Introduction
De récentes décisions judiciaires portant sur la recevabilité et l’admissibilité des témoignages d’expert reflètent les nouveaux défis auxquels les avocats et les organismes de réglementation du domaine de l’énergie sont confrontés tel que démontré dans la décision du Alberta Utilities Commission, une première au Canada1.
Une grande partie du travail réalisée par les tribunaux en matière de l’énergie, et qui leur est présenté, requiert l’intervention d’experts. Les témoignages d’expert peuvent influer sur l’évaluation d’un large éventail de questions liées à la réglementation de l’énergie, y compris les aspects comptables et financiers, les monopoles et les économies de marché, les impacts environnementaux des produits et des infrastructures énergétiques, et une foule d’autres questions scientifiques et technologiques touchant l’industrie de l’énergie. Ces témoignages peuvent être essentiels dans le règlement de différends entre les intervenants et dans l’élaboration de politiques énergétiques futur. Au mieux, ils ont le potentiel d’être convaincants, voire décisifs, sur de nombreuses questions. Il peut également y avoir une mesure d’expertise dans la présentation d’un grand nombre de faits d’intérêt privé soulevés dans les instances relatives à l’énergie, y compris des « opinions » implicites ou explicites de témoins techniques, qu’il s’agisse ou non de témoins reconnus comme « experts ». La préparation, la présentation et l’évaluation de témoignages d’expert sont donc des sujets importants, tant pour les juristes que pour les membres des tribunaux.
Cet examen des récentes décisions fournit une base à la compréhension de loi, ainsi qu’un aperçu des principes et des objectifs sousjacents de ce type de preuves qui sont pertinentes pour les avocats et les organismes de réglementation en matière d’énergie.
Comme point de départ, il est utile d’examiner la loi relative aux témoignages d’expert, car elle a été largement élaborée dans le contexte du règlement des différends par nos tribunaux. De récentes décisions de tribunaux continuent de refléter la tension fondamentale entre, d’une part, la valeur et l’importance des témoignages d’expert dans un monde de plus en plus complexe et, d’autre part, la prudence face aux risques de faire mauvais usage et d’accorder une confiance excessive à ce type de témoignages. Cette tension témoigne en partie d’une caractéristique institutionnelle de nos tribunaux qui revêtent intentionnellement un caractère non spécialisé. Cependant, elle reflète également des préoccupations plus larges, par exemple, le recours à des experts à titre de « mercenaires » professionnels, où l’avocat usera de preuves afin d’appuyer une position contradictoire plutôt que d’avoir le résultat précis ou optimal et le risque que les arbitres renoncent à leur rôle au profit des experts pour des questions hautement spécialisées. Ces préoccupations peuvent s’appliquer avec autant de force aux tribunaux et aux instances règlementaires. Cet examen précise donc comment les avocats et les membres des tribunaux peuvent tirer avantage de l’application des règles et des pratiques juridiques élaborées dans notre système judiciaire, tout en évitant les pièges relevés dans les décisions de tribunaux.
Nous étudions également dans le présent article la façon dont les témoignages d’expert peuvent contribuer au rôle décisionnel des tribunaux « experts », comme les organismes de réglementation en matière l’énergie. On y examine certaines préoccupations particulières susceptibles de survenir lorsque les membres de tels tribunaux appliquent leur propre expertise afin de façonner les preuves dans des instances qu’ils président. Les objectifs des règles de la preuve s’alignent étroitement sur les objectifs d’équité envers les parties et de la prise de décision optimale dans l’intérêt public qui soustendent les procédures administratives. Ces objectifs sont mieux servis lorsque les principes et les risques sous-tendant le droit de la preuve d’expert sont compris et appliqués. Ils devraient éclairer les décisions des avocats au sujet de la preuve d’expert à appeler – et les procédures à suivre lors de l’appel d’une telle preuve pendant une audience – ainsi que l’évaluation des preuves par les décideurs. À tous ces égards, la jurisprudence récente présente des leçons utiles et importantes pour les avocats et les organismes de réglementation en matière d’énergie.
L’admissibilité limitée des témoignages d’opinion : Fait contre opinion
La règle générale en droit canadien veut que les témoins ne peuvent donner un témoignage d’opinion, mais soient plutôt limités à un témoigner sur les faits qu’ils ont eu personnellement connaissance2.
Bien que la ligne entre les faits et l’opinion ne soit pas toujours claire, en général les « opinions » représentent une inférence ou une conclusion tirée par le témoin à partir de faits sousjacents. Cette distinction met en évidence deux raisons précises de la règle générale interdisant le témoignage d’opinion :
- d’abord, il relève habituellement du tribunal, et non des témoins, de tirer des inférences ou des conclusions à partir de faits;
- deuxièmement, il est important d’éviter des enquêtes collatérales dans une multitude de facteurs touchant le fondement de l’opinion du témoin et sa validité.
La première raison est fondée sur l’intégrité du processus de prise de décisions par les tribunaux et est particulièrement importante lorsque l’inférence ou la conclusion à tirer comprend une composante juridique, p. ex. déterminer si une personne a agis de façon ou non négligente. La deuxième souligne le manque de fiabilité liée à ce genre de preuve, de manière générale. Dans la plupart des cas, il est inutile et non pertinent, voire même distrayant, d’entendre les opinions des témoins sur les questions en litige.
Cependant, la règle générale par rapport au témoignage d’opinion est soumise à des exceptions. L’une de ces exceptions est le cas de témoins ordinaires n’ayant recours à aucune connaissance particulière. Cette exception s’applique dans les cas où la distinction entre les faits et l’opinion est pratiquement impossible à établir : par exemple, un témoignage visant à savoir si quelqu’un est en état d’ébriété ou la vitesse à laquelle une voiture roulait. L’autre exception importante concerne le témoignage d’expert. Dans ce contexte, un « expert » est quelqu’un qui possède des connaissances ou une expertise particulières et qui peut fournir au juge une « conclusion toute faite » fondée sur des faits qu’il a observés ou qu’on lui a demandé de présumer et que le tribunal luimême serait incapable de tirer sans aide3.
Ces principes de base soulignent la raison pour laquelle les témoignages d’expert, bien que communs, revêtent un caractère exceptionnel, et devraient être adéquatement soumis à des exigences particulières et évaluées avec prudence.
