Le facteur oublié de la politique climatique : L’approvisionnement en énergie

INTRODUCTION

Pendant plus de trente ans de politique climatique, une grande réflexion — et des actions considérables — ont été consacrées aux réseaux énergétiques en amont. Et il y a eu quelques succès, notamment la décarbonisation de la production d’électricité et la réduction de l’intensité des émissions du pétrole et du gaz en amont. Mais à mesure que nous nous attaquons au défi de la carboneutralité d’ici 2050 et à l’électrification potentielle d’une grande partie du réseau énergétique, les décideurs devront de plus en plus faire face au facteur oublié de l’approvisionnement en énergie.

À notre avis, c’est là que le caoutchouc rencontrera le plus visiblement la route en matière de politique climatique. Si les efforts de réduction des émissions ne soutiennent pas les principes fondamentaux de l’énergie — la sûreté, la sécurité, la fiabilité, la résilience et, surtout, le caractère abordable de l’énergie — ils échoueront. Les conséquences politiques, sociales et économiques d’un monde qui ne respecte pas les principes de base de l’énergie feront obstacle au progrès climatique. En termes simples, les réductions durables des émissions dépendent du maintien du soutien du public, ce qui nécessite le maintien des principes fondamentaux de l’énergie.

Alors, comment garantir à la fois les réductions d’émissions et les principes fondamentaux de l’énergie dans les réseaux d’approvisionnement en énergie?

Dans le cadre d’une recherche récente, nous avons examiné les défis politiques, réglementaires, économiques, sociaux et techniques auxquels sont confrontés les réseaux d’approvisionnement en énergie au Canada et à l’échelle internationale sur la voie de la carboneutralité. Nous avons examiné l’État de New York, l’Australie occidentale et la Grande-Bretagne[1]. Nous avons déterminé ce que les réductions d’émissions des réseaux d’approvisionnement pourraient impliquer en termes d’investissement en capital, de questions opérationnelles pour la distribution d’électricité et de gaz, les implications pour les réseaux d’approvisionnement en énergie par canalisation, la fiabilité et l’accessibilité financière, les réactions des consommateurs d’énergie, ainsi que les succès et les échecs des diverses approches politiques et réglementaires mises à l’essai.

La réponse? Personne ne sait grand-chose avec certitude. De nombreux travaux sont consacrés aux solutions technologiques, ainsi qu’à la modélisation et à l’analyse, mais il existe toujours des écarts béants entre les hypothèses intégrées aux modèles et le « monde réel » de l’approvisionnement en énergie et des principes fondamentaux de l’énergie. De même, de nombreuses politiques climatiques et approches réglementaires ont été mises en œuvre, mais pour la plupart, il est trop tôt pour évaluer leurs résultats finaux et leur succès en matière de réduction des émissions — bien que selon nos recherches, il y a un risque de voir des politiques climatiques ambitieuses dérailler sur le plan du coût, de l’accessibilité, de l’approvisionnement ou de la fiabilité de l’utilisation finale de l’électricité et du gaz naturel.

Tout compte fait, nous n’avons que très peu de chances de respecter la voie la plus constructive à suivre en matière de réduction des émissions dans l’approvisionnement en énergie.

Que faut-il donc faire? Nos recherches indiquent que le temps est venu pour les territoires de compétence canadiens d’agir avec empressement afin de mieux comprendre comment le facteur oublié de l’approvisionnement en énergie peut être mieux compris et agir de manière cohérente à la fois avec les aspirations climatiques et le fonctionnement réel du réseau. C’est dans cette optique que nous avons proposé un effort pancanadien pour combler cette lacune.

Avant d’en dresser le portrait, nous examinerons plus en profondeur ci-dessous les défis, les contextes, les tensions et l’attention portée aux coûts qui, selon nos recherches, devront éclairer les politiques actuelles et futures des réseaux d’approvisionnement en énergie.

CITOYENS, CLIENTS, COMMUNAUTÉS ET ENTREPRISES : DÉFIS, CONTEXTES, TENSIONS ET COÛTS

Au cours des décennies de politique climatique, nous avons connu quelques moments « oups ». Nous avons vu la colère des consommateurs face à l’escalade des prix de l’électricité en Ontario, provoquée au moins en partie par des décisions de politique climatique. La réaction des consommateurs face à la montée en flèche des prix de l’énergie et de l’inflation, alors que les pays lèvent les restrictions liées à la COVID-19 et que la guerre en Ukraine perdure, est des plus notoires. Ce que ces expériences montrent, c’est que lorsqu’ils sont mis en jeu, les principes fondamentaux de l’énergie comme la sécurité de l’approvisionnement, le caractère abordable et la fiabilité, ont tendance à l’emporter sur toutes les autres considérations pour les citoyens — et par extension les décideurs politiques.

