La joie de rédiger des décisions

Introduction : la joie

Selon la décision charnière de la Cour suprême du Canada rendue dans l’affaire Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick2, la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, jumelées à des résultats pouvant se justifier au regard des faits et du droit, sont les valeurs caractéristiques de décisions judicieuses de tribunaux réglementaires. Il s’ensuit que, lorsque les membres de tribunaux rédigent leurs décisions, ils doivent s’assurer que leurs motifs justifient la conclusion à laquelle ils en sont arrivés et divulguer un raisonnement transparent et intelligible qui appuie et explique la conclusion.

Dans la première édition de la Publication trimestrielle sur la règlementation de l’énergie, le professeur David Mullan a donné aux membres des tribunaux le sage conseil suivant :

Si possible, rendez votre décision à la lumière d’un examen méticuleux des faits, de la complexité de votre propre régime statutaire et du droit élaboré par votre propre jurisprudence ou les précédents jurisprudentiels de l’organisme. Les tribunaux respecteront habituellement votre expertise et appliqueront une norme de contrôle rigoureuse si votre décision est bien justifiée3.

Comment un membre du tribunal peut-il appliquer ce conseil dans la pratique quotidienne? Le présent article vise à fournir aux membres de tribunaux une orientation pratique quant à la rédaction de décisions, la partie de mon travail judiciaire que j’aime le plus. Pour moi, c’est un plaisir de rédiger des décisions et, au moyen du présent article, je tiens à partager avec vous mon enthousiasme à l’égard de ce processus. Bien entendu, comme on le disait auparavant dans l’introduction de l’émission Wide World of Sports de la chaîne ABC, le plaisir que procure la rédaction de motifs peut parfois être suivi de l’agonie qui découle de l’annulation de la décision par une cour de révision. Telle est la vie des tribunaux et des cours de première ligne qui rendent les décisions initiales. On peut néanmoins dire que plus un tribunal s’efforce de répondre aux objectifs liés à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, moins la décision risque d’être annulée à la suite de son examen.

L’auditoire de la décision

Les motifs visent à dire aux parties ce que le tribunal a fait et pourquoi il l’a fait. Ils doivent garantir aux parties que pour en arriver à sa décision, le tribunal a compris leurs positions et en a tenu compte. Comme l’a indiqué la Cour divisionnaire de l’Ontario dans une affaire, « des motifs sont nécessaires, pas seulement des conclusions » [traduction]4.

Un de mes anciens collègues, le juge Dennis Lane, a donné aux membres de tribunaux, le conseil suivant pour déterminer l’auditoire de leurs motifs :

Il y a de nombreux auditoires pour vos motifs et les nôtres : les tribunaux, les parties, le public, la presse, les juristes universitaires, ainsi de suite. Le premier auditoire auquel pensent bon nombre de décideurs est la Cour d’appel ou le tribunal [de contrôle judiciaire]. Mais laissez-moi vous dire ceci : c’est une erreur que de rédiger des motifs à l’intention d’un tribunal de révision. En agissant de la sorte, on ne rédige pas pour le lecteur le plus important, soit la partie qui est sur le point d’apprendre qu’elle a perdu sa cause. Si vous pouvez lui expliquer clairement pourquoi elle a perdu, vous n’aurez pas à craindre qu’un tribunal de révision ne comprenne pas votre décision et pourquoi vous en êtes arrivé à cette décision. Rédigez en termes généraux pour le non-spécialiste instruit; c’est habituellement la description des parties, il s’agit donc du même conseil que dans le cas de la partie qui a perdu sa cause5. [Traduction]]

Préparation pour rédiger vos motifs : avant et pendant l’audience

La préparation pour rédiger une décision commence avant la tenue de l’audience. Le membre du tribunal doit préalablement maîtriser le dossier écrit, ce qui lui permettra de comprendre les questions en litige et, lors de l’audience, de poser des questions pour préciser les points en litige et les éléments de preuve sur lesquels les motifs doivent s’appuyer.

Bien que la plupart des tribunaux aient accès à des transcriptions en temps réel des délibérations de la journée, le membre d’un tribunal doit prendre des notes chaque jour de l’audience. Un membre doit prendre en note :

  1. son opinion quant à la crédibilité et à la fiabilité des éléments de preuve fournis par chaque témoin;
  2. la vraisemblance des divers arguments avancés devant le tribunal et l’évolution de son opinion quant à ses arguments au fur et à mesure;
  3. les questions qu’ils souhaitent aborder avec les témoins subséquents au cours de l’audience.

À la fin de chaque journée, le membre doit prendre le temps de préparer un résumé de sa pensée à l’égard des questions en fonction de la preuve entendue cette journée-là et à la lumière de toute la preuve entendue jusqu’à ce moment. La dernière partie de ses notes quotidiennes devrait contenir un genre de journal sur l’évolution de ses pensées quant aux questions en jeu dans cette affaire et les résultats possibles pour chacune de ces questions. À la fin d’une journée d’audience typique, je consacre environ 90 minutes à la révision de mes notes, les décomposant en questions distinctes à des fins de référence ultérieure rapide et en inscrivant des commentaires quant à la crédibilité et ce que je pense des questions.