Certains des facteurs les plus cruciaux dans la présentation et l’évaluation du témoignage d’expert reviennent tout au long de l’examen cidessus. On peut toutefois les résumer comme suit :
- Pertinence : Les opinions offertes sontelles pertinentes à la question soulevée devant le tribunal?
- Qualifications : Le témoin a-t-il une connaissance particulière, fondée sur des qualifications ou de l’expérience, pour baser adéquatement le fondement aux opinions avancées ?
- Nécessité : Les opinions sontelles nécessaires au processus de prise de décision du tribunal ou usurpent-elles le rôle ou les fonctions du tribunal?
- Fondement : Le témoignage permet-il de différencier de manière appropriée les opinions et les faits sousjacents sur lesquels les preuves sont fondées et les faits nécessaires sontils établis afin d’appuyer les opinions avancées?
Conditions d’admissibilité du témoignage d’expert
Les trois premiers facteurs ont été établis par la Cour suprême du Canada dans l’affaire R c Mohan4 comme conditions préalables qui doivent dorénavant être remplies avant que le témoignage d’expert ne soit admis devant les tribunaux. Au total, cinq conditions de ce genre ont été suggérées. Elles sont examinées ci-dessous, ainsi que les procédures utilisées par de nombreux tribunaux afin de veiller à ce que les conditions d’admissibilité soient remplies dès le début d’un procès.
(a) Pertinence et exigence d’un rapport d’expert
L’exigence liée à la pertinence est fondamental et nécessaire pour tout élément de preuve afin d’être admissible, mais son application dans les cas de témoignages d’expert comporte plusieurs dimensions. Premièrement, l’opinion avancée doit découler de faits qui sont pertinents au litige, ou s’y rapporter : une opinion fondée sur des faits autres que ceux en instance n’est pas pertinente ou utile au tribunal. Mais cela ne signifie pas que l’expert soit limité aux faits divulgués ou mis en cause par les parties : il est assez fréquent que des enquêtes ou des tests soient entrepris par un témoin expert, ou à sa demande, pour la divulgation de faits supplémentaires. Ces faits sont également assujettis au critère de pertinence. Enfin, l’opinion en soi doit être pertinente à la question sur laquelle doit trancher le tribunal : par exemple la valeur des biens en cause ou la négligence d’une partie.
Même cette analyse relativement simple illustre la façon dont un témoignage d’expert tend à compliquer un différend, s’ajoutant aux faits qui doivent faire l’objet d’une décision, ainsi qu’aux éléments de preuve à prendre en compte sur certaines questions. Afin de résoudre ce problème, la plupart des cours et tribunaux ont des règles de pratique exigeant la préparation d’un rapport d’expert énonçant (entre autres) les faits pris en compte par l’expert et les opinions qu’il soumet au juge des faits. Habituellement, ces règles exigent que les parties s’échangent des rapports avant l’audience et limitent le témoignage des experts lors de l’audience aux questions exposées5. Ces exigences ont notamment pour fonctions de permettre aux parties de soulever des objections quant à la pertinence du témoignage proposé avant qu’il ne soit appelé.
Le critère de la pertinence a également un volet juridique, lequel s’applique directement aux avocats des parties. Une composante essentielle du rôle de l’avocat est de conseiller son client sur les questions qui nécessitent un témoignage d’expert et la sélection des experts requis pour les résoudre, ainsi que d’instruire les experts de manière appropriée. Il est pratique courante chez les avocats, dans le cadre de leurs discussions avec les experts, de rédiger une lettre qui énonce les faits fournis ou supposés et les points pour lesquels on demande une opinion. Rappelons à nouveau que l’un des objectifs principaux est de veiller à ce que le rapport d’expert respecte le critère de pertinence en répondant aux questions définies par l’avocat pendant l’instance.
(b) Qualifications et « présentation » de l’expert
Les règles et les pratiques du tribunal traitent également de l’exigence de faire appel à un expert qualifié.
La sélection d’un expert approprié doit être fondée sur ses qualifications à fournir les opinions demandées, mais l’avocat tient également compte de ses autres qualités en tant que témoin. L’examen de la lettre provisoire faite avec l’expert désigné permet de veiller à ce que les questions définies par l’avocat font pleinement partie de ses compétences. Dans certains cas, cela peut entraîner la nécessité de subdiviser les questions entre différents experts et de demander deux ou plusieurs rapports qui répondent ensemble aux besoins de l’affaire.
Les règles de pratique exigeant des rapports d’expert obligent généralement ces derniers à inclure une confirmation des qualifications du témoin à fournir l’opinion demandée. Les qualifications peuvent comprendre la formation officielle, les attestations, la recherche, les publications ou toute autre expérience. Les rapports ont généralement en annexe un curriculum vitae à jour et peuvent comprendre d’autres documents traitant des qualifications du témoin à répondre aux questions précises soulevées dans une affaire donnée.
De plus, la plupart des tribunaux ont adopté un processus de sélection désigné sous le nom de « présentation » de l’expert, que l’avocat doit entreprendre au début du témoignage de l’expert. Ce processus comprend généralement la présentation des qualifications pertinentes du témoin et la demande au tribunal de reconnaître le témoin comme un expert dans un domaine défini portant sur les questions abordées dans son rapport. L’avocat de la partie adverse a alors l’occasion de contre-interroger l’expert au sujet de ses qualifications dans le domaine défini, suivi d’une possibilité de ré-examination. Le tribunal peut ensuite exiger une argumentation, s’il y a encore contestation lié au témoin donnant le témoignage. Finalement, le tribunal se prononce sur la capacité du témoin à témoigner en fonction de ses qualifications et, dans l’affirmatif, dans le domaine spécifique.
Dans de nombreux cas, ce processus peut être abrégé en tout ou en partie par l’avocat de la partie adverse s’il concède la question des qualifications. L’avocat peut néanmoins choisir de contre-interroger le témoin au sujet de ses qualifications dès le début, soit comme question soupesant l’admissibilité ou tout simplement pour limiter la portée du domaine d’expertise du témoin. Dans certains cas, la portée relative de l’expertise des témoins et les domaines dans lesquels ils sont reconnus par le tribunal comme étant qualifiés pour donner des opinions d’expert peut être le cœur du litige, car l’avocat cherche à exploiter tous les domaines où son expert est qualifié et le témoin de la partie adverse ne l’est pas.
