POLITIQUE CANADIENNE EN MATIÈRE DE CARBONE
Lorsque nous examinons l’état de la politique canadienne en matière de carbone au lendemain des élections de 2019, il est clair que l’attention consacré par le gouvernement fédéral sur la politique du carbone au cours de son premier mandat a été importante, du moins par rapport à tout autre domaine politique[2]. En particulier, le gouvernement a :
- signé l’accord de Paris;
- négocié le cadre pancanadien avec les provinces afin d’introduire le concept de tarification du carbone et d’établir une voie pour réduire de manière significative l’intensité de la production de carbone par l’économie canadienne;
- adopté la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre afin de garantir qu’une tarification du carbone soit mise en place dans tout le pays, avec pour objectif une augmentation progressive jusqu’à 50 $/t d’ici 2022; et
- préparé une stratégie à long terme pour parvenir à une réduction importante du carbone d’ici le milieu du siècle.
Certains critiques ont toutefois laissé entendre que la politique du Canada en matière de carbone, et en particulier ses objectifs spécifiques de réduction des émissions futures, est plus axée sur la volonté de bien faire que sur la réalisation probable. Ce scepticisme s’explique par une certaine histoire.
Depuis le protocole de Kyoto, toute nouvelle politique canadienne en matière de carbone se caractérise par une vision ambitieuse accompagnée d’une déclaration d’intention d’agir. Cependant, les actions concrètes ont généralement été reportées, pour être prises à un moment non précisé dans l’avenir. Cela a entraîné relativement peu de réductions du niveau des émissions de carbone réelles, indépendamment des objectifs ou des buts déclarés.
Ainsi, en 2005, l’année de référence pour le calcul des objectifs canadiens dans le cadre de l’Accord de Paris, les émissions de carbone étaient de l’ordre de 732 Mt par an. Après plus d’une décennie, l’adoption de divers objectifs ambitieux pour les futures réductions d’émissions et diverses initiatives gouvernementales presque trop nombreuses pour être comptabilisées, les émissions de carbone en 2016 étaient toujours en hausse à 704 Mt par an, soit une réduction de seulement 4 % par rapport à l’année de référence 2005.
Or, en toute justice, la croissance démographique et économique a fait que l’intensité carbone globale de l’économie canadienne a sensiblement diminué au cours de cette période, même si les émissions réelles n’ont pas diminué. Toutefois, l’objectif de la politique nationale et mondiale en matière de carbone est de réduire réellement les émissions de carbone en soi — et sur ce front, la rhétorique de la politique canadienne en matière de carbone n’a pas encore été satisfaite par une action proportionnée[3].
En effet, depuis la signature du protocole de Kyoto en 1997 :
- Le Canada n’a encore atteint aucun des objectifs qu’il s’est fixés pour réduire les émissions de carbone, y compris ceux du protocole de Kyoto lui-même ou de l’accord de Copenhague qui a suivi.
- Le Canada manquera clairement l’objectif de 2020 fixé par l’accord de Paris, qui était de 20 % inférieur aux niveaux de son année de référence 2005, soit environ 585 Mt. Le Canada prévoit actuellement que ses émissions de carbone en 2020 pourraient être plus proches de 700 Mt, plus ou moins — ce qui serait de 15 à 20 % supérieur à l’objectif de 2020.
- Le Canada n’est pas encore en voie d’atteindre son objectif pour 2030 au titre de l’accord de Paris, qui a été fixé à 30 % en dessous de son année de référence 2005, soit environ 512 Mt. Le Canada prévoit actuellement que ses émissions de carbone pour 2030 pourraient vraisemblablement atteindre 701 Mt. Pour être juste, avec les diverses mesures supplémentaires qui ont été annoncées mais pas entièrement mises en œuvre, les émissions de carbone pour 2030 pourraient éventuellement être ramenées à 592 Mt, mais même à ce niveau, nous serions toujours environ 15 % au-dessus de l’objectif pour 2030.
