaires de l’entreprise acquise et non pour ses clients. La Commission de Washington a reconnu qu’il s’agissait d’un marché bidon; la plupart des commissions ne le font pas.

LES SOCIÉTÉS GOUVERNEMENTALES OU À BUT LUCRATIF SONT DES SOCIÉTÉS DE PORTEFEUILLE

Après avoir décrit les aspects négatifs d’une société de portefeuille contrôlée par le gouvernement, la Commission de Washington a identifié les aspects positifs d’une société de portefeuille à but lucratif. Les décisions des « entrepreneurs privés seraient fondamentalement, sinon exclusivement, dictées par des considérations commerciales quant à ce qui serait dans le meilleur intérêt de l’entreprise qu’ils souhaitent acquérir […] ». Cet essai a fait valoir le contraire. La société de portefeuille s’efforce de maximiser la valeur de son portefeuille. L’entreprise de services publics ne représente qu’une partie de cette valeur. Les priorités de la société de portefeuille entrent en conflit avec les obligations de l’entreprise de services publics. Si une commission veut que l’entreprise de service public soit contrôlée par des personnes « guidées […] exclusivement […] par […] l’intérêt supérieur de l’entreprise de service public », alors la commission devrait laisser l’entreprise de service public et non approuver des acquisitions qui subordonnent l’entreprise aux priorités des sociétés de portefeuille. Si la commission autorise ces acquisitions, au lieu de permettre au service public de choisir les acquéreurs en fonction du prix le plus élevé (ce qui est chose courante), elle devrait exiger que le service public choisisse l’acquéreur qui offre le meilleur rendement. C’est ainsi et seulement ainsi que les intérêts privés et publics s’harmoniseront.

UNE OMISSION DE LA COMMISSION

La Commission a blâmé l’Ontario et a regardé Hydro One avec scepticisme mais qu’en est-il d’Avista? Hydro One n’aurait pas pu accepter d’acquérir Avista si elle n’avait pas accepté d’être acquise par Hydro One. L’ordonnance de la Commission omet donc la question centrale : pourquoi Avista a-t-elle même envisagé et encore moins signé un contrat d’acquisition avec une entité aussi inadaptée? Quelle politique de la Commission a encouragé ce service public à vendre le contrôle de sa franchise accordée par le gouvernement au plus offrant plutôt qu’au plus performant? Pour une prime de 24 %, qui ne serait pas disposé à vendre? Il est à souhaiter que la Commission de Washington, après avoir rendu une excellente ordonnance bloquant l’action imprudente d’Avista, clarifiera maintenant sa politique de fusion pour corriger le malentendu d’Avista. Une franchise de services publics est un privilège et une responsabilité. Ce privilège appartient à ceux qui offrent le meilleur rendement et non à ceux qui recherchent le gain le plus élevé.

* Scott Hempling offre ses conseils et témoigne devant des organismes de réglementation aux États-Unis et ailleurs dans le monde. Il est l’auteur de deux livres : Regulating Public Utility Performance: The Law of Market Structure, Pricing and Jurisdiction (American Bar Association, 2013) et Preside or Lead? The Attributes and Actions of Effective Regulators (2e ed, 2013). Professeur auxiliaire au Georgetown University Law Center, M. Hempling est titulaire d’un baccalauréat avec distinction de l’Université Yale en économie et en sciences politiques, ainsi qu’en musique, et d’un doctorat magna cum laude en jurisprudence du Georgetown University Law Center.

  1. Hydro One Limited v Avista Corporation, (3 décembre 2018), U-170970, en ligne : WUTC <https://www.utc.wa.gov/_layouts/15/CasesPublicWebsite/CaseItem.aspx?item=document&id=00164&year=2017&docketNumber=170970&resultSource=&page=1&query=170970&refiners=&isModal=false&omItem=false&doItem=false%5d>.
  2. Cette problématique est exposée en détails, dans le contexte de la FERC, dans mon récent article intitulé « Inconsistent with the Public Interest: FERC’s Three Decades of Deference to Electricity Consolidation », Energy Law Journal (automne 2018).

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