Certains tribunaux abrègent systématiquement l’ensemble de ce processus de présentation ou s’en dispensent. S’il ne sert à aucune finalité au niveau de la qualité du témoignage d’expert, cette dispense peut s’avérer appropriée. Le cas échéant, un avocat expérimenté conviendra généralement de l’élimination de ce processus. Cette situation est commune, par exemple, lorsque le témoin a déjà témoigné et a été reconnu comme ayant l’expertise pertinente par le décideur. Cependant, dans d’autres cas, il peut servir de « gardien », ainsi assurer l’équité entre toutes les parties. Il peut donc s’avérer très justifié de suivre cette voie, en particulier lorsque le témoignage d’expert est contesté et que l’aboutissement de l’affaire dépend de la façon dont la preuve est évaluée.
(c) Nécessité et opinions quant à la « question même » présentée devant le tribunal
Il est commun de dire que l’expert ne doit pas usurper la fonction du juge des faits en donnant des preuves sur la « question même » que doit régler le juge. Cependant, dans la pratique, cela peut être une ligne très difficile à tracer. Voici deux exemples courants illustrant le problème :
- Un comptable à qui on a demandé de donner des preuves sur certains biens dont la valeur est en cause peut témoigner sur l’exactitude des données financières relatives aux biens (conclusions d’experts), les calculs qu’il a réalisé à partir de ces données et leurs résultats (conclusions d’experts), l’impartialité de la présentation des renseignements dans les états financiers relatifs aux biens (opinion d’expert) – et il peut offrir une opinion quant à la valeur des biens, ce qui peut parfois constituer la question ultime à régler par le tribunal.
- Un médecin peut être appelé à témoigner au sujet de symptômes observés chez un patient ou des résultats de tests réalisés (résultats), des facteurs qui ont probablement contribué à l’état du patient (conclusions) et de son diagnostic (opinion) – et il peut offrir une opinion quant à la norme actuelle de soins reconnue dans sa profession pour le traitement de la maladie, ou la causalité de l’état de santé, se rapportant à nouveau à la question ultime devant être réglée.
L’exigence liée à la « nécessité » dans les décisions judiciaires sur l’admissibilité du témoignage d’expert est l’un des moyens permettant de tracer cette ligne au cas par cas : la question est de savoir si le juge des faits (juge ou jury) pourrait ou non tirer la conclusion exigée sans l’aide d’expert. Si la réponse est « non », parce que des connaissances ou un jugement particuliers sont nécessaires pour tirer une conclusion de manière fiable, le témoignage d’expert est admissible. Dans ce cas, l’intégrité du processus décisionnel peut encore être protégée par différents moyens, par exemple :
- le tribunal a normalement le choix entre au minimum deux opinions contradictoires;
- le tribunal doit toujours évaluer les opinions avancées selon le fondement sur lequel s’appuient les faits, la littérature ou la recherche d’experts, le bon sens ou la logique, voire même en s’appuyant sur la crédibilité des témoins;
- dans de nombreux domaines, les experts donnent intentionnellement des opinions respectant le pouvoir décisionnel ultime du tribunal; par exemple une opinion d’évaluation est souvent fondée sur une gamme de valeurs « raisonnables » plutôt que sur un seul résultat.
Ces facteurs et d’autres – y compris le fait que les comptables conseillent régulièrement les acheteurs ou les vendeurs et que les médecins traitent régulièrement des patients dans le monde réel – aident également à assurer la fiabilité de la décision finale rendue par le tribunal en s’appuyant sur ce type de témoignage.
Une autre dimension de l’analyse vise à déterminer si cette ligne est transgressée lorsque la conclusion à laquelle le témoignage se rapporte vise une composante juridique : par exemple une conclusion de négligence. Le témoignage d’expert sur les normes de soins actuellement pratiqués dans une profession donnée peut être approprié. Des témoignages qui montrent que ces normes de soins existantes ne sont pas associées à certains traitements, ni n’atténuent certains risques, peuvent aussi être appropriés. Cependant, donner une opinion sur ce que la norme devrait être, dans un sens normatif, traverse habituellement cette ligne et empiète sur les fonctions du tribunal.
À l’autre extrémité, les témoignages d’opinion ne sont pas nécessaires si la Cour est en mesure de tirer une conclusion par ellemême, sans aide, auquel cas le témoignage ne devrait pas être autorisé.
(d) D’autres règles d’exclusion continuent de s’appliquer
Dans l’arrêt Mohan, la Cour a ajouté une quatrième condition : que le témoignage proposé n’aille pas à l’encontre de toute autre règle d’exclusion de la preuve, séparée et distincte de la règle de l’opinion6. En d’autres mots, même si le témoignage est fait par un expert qualifié, qu’il est pertinent et qu’il répond au critère de nécessité, il n’est pas admissible si d’autres règles d’exclusion s’appliquent.
L’objectif de cet article n’est pas d’examiner ces questions en détail, puisque les textes portant sur les preuves disponibles englobent généralement un examen approfondi. Cependant, les deux avocats et le tribunal doivent veiller à ce que les autres règles d’exclusion applicables ne soient pas négligées lors de l’élaboration et de la présentation du témoignage d’expert, y compris les problèmes particuliers qui peuvent survenir avec la règle du ouïdire7.
(e) Impartialité, indépendance et partialité
Très récemment, dans White Burgess Langille Inman c Abbott and Haliburton Co8, la Cour suprême a suggéré une cinquième condition quant à l’admissibilité du témoignage d’expert, en affirmant que :
« … à un certain point, le témoignage d’expert devrait être déclarée inadmissible en raison du manque d’impartialité et/ou de l’indépendance de l’expert. » [Traduction]
Cet énoncé se fonde sur une jurisprudence volumineuse définissant « l’obligation de l’expert » de livrer un témoignage indépendant, impartial et non biaisé au tribunal, qui a d’abord été élaboré par la common law. Selon un examen jurisprudentiel, l’arrêt provenant du Royaume-Uni souvent citée, National Justice Compania Riviera v Prudential9 a établi un certain nombre de principes qui constituent les éléments de cette obligation de l’expert. Ils peuvent être résumés comme suit :
- le témoignage doit être le produit indépendant de l’expert, sans qu’il soit influencé par les exigences de la procédure;
- le témoignage doit être objectif, impartial et inhérent au domaine d’expertise du témoin;
- l’expert devrait énoncer les faits ou les hypothèses sur lesquels se fonde la preuve et non omettre d’examiner les faits pertinents;
- toutes les qualifications sur l’opinion doivent être expressément mentionnées;
- tous les documents invoqués doivent être présentés aux parties;
- l’expert ne devrait jamais assumer le rôle d’un avocat.