OBJECTIFS EN MATIÈRE D’ÉMISSIONS ET VOLONTÉ DE PAYER
Les luttes du Canada avec les objectifs d’émission ne sont pas uniques. Pratiquement tous les pays qui sont de grands émetteurs de carbone ont un « déficit de réduction des émissions » d’une forme ou d’une autre dans le cadre des accords de Paris : soit ils ont déclaré des objectifs raisonnables mais ne les atteignent pas, soit ils atteignent leurs objectifs mais les objectifs eux-mêmes ne sont pas suffisamment ambitieux pour atteindre les objectifs des accords de Paris. L’équipe du Programme des Nations unies pour l’environnement a indiqué que les objectifs et les engagements actuels établis dans le cadre des accords de Paris sont loin d’être suffisants pour atteindre les objectifs consistant à maintenir les augmentations de température à moins de 2,0°C au-dessus des niveaux préindustriels et, de préférence, à 1,5°C au-dessus :
« Traduit sur une base annuelle, cela signifie une réduction des émissions de 7,6 % par an de 2020 à 2030 pour atteindre l’objectif de 1,5 °C et de 2,7 % par an pour atteindre l’objectif des 2 °C. Pour atteindre ces réductions, le niveau d’ambition…doit être multiplié au moins par cinq pour atteindre l’objectif de 1,5°C et par trois pour atteindre celui des 2°C[4]. »
L’écart d’émissions du Canada persiste depuis environ une génération et les écarts d’émissions des autres pays sont clairement à la fois importants et généralisés.
Étant donné cette disparité constante entre les objectifs et les réalisations réelles, nous sommes enclins à accepter l’opinion de certains analystes et commentateurs selon laquelle il existe une raison structurelle fondamentale qui rend les objectifs de réduction du carbone si difficiles à atteindre. Dans son discours historique à la Lloyd’s de Londres en 2015, Mark Carney, alors gouverneur de la Banque d’Angleterre, a identifié [traduction] « la tragédie de l’horizon temporel » comme une question clé qui affecte toute la politique du carbone :
[Traduction]
« Les défis posés actuellement par les changements climatiques sont d’une importance dérisoire par rapport à ce qui pourrait arriver. Les clairvoyants parmi vous anticipent des impacts mondiaux plus larges sur la propriété, la migration et la stabilité politique, ainsi que sur la sécurité alimentaire et la salubrité de l’eau. Alors pourquoi n’en fait-on pas plus pour y faire face? …Nous n’avons pas besoin d’une armée d’actuaires pour nous dire que les effets catastrophiques des changements climatiques se feront sentir au-delà des horizons traditionnels de la plupart des acteurs — imposant aux générations futures un coût que la génération actuelle n’a pas directement intérêt à assumer[5]. »
M. Carney a poursuivi en soulignant le décalage spécifique entre les horizons temporels des politiciens et des législateurs et l’horizon temporel multigénérationnel nécessaire pour limiter efficacement les émissions de carbone. Plus précisément, il a noté que les horizons temporels des acteurs ayant le pouvoir de définir la politique climatique étaient en phase avec le cycle économique (2–3 ans), le cycle politique (4–5 ans) et, à l’extrême limite, avec les mandats visant à assurer la stabilité financière (10 ans au maximum). Entre-temps, les effets directs les plus importants des émissions de carbone et des changements climatiques se feront probablement sentir sur une période qui commencera dans environ 20 ans et se poursuivra pendant des décennies, voire un siècle ou plus.
En outre, a déclaré M. Carney, la question de l’horizon temporel ne s’arrête pas là. Il a fait remarquer que les dommages causés par les émissions de carbone sont cumulatifs. Ainsi, dans la perspective d’une politique optimale, les sociétés pourraient rationnellement être enclines à faire des dépenses importantes maintenant pour éviter d’encourir des coûts encore plus importants à l’avenir. Cependant, la politique et les intérêts politiques spécifiquement divergents entre les générations tendent à limiter cette approche politique.
Toutes ces questions façonnent fondamentalement la politique du carbone. À l’heure actuelle, et dans un avenir immédiat, nombreux sont ceux qui ressentiront une inclination naturelle de l’homme à résister aux sacrifices matériels et actuels pour des bénéfices qui seront réalisés, principalement par les générations futures, dans un avenir relativement lointain. Ce n’est qu’avec le temps que la volonté de payer du public est susceptible d’augmenter sensiblement à mesure que les coûts visibles des émissions de carbone augmentent, que les conséquences deviennent plus immédiates et qu’une plus grande partie de la population peut s’attendre à être directement et négativement affectée au cours de sa propre vie.