Mais ce qui pourrait s’avérer être le plus grand « oups » concerne ce qui se passe lorsque les aspirations pour la transformation du réseau d’approvisionnement en énergie rencontrent le monde réel des consommateurs, des citoyens et des communautés dans leur vie quotidienne, le monde réel des investisseurs et des entreprises qui ont besoin d’incitations suffisantes pour apporter des capitaux et de nouveaux modèles commerciaux en vue de réduire les émissions, et le monde réel des coûts, où les décisions à savoir qui paie quoi, quand et comment pour les réductions d’émissions devront être prises de manière transparente et réfléchie.

Le défi de la carboneutralité est sans précédent — en termes d’échelle, de complexité et de rapidité. Contrairement aux transformations énergétiques précédentes, il doit être réalisé principalement par les décideurs publics.

Les acteurs économiques individuels tels que les investisseurs, les services publics ou les développeurs de technologies — et dans certains cas les consommateurs — sont devenus des participants actifs pour relever le défi. Mais la capacité des entreprises à agir et leur confiance à investir dépendent dans une large mesure des politiques et de la réglementation. Les décisions d’investir dans l’innovation et dans de grands projets énergétiques à longue durée de vie dépendent de la clarté, de la certitude et de la prévisibilité des politiques et des règlements. Les revirements de politique, la prise de décisions politisées et le manque de clarté des règles et règlements peuvent tous constituer des obstacles au déblocage des investissements à grande échelle nécessaires à la transformation des réseaux d’approvisionnement en énergie.

Les citoyens ont exprimé leur soutien de principe à l’objectif de carboneutralité, mais ils comprennent mal ce que cela signifie pour eux personnellement dans la pratique. L’expérience à ce jour suggère qu’en cas de besoin, dans leur personnalité de clients, ils donneront la priorité aux principes fondamentaux de l’énergie (sécurité de l’approvisionnement, prix abordable, fiabilité, sécurité, résilience). Dans le même temps, les citoyens et les clients vivent généralement dans des communautés établies de longue date. Les communautés peuvent être des facilitateurs de changement ou des obstacles, en fonction de la façon dont elles sont engagées et mobilisées, et du type de rôle de leadership qu’elles aspirent à assumer.

Si les politiques et la réglementation ne reconnaissent pas les réalités des citoyens, des clients, des communautés, des entreprises et des coûts, aucun plan de réduction des émissions ne peut survivre ni, selon toute vraisemblance, le gouvernement démocratique qui tente de le mettre en œuvre.

Par conséquent, la question centrale du présent article et des recherches qui le sous-tendent concerne l’approvisionnement en énergie dans les marchés d’utilisation finale d’une manière qui répond aux objectifs climatiques (carboneutralité) tout en respectant tous les principes fondamentaux de l’énergie et — en fin de compte — la durabilité stratégique des politiques de réduction des émissions.

Chaque territoire de compétence a ses caractéristiques uniques, tout comme chaque communauté, mais les comparaisons peuvent être utiles. En gros, nous pourrions décrire les défis en termes de changements physiques et organisationnels qui doivent être apportés aux réseaux énergétiques, souvent appelés « voies ». Les territoires de compétence au Canada et dans nos études de cas de l’Australie occidentale, de l’État de New York et de la Grande-Bretagne sont confrontés à une combinaison des défis suivants :