Cette obligation d’être impartial et indépendant a été codifiée dans les règles utilisées par plusieurs tribunaux. Récemment, en Ontario, la définition de cette obligation a été considérablement renforcée à la suite d’un examen récent de la justice civile10 et d’une enquête publique subséquente11 qui a déterminé un regain d’inquiétudes sur l’utilisation potentiellement abusive et la dépendance excessive du témoignage d’expert. La Règle 4.1.01(1) énonce maintenant l’obligation de chaque expert engagé par une partie ou au nom d’une partie de rendre un témoignage d’opinion qui est a) « équitable, objectif et impartial » et b) « ne porte que sur des questions qui relèvent de son domaine de compétence ». De plus, l’expert doit « fournir l’aide supplémentaire dont le tribunal peut raisonnablement avoir besoin pour trancher une question en litige ». L’alinéa (2) prévoit que cette obligation « l’emporte sur toute obligation de l’expert envers la partie qui l’a engagé ». En outre, l’expert doit signer et attester, dans son rapport d’expert, qu’il ou elle comprend son obligation12. La Commission de l’énergie de l’Ontario a maintenant adopté des principes similaires à la Règle 13A dans ses propres Règles de pratique et de procédure.
Cependant, malgré cette évolution et le jugement de la Cour suprême du Canada dans l’affaire White Burgess, il reste à déterminer s’il sera possible (comme pour les quatre autres conditions) de faire appliquer ce principe de manière préventive, avant que le témoignage ne soit entendu13. La Cour a, jusqu’ici, fourni peu d’indications sur quel « point précis » doit être atteint avant que les facteurs d’indépendance, d’impartialité et de partialité devraient aboutir à une conclusion d’inadmissibilité, plutôt que de se fonder sur le poids de la preuve. Quant à ce test, la Cour a cité une autre de ses décisions récentes, soit Mouvement laïque québécois c Saguenay (Ville)14, où cette détermination dépendrait fortement des faits : « si le manque d’indépendance de l’expert le rend de fait incapable de fournir une opinion impartiale dans les circonstances propres à l’instance ». Bien que la Cour ait ensuite cité un certain nombre d’affaires où le témoignage a été jugé inadmissible parce que l’expert était l’une des parties au litige, ou l’avocat d’une partie, ou avait un certain intérêt dans le litige ou, dans un cas, la lettre était simplement inapproprié, l’arrêt White Burgess ne précise pas si ces décisions étaient catégoriques ou portaient sur des faits particuliers. En l’absence de conseils supplémentaires, il est difficile de déterminer si le test proposé est respecté, sans avoir d’abord entendu le témoignage.
Cette jurisprudence suggère que si l’on peut démontrer que l’une de ces cinq conditions n’est pas remplie au moyen du témoignage d’expert proposé, une objection préliminaire peut être faite afin d’éviter que le témoignage soit entendu par un tribunal. Il est intéressant de noter que les objections fondées sur l’absence de différenciation entre les faits et les opinions, ou sur le caractère suffisant des faits à l’appui d’une opinion, ne sont pas actuellement désignées comme des conditions préalables à l’admissibilité. Cependant, en pratique, de nombreuses questions liées à la pertinence, à la nécessité et à la partialité peuvent devenir manifestes seulement lorsque les éléments de preuve de fond sont présentées, et une objection préventive n’est pas toujours possible. À ce stade, la question de savoir si ces objections sont prises en compte lors de la décision sur l’admissibilité de la preuve, ou sur le poids accordé aux opinions, et si elles doivent être acceptée au terme de l’audience, peut parfaitement dépendre des faits particuliers de l’affaire.
La récente décision de la AUC dans l’arrêt TransAlta est une importante reconnaissance de l’applicabilité du principe par le régulateur d›énergie. La Commission accepte et applique le cadre émis par White Burgess en tenant compte des défis de la recevabilité des preuves d’experts appelé par les deux parties. Bien qu’aucunes parties n’a soulevé l’irrecevabilité dans leurs mémoires sur la pré- qualification des experts, et n’a pas questionné les témoins pendant les témoignages liés aux tests subséquemment adoptés par White Burgess, la Commission a été en mesure d’appliquer l’analyse de la Cour a posteriori et d’en conclure que tous les experts qui ont témoigné atteignaient le seuil de recevabilité.15
Experts en litige versus tiers experts et spécialistes participants
Dans le cadre d’une autre décision très récente, la Cour d’appel de l’Ontario a jugé que ces exigences, particulièrement l’obligation de l’expert de respecter l’indépendance, l’impartialité et la partialité et l’exigence de signer une reconnaissance de cette obligation, s’appliquent uniquement à des « experts en litige » qui sont retenus et appelés par les parties précisément pour donner des opinions sur les questions soulevées dans le litige. Dans l’arrêt Westerhof c Gee Estate16, dans le contexte d’une preuve médicale se rapportant à un litige sur des blessures personnelles, la Cour d’appel distingue utilement deux autres types d’experts qui ne sont pas soumis à ces exigences.
Selon cette analyse, les « spécialistes participants » sont ceux qui formulent des opinions d’expert ou tirent des conclusions d’expert en fonction de leur participation dans les événements sousjacents : p. ex. un médecin traitant qui rend des services médicaux d’urgence à un hôpital. Il n’y a jamais eu de doute que de tels témoins peuvent témoigner au sujet de leurs propres mesures et observations, y compris les éléments de preuve sur les jugements d’expert (opinions) qu’ils ont appliqué : par exemple les traitements qu’ils ont prodigués. De même, les « tiers experts » sont identifiés comme des experts retenus par quelqu’un d’autre que les parties au litige afin de formuler une opinion en s’appuyant sur des faits sousjacents, comme un médecin donnant son opinion à des fins d’assurance ne se rapportant aucunement au litige.