Tout cela se reflète dans les sondages d’opinion actuels et les analyses plus générales des attitudes du public à l’égard de la politique du carbone. Par exemple, à l’été 2019, la CBC a examiné les données des sondages sur les émissions de carbone et les changements climatiques et a noté ce qui suit :
[Traduction]
« Les Canadiens sont profondément préoccupés par les changements climatiques et sont prêts à faire des ajustements dans leur vie pour les combattre — mais pour beaucoup de gens, payer ne serait-ce que l’équivalent d’un abonnement mensuel à Netflix en taxes supplémentaires n’en fait pas partie… Les résultats montrent une population qui est à la fois gravement préoccupée par le réchauffement de la planète mais très mal préparée à faire des sacrifices importants…[6] »
Cette conclusion est en grande partie conforme aux résultats d’enquêtes et d’analyses similaires portant à la fois sur les sondages et les données relatives aux clients des services publics[7].
IMPLICATIONS POUR LA CONCEPTION DES POLITIQUES
Le décalage dans le temps des coûts et des avantages découlant de la réduction des émissions de carbone et toute limitation de la volonté de payer du public qui en découle a des implications politiques importantes :
[Traduction]
« L’atténuation des changements climatiques est un défi mondial d’action collective, qui exige une action coordonnée entre de nombreuses parties prenantes de tous genres (par exemple, les pays, les industries émettrices, les consommateurs). En attendant, les bénéfices de l’atténuation du climat sont incertains, inégalement répartis et toucheront principalement les générations montantes, tandis que les coûts de l’atténuation du climat doivent être assumés immédiatement, avec des impacts distributionnels aigus pour des régions particulières[8]. »
Compte tenu de cette dynamique, les incitations auxquelles sont confrontés les décideurs, en particulier les élus, tendent à soutenir les politiques qui permettent de :
[Traduction]
« …minimiser les impacts directs et évidents sur les entreprises et les ménages, minimiser les charges sur les secteurs réglementés et stratégiquement importants et de redistribuer le bien-être et les loyers d’une manière qui assure une coalition politiquement durable[9]. »
En termes d’implications pour la conception de politiques :
[Traduction]
« Dans la pratique, les décideurs politiques ont préféré des réglementations d’ordre et de contrôle étroitement ciblées (et donc permettant un captage réglementaire tout en réduisant les possibilités d’opposition) et des subventions (qui permettent de transférer les revenus tout en répartissant largement et indirectement les coûts politiques sur l’ensemble de l’assiette fiscale) plutôt qu’une tarification uniforme du CO2[10]. »
Un document récent de la Commission de l’écofiscalité du Canada[11] attire directement l’attention sur les différents compromis entre les outils politiques les plus efficaces et les plus rentables sur le plan économique et ceux qui sont les plus acceptables sur le plan politique. La tarification du carbone — et en particulier les taxes sur le carbone imposées directement et ouvertement aux particuliers et aux ménages — semble être l’un des moyens les plus efficaces et les plus rentables de réduire les émissions de carbone. Toutefois, leur visibilité même peut en faire les moyens les plus difficiles à mettre en œuvre sur le plan politique et les plus perturbants. Par ailleurs, les réglementations spécifiques imposées à des industries ou à des secteurs particuliers — ou les subventions accordées à d’autres industries et secteurs — sont souvent plus coûteuses, plus lourdes ou moins efficaces que la tarification du carbone. Toutefois, elles peuvent souvent être conçues de manière à être moins visibles politiquement pour les particuliers ou les ménages et donc moins perturbatrices sur le plan politique.