  • Comment faire face à la croissance massive de la charge du réseau électrique et aux changements des profils de charge qu’entraîne l’électrification? Et par conséquent, comment gérer toutes les questions relatives aux nouvelles infrastructures et à la gestion du réseau?
  • Comment intégrer de nouvelles sources locales dans les réseaux électriques, notamment les énergies renouvelables, le stockage, l’énergie décentralisée et la gestion axée sur la demande, de manière à préserver l’intégrité des réseaux?
  • Comment soutenir les réductions d’émissions dans les réseaux de gaz naturel, ce qui comprend l’écologisation continue de l’approvisionnement en énergie en favorisant l’efficacité énergétique et la gestion de la demande et l’introduction de solutions de rechange à faible émission de GES, allant du GNR à l’hydrogène?
  • Comment aborder les réseaux de gaz naturel qui pourraient devenir obsolètes s’ils sont remplacés par un réseau tout électrique — et tout ce que cela implique pour l’intégrité du réseau, les actifs délaissés, les clients laissés pour compte et la répartition des coûts?
  • Comment intégrer les systèmes d’électricité, de combustibles et de chauffage (en combinant le gaz, l’hydrogène, l’électricité, la chaleur et les énergies renouvelables locales dans des systèmes intégrés)?
  • Comment transformer les rôles et les modèles commerciaux respectifs des services publics, des fournisseurs de services énergétiques et des fournisseurs de technologies et créer les conditions d’investissement qui permettent aux nouveaux systèmes de fonctionner?
  • Comment tenir compte des contraintes d’approvisionnement inévitables concernant les matériaux, les compétences et les travailleurs essentiels dans l’économie au sens large et au sein des organismes publics?
  • Comment concilier le caractère local du défi avec les réalités des sources d’énergie éloignées et des réseaux interconnectés à l’échelle régionale?
  • Et, surtout, comment faire tout ce qui précède d’une manière qui préserve les principes fondamentaux de l’énergie?

Des contextes différents peuvent aggraver les défis ou au contraire faciliter la mise en œuvre de solutions :

  • Le plus évident est physique. Les décideurs doivent se demander : quelles sont les sources d’énergie disponibles? Viennent-elles de l’intérieur du territoire de compétence, et si ce n’est pas le cas, quelles implications cela soulève-t-il pour la coopération ou le règlement de conflits entre les territoires de compétence? Quels sont les itinéraires d’approvisionnement disponibles?
  • Quels sont les facteurs de charge du système (p. ex. chauffage ou refroidissement des locaux, variabilité saisonnière, demande de l’industrie, du secteur des ressources ou du commerce)?
  • Les facteurs constitutionnels et juridiques peuvent faciliter ou limiter le processus — notamment, pour le Canada, les réalités du fédéralisme et la nécessité de tenir compte des droits et des rôles des peuples autochtones.
  • Les cultures diffèrent en matière de politique, notamment en ce qui concerne la mesure dans laquelle les territoires de compétence peuvent être favorables à une direction économique centrale, ainsi que les attentes de la population pour façonner directement les politiques et pour que les processus d’élaboration de politiques et de règlements soient ouverts et inclusifs.
  • L’appareil gouvernemental et les pratiques associées peuvent varier en ce qui concerne les rôles respectifs des organes législatifs et de l’exécutif politique et le degré de dévolution de l’autorité à des organes indépendants, allant des commissions de planification aux organismes de réglementation.
  • La propriété publique dans l’espace d’approvisionnement en énergie et l’influence des sociétés d’État sur l’élaboration des politiques est également un élément crucial du contexte.

Quel que soit le contexte, pour n’importe quel territoire de compétence, répondre aux divers défis générera inévitablement des tensions qui auront des ramifications politiques permanentes. Ignorer l’une d’entre elles peut rapidement compromettre le succès de toute politique climatique :

  • L’objectif de carboneutralité offre très peu d’avantages énergétiques directs ou immédiats aux citoyens, mais il doit être entrepris de manière à maintenir le soutien des citoyens à l’action climatique.
  • Comme nous l’avons souligné précédemment, la menace la plus critique au soutien des citoyens est commune à tous les territoires de compétence : comment réduire les émissions tout en maintenant les principes fondamentaux de l’énergie que sont la sécurité, la fiabilité, le caractère abordable, la sûreté et la résilience.
  • Clarifier les rôles respectifs des décideurs politiques et des chargés de la réglementation, et déterminer la meilleure façon pour les gouvernements de poursuivre des objectifs environnementaux parallèlement à la réglementation économique.
  • Comment obtenir le soutien de la communauté et des investisseurs pour les nouvelles infrastructures énergétiques. Comme nous l’avons vu plus haut, l’acceptabilité locale et l’environnement d’investissement sont des facteurs inévitables et entrelacés qui déterminent si de nouvelles installations peuvent être financées, approuvées et construites et qui façonnent la rapidité et les coûts de cette opération.
  • La carboneutralité exige une rapidité, une prévisibilité pour les investisseurs et des coûts soutenables. Le soutien des citoyens exige une ouverture, un engagement et une procédure régulière, ce qui ajoute du temps, réduit la prévisibilité et ajoute presque toujours des coûts. Comment les gouvernements peuvent-ils gérer au mieux ces tensions?
  • Enfin, et c’est crucial, il y a le coût. Qui va payer quoi, quand et comment pour les réductions d’émissions? La transformation des réseaux d’approvisionnement en énergie nécessite des approches claires, réfléchies et éclairées concernant les coûts à assumer par les gouvernements (contribuables), par l’industrie et par les consommateurs.