Ce qui est important eu égard au raisonnement dans l’arrêt Westerhof est qu’il ne repose aucunement sur une distinction simpliste entre la preuve de faits et le témoignage d’opinion, comme c’était le cas dans la jurisprudence précédente17. Au contraire, on accepte expressément que la preuve sera un témoignage d’expert et que ce dernier sera rendu sans se conformer aux règles applicables aux experts en litige18. De plus, la justification de l’admissibilité de ce témoignage est fondée sur la présence d’autres facteurs offrant l’assurance de la fiabilité de ces témoins experts (en particulier parce qu’ils formulent et consignent généralement leurs constatations, opinions et conclusions dans un contexte professionnel avant le litige en cause, ou de façon distincte), ainsi que le caractère artificiel ou peu pratique de forcer la conformité au système d’experts en litige19. Il s’agit d’un élément important, car il peut éviter la nécessité de limiter le témoignage en s’appuyant sur des distinctions indéfendables entre la preuve de faits et les opinions. Inévitablement, lors du contre-interrogatoire, si ce n’est directement, l’avocat souhaitera sans doute confronter ces « experts » avec les opinions ou l’analyse des experts en litige, afin de renforcer ou de contester les jugements faits au moment où ils ont forgé leur opinion. Il n’existe aucun principe de base pour restreindre ce type d’échange d’experts.
L’approche adoptée dans le cas Westerhof devrait être bien accueillie par les avocats et les organismes de réglementation dans le domaine de l’énergie, pour qui le concept de participation et d’experts indépendants devrait être très familier. Par exemple, les lois dans le domaine de l’énergie permettent parfois aux organismes de réglementation participants de recevoir des rapports d’autres organismes experts, comme un exploitant de réseau d’électricité, sans préciser la nature de la preuve ou l’état de ces rapports20. Conformément à l’analyse Westerhof, de tels rapports peuvent dorénavant être reconnus comme une forme de rapport d’expert indépendant. Lorsque certains aspects d’une question sont traités dans un tel rapport devant l’organisme de réglementation, les rapports de l’expert en litige y répondant peuvent être déposés. Des procédures peuvent être invoquées afin d’exiger la présence d’un représentant expert de l’organisme pour effectuer un contre-interrogatoire concernant son rapport. Au bout du compte, le tribunal aurait l’avantage de consulter des données probantes exhaustives afin de trancher la question dans l’intérêt public. De même, les parties réglementées commandent souvent des rapports de consultation lors de l’établissement d’une installation, d’un système ou d’une politique, bien avant que des questions ne soient soulevées à ce sujet dans une instance devant un organisme de réglementation. Lorsque de telles questions sont soulevées, ces rapports de consultation sont généralement déposés. Ils peuvent dorénavant être présentés, contestés et évalués pour ce qu’ils sont : une forme de rapport de spécialiste participant.
La prochaine question qui se posera inévitablement est celle de savoir si le personnel d’expert comptable, financier ou technique d’une partie réglementée – qui témoigne invariablement dans les instances en matière d’énergie – peut maintenant être reconnu comme des spécialistes participants. Le fait est que les documents financiers et autres qu’ils élaborent et les déclarations de témoins que préparent les avocats à leur intention reflètent régulièrement un témoignage d’opinion d’expert aussi bien implicite qu’explicite. Devraient-ils être privés de ce statut et leurs témoignages doivent-ils être limités tout simplement parce qu’ils ne sont pas indépendants d’une des parties au litige? De manière pratique, il peut être préférable de reconnaître, contester et soupeser leur preuve pour ce qu’elle est réellement. Si une question dans un litige se transforme de fait en bataille de preuves d’expert, la partie réglementée ne pourra probablement pas compter sur ses experts internes, mais devra plutôt retenir des experts en litige afin de faire valoir ses arguments.
Cette question a été soulevée avant que l’AUC ne statue sa décision dans TransAlta. Dans cette affaire, un des témoins experts du Market Surveillance Administrator été un de ses propres employés, qui avait agi à titre d’investigateur principal, et a préparé la lettre des allégations encadrant la poursuite devant la Commission. TransAlta a fait valoir que ces circonstances ont donné au témoin d’un «intérêt manifeste dans le résultat de cette procédure», et devrait entraîner l’irrecevabilité de son témoignage. En rejetant cet argument, la Commission s’étant appuyé en partie sur ce que la Cour Suprême a dit dans White Burgess où elle convient que dans la plupart des cas « une simple relation de travail avec une partie ne sera pas suffisante »
pour disqualifier le témoin. La Commission n’a pas pris compte que la Cour Suprême s’est également prononcé, avec une approbation de longue date à l’effet que « il y a une tendance naturelle à faire quelque chose d’utile pour ceux qui vous emploient et vous rémunèrent de manière adéquate ». 21
La Commission a cependant accepté que dans ces circonstances « l’expert et la partie ne forment qu’un » et que normalement cela pourrait être une source de préoccupation considérable menant à peu ou pas de crédibilité de la preuve en question. En concluant qu’on ne devrait pas suivre le cas de TransAlta, la Commission a reconnu un nombre de facteurs d’atténuations importantes, notamment:
- Les hypothèses et les calculs effectués par l’expert étaient transparentes;
- La Commission contestait le témoignage de l›expert de TransAlta, son propre témoin-expert, et ne dépendent pas de l’expert contesté seul;
- La Commission a également invoqué sa propre expertise, qui « lui permet de porter un jugement éclairé » à propos de la preuve contestée ;
- Le témoin était «très qualifié» en raison de « son expérience et de la connaissance du marché de l’électricité en Alberta ; et
- La Commission a accepté l’argument à la fois de la MSA qui avait un mandat légal en tant qu’organe d’experts, et qui ne devait pas être indûment empêchée de se développer et d’employer sa propre expertise, et le témoignage du témoin qui comprenait la portée de ce mandat.22
La Commission a également continué à se référer à d›autres « témoins d’entreprises» dont le témoignage fourni un élément de preuve technique et d’avis spécialisé, et a réaffirmé son processus en 3 étapes pour peser ces composants «experts» de leur témoignage, en considérant:
- La nature de leur témoignage spécialisé et technique;
- Si le témoin a démontré la compétence nécessaire, les connaissances et l’expérience de rendre une opinion; et
- Dans quelle mesure la preuve a été influencée par la position du témoin en tant qu’employé.23
Conformément à White Burgess, TransAlta confirme l’analyse en pratique, il peut être préférable de simplement reconnaître, de défier et de peser les preuves des témoins des entreprises spécialisées ou techniques pour ce qu’il en est et qui constitue la preuve d’expert. Néanmoins, quand le cœur du problème au moment des procédures s’avère être une bataille entre témoin expert, la partie réglementée ne pourra pas seulement compter sur ses experts internes, mais sera avisé de retenir des experts de contentieux pour faire valoir ses arguments.