Les obstacles à l’organisation d’une action collective efficace pour limiter les émissions de carbone sont continuellement affichés et opèrent à tous les niveaux. Au niveau mondial, ils ont conduit à l’échec total ou à la faible mise en œuvre des accords internationaux. Par exemple, la dernière conférence de Madrid était censée — mais ne l’a pas fait — résoudre les mécanismes d’un système mondial d’échange de crédits d’émission de carbone permettant la mise en œuvre des accords de Paris. Au niveau national, nous avons vu plusieurs décennies d’échec du Canada à atteindre ses objectifs déclarés en matière d’émissions. Et au niveau infranational, nous avons vu de très récentes tentatives de protéger efficacement les populations locales contre la tarification fédérale du carbone en proposant d’exonérer les particuliers ou les ménages de tout ou d’une partie des taxes fédérales sur le carbone ou de les compenser en diminuant les taxes provinciales sur des produits comme l’essence ou l’huile à chauffage.
Pour atteindre nos objectifs en matière d’émissions de carbone, il ne suffira pas d’avoir des politiques qui répondent aux préoccupations de l’économie traditionnelle. Nous devrons consacrer un effort équivalent à la conception et à la mise en œuvre d’un ensemble de mesures qui seront politiquement raisonnables et réalistes et qui pourront combler le fossé entre nos meilleures intentions et nos résultats réels.
- Ceci est une version révisée de « Politique sur le carbone et les cibles d’émission » publiée à l’origine par Stikeman Elliott, disponible en ligne : <www.stikeman.com/fr-ca/savoir/droit-canadien-energie/Politique-sur-le-carbone-et-les-cibles-d-emission>.
*Jason Kroft (associé), Jonathan Drance et Glenn Cameron (conseillers principaux) et Victor MacDiarmid (avocat) chez Stikeman Elliottt LLP. - Voir généralement Environnement et Changement climatique Canada, « 2018 Projections des émissions de gaz à effet de serre et de polluants atmosphériques au Canada », ISSN 2562-2773 (Ottawa : 2018) [2018 Projections des émissions]; Environnement et Changement climatique Canada, « 2019 Rapport d’inventaire national 1990-2017 », ISSN 2371-1329 (Ottawa : 2019) (informations générales sur les projets et les orientations politiques actuels et historiques du Canada en matière d’émissions de carbone ainsi que sur ses niveaux d’émissions de carbone réels et sur ses prévisions d’émission).
- Voir Commission de l’écofiscalité, « Combler l’écart : scénarios concrets pour atteindre la cible canadienne en matière de GES en 2030 » (novembre 2019) aux pp 4–6, en ligne (pdf) : <ecofiscal.ca/wp-content/uploads/2019/11/Commission-de-le%CC%81cofiscalite%CC%81-Combler-le%CC%81cart-27-novembre-2019-FINAL.pdf> [Écofiscalité]; 2018 Projections des émissions, supra note 2 aux pp 12–13, 47 (en particulier les graphiques et le texte qui s’y rapporte).
- Nations unies programme pour l’environnement, communiqué, « Il faut réduire les émissions mondiales de 7,6 % par an au cours de la prochaine décennie pour atteindre l’objectif de 1,5°C fixé à Paris, a… » (26 novembre 2019), en ligne : <www.unenvironment.org/fr/actualites-et-recits/communique-de-presse/il-faut-reduire-les-emissions-mondiales-de-76-par-au>.
- Mark Carney, « Breaking the Tragedy of the Horizon – Climate Change and Financial Stability » (29 septembre 2015) aux pp 2-3, en ligne (pdf) : Bank for International Settlements <www.bis.org/review/r151009a.pdf>.
- Éric Grenier « Canadians are worried about climate change, but many don’t want to pay taxes to fight it: Poll », CBC (18 juin 2019), en ligne : <www.cbc.ca/news/politics/election-poll-climate-change-1.5178514>.
- Jesse D. Jenkins, « Why Carbon Pricing Falls Short » (avril 2019) à la p 8, en ligne (pdf ) : Kleinman Center for Energy Policy <kleinmanenergy.upenn.edu/sites/default/files/policydigest/KCEP-Why-Carbon-Pricing-Falls-Short-Digest-singles.pdf>.
- Jesse D. Jenkins et Valerie J. Karplus, « Carbon pricing under binding political constraints » (2016) United Nations University World Institute for Development Economics Research Document de travail No 2016/44, en ligne (pdf) : <www.wider.unu.edu/sites/default/files/wp2016-44.pdf>.
- Ibid à la p 2.
- Ibid.
- Écofiscalité, supra note 3.