QU’A-T-ON APPRIS À CE JOUR?

Comme indiqué précédemment, nous nous appuyons ici sur l’expérience du Canada et d’autres territoires de compétence — notamment trois études de cas aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Australie, ainsi qu’une analyse documentaire plus large couvrant l’expérience américaine et européenne. Encore une fois, pour souligner, l’observation la plus frappante est que l’on en sait très peu au niveau de l’application pratique.

Les réseaux fondés sur le marché sont devenus la norme dans la plupart des secteurs de compétence au cours des 20 à 30 dernières années, en commençant par le gaz naturel, puis en englobant l’électricité. Bien que la distribution d’électricité dans la plupart des territoires de compétence canadiens appartienne en grande partie aux gouvernements provinciaux ou aux administrations municipales, les prix des produits de base sont généralement générés par le marché. La question primordiale pour nos objectifs concerne la façon dont les participants au marché (fournisseurs, tuyaux et fils, utilisateurs) répondent aux signaux du marché ou de la réglementation et comment cela affecte les stratégies en matière d’émissions et la durabilité des réformes.

Deux des études de cas en particulier (Grande-Bretagne et New York) soulignent comment le dégroupage de la fourniture de services énergétiques, la privatisation de l’approvisionnement en énergie et la tarification du marché peuvent être difficiles à concilier avec une décarbonisation efficace et rapide. Avec de multiples acteurs dans des réseaux complexes, le comportement et les résultats sont difficiles à prévoir, et encore moins à contrôler — d’autant plus face à une transformation politique d’une ampleur, d’une nature et d’une vitesse sans précédent. Ce qui est loin d’être clair, cependant, c’est si des méthodes plus centralisées et dirigistes travaillant dans un contexte démocratique peuvent éventuellement faire face aux exigences de la transformation qui nous attend.

Une question importante est de savoir si ce qui a été appris des transformations du marché au cours des dernières décennies est pertinent pour la transformation vers la carboneutralité. À première vue, la réponse semble être très peu, puisque les politiques sont maintenant guidées par un nouvel impératif non économique (le climat) qui pousse les décideurs à accroître l’intervention du gouvernement, et non à la réduire. D’un autre côté, on a beaucoup appris sur les consommateurs, y compris leur préférence générale pour être des acteurs relativement passifs préoccupés principalement de savoir que leurs réseaux fonctionnent et d’être intolérants à la fluctuation des prix.

Dans ce contexte, l’obtention du résultat de carboneutralité souhaité dépend fondamentalement de la créativité, de l’innovation, de l’agilité et de l’adaptabilité du réseau et de ses participants. Une grande partie de la technologie qui doit être déployée est au mieux non testée, au pire, inconnue. De nouvelles structures de marché et d’entreprise et de nouveaux modèles commerciaux, ainsi que de nouvelles approches en matière de politique et de réglementation devront émerger et évoluer. Il est impossible de savoir de manière concluante quels facteurs pèseront sur tout cela et comment ils interagiront.

Plusieurs questions dénotent une complexité et présagent des périls politiques, économiques et sociaux. Une action précipitée des décideurs politiques appliquant les technologies et les modèles commerciaux que nous connaissons aujourd’hui (et dans le cas de la Grande-Bretagne, un mélange très complexe de règlements et de systèmes d’incitation) risque d’affubler des approches sous-optimales d’héritages qui pourraient prendre des décennies à résoudre.

Les effets des coûts se répercuteront sur les consommateurs dont la volonté ou la capacité à assumer les coûts s’est avérée très limitée — et lorsque les limites sont atteintes, il est presque toujours impossible pour les décideurs politiques d’y échapper. Les coûts du changement pèsent inévitablement de manière disproportionnée sur les consommateurs défavorisés, un résultat sociétal largement considéré comme inacceptable dans les démocraties du XXIe siècle.