Le rôle de l’avocat dans la rédaction des rapports d’expert
Une autre décision récente de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Moore c Getahun24 revisite le débat de longue date sur le rôle de l’avocat dans la préparation et l’examen des rapports d’expert et semble régler ce débat de façon convaincante. La juge du procès, à la suite d’une série de décisions antérieures, a exprimé sa vive préoccupation au sujet de la participation de l’avocat dans le processus de rédaction de rapports d’expert et a exigé la divulgation de toutes les ébauches. Sa décision a provoqué un nouveau débat entre les avocats, en particulier au sein de The Advocates Society, qui a préparé le document intitulé « Principles Governing Communications with Testifying Experts » (principes régissant les communications avec les experts témoins) et est intervenu dans l’appel. La Cour d’appel, en adopté les « Principes » de The Advocates Society, a donné de longues justifications autorisant l’appel. La Cour a refusé d’ingérer dans la « pratique bien établie de réunir les avocats et les témoins experts afin d’examiner les rapports provisoires », car « les témoins experts ont besoin de l’aide des avocats dans l’élaboration de leurs rapports de manière compréhensible et réceptive » [Traduction]. Elle a également estimé que la production des rapports provisoires n’est pas nécessaire et ne devrait pas être commandée « en l’absence d’un fondement factuel à l’appui d’un soupçon raisonnable que l’avocat a indûment influencé l’expert » [Traduction]25.
Cette décision fournit une réaffirmation ferme de la légitimité de la participation de l’avocat en s’appuyant sur l’importance de veiller à ce que le témoignage d’expert est pertinent pour les questions en litige et qu’il aide le tribunal.
Répercussions pour la réglementation de l’énergie
De quelle façon les avocats du secteur de l’énergie et les membres du tribunal devraient-ils alors réagir devant cette évolution dans la jurisprudence provenant de nos tribunaux?
Sur le plan du renforcement des règles relatives à l’admissibilité du témoignage d’expert, l’une des réponses pourrait être de les ignorer et de maintenir la procédure habituelle. Plusieurs organismes de réglementation en matière d’énergie peuvent compter sur des dispositions comme l’art. 15(1) de la Loi sur l’exercice des compétences légales de l’Ontario26, qui les obligent à soumettre en preuve tout témoignage pertinent, « qu’il soit pertinent ou non devant un tribunal ». La différence fondamentale entre les organismes de réglementation experts et les tribunaux non experts ce qui a trait au témoignage d’expert qu’ils entendent peut être invoquée pour justifier les dérogations dans l’approche représentée par ces décisions.
En effet, l’AUC dans TransAlta fait un cas fort où sa propre expertise atténue le risque d’avoir un témoignage d’expert inapproprié au point où il est « plus un facteur important »27. Néanmoins, la Commission applique soigneusement l’analyse de la Cour Suprême pour atteindre son évaluation des problèmes particuliers liés à la preuve d’expert. Cette approche est à saluer, pour un certain nombre de raisons.
Premièrement, tel qu’indiqué auparavant, les principaux principes et principales préoccupations qui soustendent ces décisions – la complexité de l’instance, le recours à des experts en tant que « mercenaires » professionnels, la possibilité de façonner le témoignage d’expert afin d’appuyer des positions contradictoires, le risque d’usurper le rôle des arbitres – peuvent tous s’appliquer avec autant de force dans un contexte réglementaire. La décision d’exclure ou non le témoignage en fonction du seuil de motifs d’admissibilité ou de soumettre la preuve sans l’accepter ou y donner suite n’est pas aussi importante au bout du compte que l’analyse raisonnée de la preuve et le fondement d’une conclusion de non fiabilité. Toutes ces décisions contribuent à cette analyse et à notre compréhension de ce qui rend le témoignage d’expert fiable ou convaincant.
Deuxièmement, l’application des règles de la preuve s’aligne étroitement avec les objectifs sous-tendant toutes les procédures administratives. Les règles de la preuve sont généralement fondées sur deux facteurs : l’équité et la découverte de la vérité par l’établissement exact des faits. De nombreux organismes de réglementation reconnaîtraient les mêmes principes comme étant fondamentaux à leur objectif de prise de décision optimale dans l’intérêt public. Les principes en jeu dans ces décisions concernent l’équité du processus et l’exactitude des résultats liés à l’admission du témoignage d’expert.
Plus important encore, les tribunaux spécialisés comme ceux du domaine de l’énergie sont simplement plus tributaires du témoignage d’expert afin de fonctionner efficacement. Il est nécessaire pour eux de recevoir et d’évaluer le témoignage d’expert plus régulièrement et à plusieurs fins qu’il ne l’est pour le tribunal, ce qui est normal et systématique. Ces tribunaux doivent être prêts à traiter de tels témoignages plus efficacement, et parfois être plus flexibles, que la Cour, mais ce n’est pas une raison de les traiter de manière moins minutieuse et intentionnelle.
Quelques exemples illustreront les opportunités et les risques spéciaux auxquels sont confrontés les organismes de réglementation dans le recours au témoignage d’expert.
L’une des importantes opportunités concerne l’élaboration et la présentation proactives du témoignage d’expert par les organismes de réglementation dans le cadre d’instances sur l’élaboration de politiques. Par exemple, la Commission de l’énergie de l’Ontario a parfois retenu les services de son propre expert afin de mener un processus de consultation des intervenants en vue de l’élaboration d’une nouvelle politique.