Commencer à rédiger la décision

Il va de soi que chaque jour, le membre doit s’assurer de comprendre la preuve donnée et les arguments entendus, et donc de se préparer pour la preuve qui sera présentée le jour suivant. Toutefois, à un certain moment, il doit commencer à esquisser un aperçu de la décision qui identifie les questions sur lesquelles il faut trancher et ses pensées préliminaires à l’égard de chaque question.

Idéalement, le processus relatif à l’aperçu devrait commencer avant que le tribunal ne commence à entendre la preuve. La preuve déposée au préalable permet d’identifier les questions en litige, en plus de la position générale des parties sur chacune de ses questions. L’acte introductif d’instance, comme un avis de requête, précisera le redressement demandé, permettant au tribunal de savoir, avant l’audience orale, la décision qu’on lui demandera de rendre à la fin de l’audience.

Un aperçu préliminaire de la structure des motifs préalablement à l’audience sert plusieurs fonctions :

  1. il indique au tribunal les questions qui sont réellement en litige, le redressement demandé et la position initiale des parties sur chacune de ces questions;
  2. il peut servir de carte routière pour comprendre la preuve produite lors de l’audience, particulièrement si elle est présentée de manière éparse;
  3. il permet au tribunal d’être conscient des changements au niveau de la position des parties et du redressement demandé au fur et à mesure de l’audience;
  4. en identifiant les questions en litige, il aide le tribunal à évaluer les objections soulevées à l’égard de la preuve en fonction de leur manque de pertinence aux questions en jeu lors de l’audience;
  5. il donne un aperçu de l’affaire dans son ensemble, ce qui est utile pour réfléchir aux décisions que le tribunal sera appelé à prendre.

Le moyen le plus utile d’éclairer le processus décisionnel du tribunal au fur et à mesure de l’audience consiste à comprendre et à organiser les questions avant que l’audience ne commence.

Certains tribunaux ont accès à du personnel pour les aider lors de l’audience. Il est toujours tentant de miser sur ce dernier pour examiner la preuve déposée au préalable et aider à dresser un aperçu des motifs. Pourtant, les membres des tribunaux doivent être conscients de deux questions. Premièrement, le droit exige que seules les personnes qui entendent les représentations des parties puissent prendre part au processus décisionnel. Par conséquent, il revient au tribunal, et non au personnel, d’en arriver à une résolution quant à la preuve contestée. Deuxièmement, en pratique, plus un tribunal cède au personnel le travail organisationnel et lié à l’examen, moins les membres du tribunal ont l’occasion d’examiner et de connaître la preuve, la position des parties et la dynamique de l’évolution de la preuve au cours de l’audience. Un processus décisionnel de grande qualité découle de membres qui connaissent personnellement très bien la preuve et les arguments. Plus un tribunal délègue l’examen de la preuve et des arguments, plus il risque d’abaisser la qualité de sa décision finale. Bien qu’il puisse être très tentant de déléguer le travail lorsque la preuve déposée est imposante, au bout du compte ce sont les membres du tribunal qui sont payés pour prendre la décision éclairée et raisonnable, et non le personnel. Rien ne saurait remplacer la vaste participation des membres du tribunal à l’examen et à l’organisation de la preuve et des arguments.

Les facteurs clés lors de la rédaction de décisions

Si la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel sont les objectifs finaux de toute décision, comment s’y prendre pour y parvenir? On y parvient en utilisant pour les motifs la clarté, la proximité, le contexte et le « courage du choix », ainsi qu’en répondant à la question clé « Pourquoi? »

Clarté : Les motifs doivent clairement indiquer les questions sur lesquelles trancher et mentionner le raisonnement du tribunal pour arriver à la décision sur chaque question. Posez-vous la question suivante : La personne ayant une éducation moyenne sera-t-elle en mesure de comprendre la décision?

Proximité : Évitez de réciter tous les faits et ensuite de procéder à une analyse question par question. Placez le traitement des faits ayant une pertinence pour une question à proximité de votre application du droit ou de la politique concernant cette question et la décision prise à son égard.

Contexte : Placez les questions dans leur contexte global. Par exemple, s’agit-il d’une question « unique » fondée sur les faits ou soulève-t-elle des considérations qui vont au-delà des intérêts immédiats des parties et donnent lieu à de plus vastes considérations politiques?