Cette technique a été utilisée lors d’audiences afin d’élaborer de nouvelles options de programmes de gestion de la demande pour les services publics de gaz naturel et semble avoir été particulièrement efficace en raison de l’absence d’intérêts fortement contradictoires entre les intervenants. Bien qu’un examen judiciaire du processus ait été demandé, en vain, par un intervenant, les motifs d’examen ne remettent pas en cause le processus de présentation de la preuve emprunté dans l’élaboration de la nouvelle politique, mais plutôt les options de politiques importantes qui en ont découlé de même que le statut juridique et l’utilisation de la politique dans les décisions subséquentes de la Commission28. Cependant, dans une autre affaire, la même Commission a adopté un processus semblable de consultation informelle et a eu recours au témoignage d’expert pour une question beaucoup plus litigieuse au sujet du taux de rendement de l’investissement. Bien que certains intervenants individuels aient rendu un témoignage contradictoire pour contester l’expert de la Commission, il en a résulté d’une décision et d’une ordonnance respectant de façon significative les recommandations de l’expert de la Commission. Quoiqu’ouvert à une contestation ultérieure en particulier pour les audiences sur les tarifs, ce résultat a laissé de nombreux intervenants mécontents lors de la comparution préalable à la décision et ils ont promis de soulever la question à la prochaine occasion29. Ces exemples mettent en évidence la valeur de cette approche d’élaboration de politiques, mais aussi l’importance des facteurs d’équité dans l’utilisation et l’évaluation par les organismes de réglementation de leurs propres experts.
Une autre possibilité, nonobstant des risques inhérents, est la participation à l’examen des experts de certains membres du tribunal possédant la même expertise. Cette pratique, lorsqu’elle est adéquatement réalisée, tire avantage de l’expertise du tribunal et peut servir pour s’attaquer de manière efficace au cœur des questions préoccupant le tribunal, tout en donnant des avis aux experts, aux avocats et aux parties concernées pour les questions à aborder. Cependant, les risques sont assez évidents. Ils comprennent la possibilité d’injustice si de grandes préoccupations ne sont soulevées que vers la fin de l’audience, une fois que la preuve a été essentiellement soumise. Dans certains cas extrêmes peuvent laisser une apparence de partialité. Ces risques peuvent être accrus si les membres du tribunal se livrent à des pratiques douteuses (heureusement moins fréquentes aujourd’hui que dans le passé) au même moment, comme faire leurs propres recherches préalables aux rapports ou de témoignages de l’expert à examiner, ou amener les experts à dépasser leurs propres rapports et témoignage en vue d’explorer d’autres questions reflétant les propres intérêts du membre.
Cependant, les tribunaux peuvent utiliser de nombreuses techniques afin de réduire au minimum les risques de contrôle judiciaire. La première est, tout simplement, de soulever les questions d’intérêt dès que les rapports d’expert sont soumis et déposés de sorte que les avocats et les experts puissent être prêts à y répondre avant le début de l’audience. Deuxièmement, si le personnel des tribunaux a un statut lors de l’audience, alors le contre-interrogatoire des experts (particulièrement sur les questions liées à l’examen des documents préparés à l’avance) peut leur est laissé de manière appropriée, tout comme la préparation des rapports d’expert y répondant, le cas échéant, afin de répondre aux questions présentant un intérêt suffisant pour le tribunal. Toutefois, il est tout aussi important pour les tribunaux d’être prêts à adopter et à utiliser la gamme complète de procédures préalables à l’audience en ce qui a trait à la diffusion et à la résolution des questions, y compris celles élaborées par les tribunaux dans le but de traiter précisément les témoignages d’expert.
Quant à ses solutions procédurales, certains tribunaux ont élaboré leurs propres approches qui s’appuient sur celles des tribunaux. Par exemple, la Règle 13A.04(a) des Règles de pratique et de procédures de la Commission de l’énergie de l’Ontario permet à la Commission de demander à au moins deux des experts en litige de la partie adverse « de discuter, avant l’audience, afin de délimiter les questions en litige, de circonscrire les points sur lesquels leurs opinions concordent ou divergent, et de préparer une déclaration écrite conjointe qui sera admise en preuve lors de l’audience ». La Règle 13A.04(b) permet également à la Commission de demander à ces experts de comparaître ensemble et de répondre aux questions au même comité de témoins. Ce type d’innovation est conçu dans le but non seulement d’accroître l’efficacité et réduire la complexité des instances, mais également d’améliorer la qualité et la fiabilité de la preuve entendue et la possibilité pour les membres des tribunaux d’évaluer les positions concurrentes.
Ces procédures et d’autres, y compris la participation du personnel du tribunal dans la préparation d’une affaire en vue d’une audience, peuvent toutes contribuer à éviter qu’un tribunal ne soit confronté à l’absence de témoignage d’expert nécessaire pour une question qui lui a été présentée30. Peu importe l’étendue d’un point de vue sur l’importance de l’expertise du tribunal ou de la portée de sa capacité à prendre une connaissance administrative des faits, l’expertise individuelle des membres du tribunal n’est pas un substitut aux véritables témoignages d’experts appropriés et mis à l’épreuve en contreinterrogatoire. Bien que l’expertise du tribunal puisse certainement aider les membres à comprendre et à évaluer le témoignage d’expert, on ne peut s’appuyer sur cette seule expertise pour prendre une décision juste et précise dans l’intérêt public.