Courage du choix : Ne tranchez que sur ce qui nécessite une décision et, dans le cadre de cette dernière, ne tenez compte que des faits pertinents. Au cours des dernières années, la Cour suprême du Canada a fourni une orientation sur cette question :

Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit-il, qui a mené à sa conclusion finale […] En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables. [Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Newfoundland and Labrador (Conseil du Trésor)]6

Notre Cour a insisté sur le fait qu’un tribunal administratif n’a pas l’obligation d’examiner et de commenter dans ses motifs chaque argument soulevé par les parties. La question que doit trancher le tribunal judiciaire siégeant en révision demeure celle de savoir si la décision attaquée, considérée dans son ensemble, à la lumière du dossier, est raisonnable […] [Construction Labour Relations c. Driver Iron Inc.]7

Pourquoi? Indiquez clairement les motifs de votre décision. L’explication des raisons pour lesquelles vous en êtes arrivé à cette décision est l’aspect le plus important pour comprendre ce qui vous a mené à cette décision. Ne choisissez pas d’obscurcir les questions difficiles ou d’éviter de les traiter de front. Les tribunaux de révision ont la mystérieuse capacité de flairer les tentatives des tribunaux de ne pas aborder directement les principales questions. De tels efforts d’évitement donnent généralement lieu à un manque de retenue réduit.

De plus, un tribunal devrait toujours être conscient du pouvoir du langage qu’il utilise dans ses motifs. Soyez modéré dans le langage que vous utilisez.

Quelques observations finales

Permettez-moi de conclure en vous offrant cinq conseils pratiques supplémentaires sur le processus de rédaction des décisions.

Premièrement, à un moment donné au cours du processus de rédaction des décisions, le membre du tribunal tombe inévitablement en panne d’écriture. La meilleure façon de ne pas se trouver dans cette situation consiste à établir et à respecter, pour vos motifs, une structure logique et organisée. Souvent, la décision s’écrit d’elle-même si, dès le début, vous prenez le temps de créer une bonne structure – prenez simplement le temps de travailler méthodiquement et patiemment sur chaque question, puis de trancher. Si vous doutez de votre décision préliminaire à l’égard d’une question en particulier, poursuivez la rédaction de vos motifs, puis revenez plus tard sur cette dernière. Souvent, il est plus facile de revoir une décision relative à une question particulière une fois que vous avez pris une décision préliminaire pour chacune des questions.

Deuxièmement, la plupart du temps ce sont les faits de l’affaire qui orientent le résultat. Par conséquent, tirez vos conclusions de fait avant d’appliquer le droit aux faits. Bien entendu, comme c’est le cas avec toute règle générale, il y a toujours une exception. Si une affaire soulève une nouvelle question de droit ou de politique, prenez le temps de comprendre le droit ou la politique avant d’examiner la preuve. Il est plus facile de tirer des conclusions de fait lorsque vous comprenez le contexte juridique ou politique dans lequel ces conclusions doivent être tirées et ce, parce que le principe juridique ou la politique éclaire le processus d’évaluation de la pertinence de la preuve.

Troisièmement, bien que l’établissement de la position des parties sur chacune des questions soit souvent une bonne façon de structurer l’analyse juridique d’une question, il ne faut pas oublier que ce sont les principes juridiques en vigueur, et non la position des parties, qui, en définitive, doivent éclairer votre processus décisionnel.

Quatrièmement, après avoir rédigé la première version complète d’un jugement, examinez-le et passez-le en revue à plusieurs reprises pour vous assurer qu’il aborde toutes les questions et qu’il fournit pour chacune d’entre elles une analyse cohérente et logique qui repose sur les faits et la preuve. Souvent, à cette étape du processus de rédaction des décisions, il faut revenir en arrière pour examiner les observations écrites des parties et vérifier des faits pertinents, ce qui donne lieu à plusieurs ébauches des motifs. Dans le cadre de ce processus, je trouve utile de lire plusieurs fois à voix haute les motifs préliminaires. En plus de relever les erreurs typographiques, la lecture à voix haute d’une décision vous permet d’écouter votre propre processus de réflexion. Si vos motifs semblent en partie porter à confusion, il y a fort à parier qu’ils sont effectivement difficiles à comprendre. Revenez en arrière et réécrivez-les jusqu’à ce qu’ils soient clairs et paraissent convaincants.

Enfin, pour toutes les affaires, sauf les plus urgentes, utilisez la « règle du lendemain ». Après avoir rédigé une version du jugement, mettez-la de côté et passez-la en revue le lendemain matin. Souvent, une pause de 24 heures fournit au décideur le temps de préciser son processus de réflexion et d’améliorer le langage utilisé dans sa décision.

  1. Juge David M. Brown, cour supérieure de justice de l’Ontario. Une version antérieure de ces remarques a été donnée en juillet 2014 à l’Université Queen’s dans le cadre du cours de CAMPUT en réglementation énergétique.
  2. Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para ٤٧.
  3. David J Mullan, « Droit administratif et réglementation en matière d’énergie – éviter les pièges – les dix règles – perspective sur dix ans », (2013) 1 Publication trimestrielle sur la règlementation de l’énergie 13 à la p 15.
  4. Clifford v Ontario (Attorney General) (2008), 90 OR (3d) 742 (Div Ct).
  5. Juge Dennis Lane, How to get Judicially Reviewed in an Infinite Number of Easy Lessons: A Report from the Trenches, The Canadian Institute, 11 juin 2007.
  6. Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Newfoundland and Labrador (Conseil du Trésor,) [2011] 3 RCS 708 aux para16-17.
  7. Construction Labour Relations v Driver Iron Inc., [2012] 3 RCS 405 au para 3.

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