Conclusions
La préparation, la présentation et l’évaluation appropriées du témoignage d’expert sont essentielles pour assurer la réglementation efficace de l’énergie. Que nous agissions en tant qu’avocats présentant et en contre-interrogeant les témoins sur des questions nécessitant une expertise particulière ou en tant que membres du tribunal évaluant leurs témoignages, les questions en cause sont complexes, sérieuses et se présentent sous une forme ou une autre quasi-quotidiennement. Ces questions sont plus fréquentes et importantes en raison de la complexité technologique et financière croissante de notre monde, particulièrement dans le domaine de la réglementation de l’énergie. De récentes décisions judiciaires dans ce domaine sont utiles pour les avocats et organismes de réglementation en matière d’énergie de plus d’une façon. Elles nous rappellent le caractère exceptionnel de ce type de témoignages et les raisons pour lesquelles la prudence s’impose en les recevant et en les invoquant. Elles révèlent les principes et les procédures élaborés par les tribunaux au fil du temps afin de régir leur admissibilité et de garantir leur fiabilité, qui sont généralement toujours pertinents et applicables dans la réglementation actuelle sur l’énergie. Elles offrent un fondement sur lequel les organismes de réglementation en matière d’énergie puissent miser, en s’adaptant et contribuant à l’expérience des tribunaux de façon à ce qu’ils puissent mieux servir les intérêts des intervenants et du public concernés. Cela ne veut pas dire que les décisions devraient être appliquées servilement, soit par les organismes de réglementation ou sur la foi d’examen judiciaire. Il s’agit plutôt de principes sousjacents qui doivent éclairer la préparation et l’enquête de l’avocat pour ce type de témoignage, ainsi que l’évaluation réalisée par les tribunaux de l’énergie afin de renforcer la présentation des positions concurrentes et la qualité de la prise de décision finale dans ce domaine.
* Phillip Tunley est un associé chez Stockwoods et sa pratique est vaste allant du droit commercial aux litiges de droit public. Son expertise dans le domaine public repose sur quatre ans comme avocat au Ministère du Procureur Général de l’Ontario. En agissant comme avocat auprès du Procureur Général, Phil s’est spécialisé dans les litiges constitutionnels et les poursuites dans le domaine réglementaire. Finalement, Phil s’est avéré être le principal avocat à toutes les instances fédérales et ontariennes, en plus de plaider devant la Cour Suprême et une variété de tribunaux administratifs.
- Re Market Surveillance Administrator Allegations Against TransAlta Corporation et al, numéro de décision 3110-D01-2015, AUC (27 juillet 2015) [TransAlta]
- Pour un bon examen de cette règle et des principes qui la soustendent, consulter SOPINKA et autres, « The Law of Evidence in Canada », 4e édition (« Sopinka »), chapitre 12 Introduction. Il existe d’autres excellentes doctrines sur la preuve, qui présentent souventdes points de vue et des analyses légèrement différents. Il est utile de consulter plus d’un ouvrage chaque fois qu’une question importante est soulevée.
- Ibid à la p 769.
- R c Mohan [1994] 2 RCS 9 114 DLR (4th) [Mohan] aux para 20-25.
- Consulter, par exemple, le règlement 53.03(1) de la Loi sur les règles de procédure civile de l’Ontario, RRO. 1990, Règlement 194 tel qu’il a été modifié; règlement 52.2(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98106 tel qu’il a été modifié, a le même sens, mais exige un affidavit; et consulter l’article 657.3(1) du Code criminel, LRC 1985, c C46, tel qu’il a été modifié.
- Mohan, supra note 4 aux para 25 et 37-39. Dans ce cas, la Cour a maintenu l’exclusion du témoignage d’un psychiatre à l’égard de la disposition de commettre le crime reproché que la défense a tenté d’assigner.
- Voir « Sopinka », supra note 2 aux pp 12.169-12.215.
- White Burgess Langille inman c Abbott and Haliburton [2015] CSC 23383 DLR (4th) 429 [White Burgess].
- National Justice Compania Naviera SA c Prudentential Assurance Co [1993] FSR 563 Loyd’s rep 68.
- Le Rapport sur le projet de réforme du système de justice civile dirigé par Coulter Osborne, en 2007, a établi des recommandations entraînant ces modifications apportées aux Règles de procédure civile en Ontario. Voir l’Honorable Coulter A Osborne, Civil Justice Reform Project : Summary of Findings and Recommendations au chapitre 9, en ligne : <http://www.attorneygeneral.jus.gov.on.ca/english/about/pubs/cjrp/cjrp-report_en.pdf>.
- Le rapport de 2008 rédigé par le commissaire Stephen Goudge dans l’Enquête sur la médecine légale pédiatrique en Ontario découle de préoccupations liées aux preuves données par le pathologiste Charles Smith.
- Règles de Procédure Civile, RRO 1990, Reg 194, règlement 4.1 et formulaire 53.
- White Burgess, supra note 8 au para 49.
- Mouvement laïque québécois c Saguenay (Ville) 2015 CSC 16 au para 106.
- TransAlta, supra note 1 aux para 85,100, 105-106.
- Westerhof c Gee Estate 2015 ONCA 206, aux para 6-8 et 65-86.
- Ibid particulièrement aux para 66-70.
- Ibid au para 14.
- Ibid aux para 82-83 et 85-86.
- Consulter, par exemple, la décision et l’ordonnance de la Commission de l’énergie de l’Ontario EB20110140, Ligne de transport EstOuest – Phase II, en date du 7 août, débutant au paragraphe 4, dans laquelle la Commission a demandé des rapports techniques de la Ontario Power Authority et de la Société indépendante d’exploitation du réseau d’électricité se rapportant à la faisabilité et aux exigences techniques, ainsi qu’à la nécessité, d’un projet de transport d’électricité.
- TransAlta, supra note 1 aux para 86-87, 121 : voir White Burgess, supra note 8 aux para 11,49.
- TransAlta, supra note 1 aux para 97, 109-111, 122-128.
- Ibid au para 132, appliquant le test dans la décision 2011-236, Heartland Transmission Project, (1 Novembre 2011) au para 93.
- Moore c Getahun, 2015 ONCA 55.
- Ibid aux para 62-65 et 78.
- Loi sur l’exercice des compétences légales de l’Ontario, LRO 1990, c C-22, art 15 (1).
- TransAlta, supra note 1 au para 110.
- EB-2011-0021, Instance générique des activités de la gestion de la demande des services publics de gaz naturel, Rapport en date du 25 août 2006. Consulter Pollution Probe c Commission de l’énergie de l’Ontario, 2012 ONSC 3206 (Cour divisionnaire, 30 mai 2012).
- EB-2006-0087, Instance générique de modification des permis des distributeurs d’électricité, Décision et ordonnance en date du 20 novembre 2006.
- On peut consulter un tel exemple dans la Décision 2005-028 de la Alberta Energy and Utilities Board (maintenant la Alberta Utilities Commission), dans Westridge Utilities Inc General Rate Application (19 avril 2005).