Les effets sur les principes fondamentaux de l’énergie sont souvent imprévisibles et soumis à des facteurs internes et externes. Jusqu’à présent, les principes fondamentaux ont généralement été maintenus, selon toute probabilité pour trois raisons : parce que les réseaux ont été conçus avec les principes fondamentaux de l’énergie comme première priorité (et ont été construits avec une certaine marge de manœuvre pour le changement); parce que les réseaux physiques eux-mêmes sont depuis longtemps généralement stables et bien compris; et parce que les récents changements (électrification, ressources décentralisées, intégration des énergies renouvelables, etc.) ont eu lieu majoritairement dans les marges (et ont bénéficié de l’espace voulu pour ce faire). Aucune de ces conditions ne semble s’appliquer alors que nous envisageons la transformation à venir vers la carboneutralité.

L’inertie inhérente des grands réseaux complexes construits au moyen d’éléments d’actif de longue durée, de ressources facilement disponibles mais dans certains cas à forte intensité de carbone, ainsi que de compétences humaines et de systèmes de gestion établis de longue date, ne sont pas adaptés à la vitesse de changement envisagée par carboneutralité. De même, la réactivité potentielle du côté de la demande varie en fonction des profils industriels, du climat local, de la nature et de l’âge des actifs consommateurs d’énergie et du potentiel de déploiement pratique de l’énergie décentralisée.

La physique de base des réseaux énergétiques a un impact inévitable sur le potentiel de changement. Les besoins en chaleur — en particulier pour certaines industries — affectent ce qui est pratique dans le choix de l’approvisionnement. La nécessité d’équilibrer la charge en temps réel dans les réseaux électriques est un fait physique et, à mesure que les ressources renouvelables intermittentes deviennent plus dominantes, les conséquences pratiques pour la conception du réseau et la gestion en temps réel deviennent de plus en plus difficiles. Les matériaux et l’intensité foncière des réseaux d’énergie renouvelable soulèvent de toutes nouvelles perspectives en matière de sécurité d’approvisionnement, de résilience et d’acceptabilité sociale.

Les sources renouvelables locales peuvent en soi être plus économiques que les sources éloignées en raison de la réduction des exigences de transmission, mais cela peut être en tension avec des sources renouvelables à grande échelle plus rentables, plus fiables et plus résilientes si on les considère du point de vue du réseau global.

L’économie et la commodité opérationnelle des réseaux existants sont vulnérables aux effets d’un changement rapide. Les réseaux électriques, de l’amont à l’aval, sont appelés à faire face à une croissance de deux fois (ou plus) les capacités existantes, devront mettre en place de nouveaux outils de gestion des réseaux et devront s’adapter aux profils de charge saisonniers changeants. Le déclin de l’utilisation des réseaux d’hydrocarbures (gaz naturel) existants laisse potentiellement des actifs délaissés dont les coûts doivent être comptabilisés. Il laisse également des utilisateurs potentiellement laissés pour compte pour lesquels de nouveaux réseaux peuvent être peu pratiques ou trop coûteux. Et l’avènement de la mobilité électrique ajoute des complexités de gestion de la charge et du réseau. Même avec une perspective de réseau global des services énergétiques nécessaires — chaleur, refroidissement, mobilité, puissance motrice, éclairage, électronique — il n’y a aucun moyen, en l’état actuel des choses, de savoir ce qui fonctionnera réellement. Mais sans aspirer à une réflexion sur l’ensemble du réseau, nous volons à l’aveuglette dans le vent.

Enfin, les effets des changements climatiques eux-mêmes sont un fait physique dont les conséquences sont inconnues. Mais ces effets vont s’amplifier et dominer les choix d’investissement et la réflexion sur l’approvisionnement, notamment les exigences de résilience comme le renforcement des réseaux et le développement de stratégies de récupération toujours plus robustes.

Tout compte fait, la réforme du réseau d’approvisionnement en énergie est un casse-tête complexe dont les multiples pièces sont toujours en mouvement.

UNE QUESTION PRIMORDIALE : QUI EST RESPONSABLE?

Comme nous l’avons noté précédemment, un thème primordial, notamment en Grande-Bretagne et à New York, est la question de savoir si les marchés et les acteurs du marché peuvent être suffisamment réceptifs pour respecter le calendrier serré de 2050 et suffisamment prévisibles pour agir de manière à rendre réalisables les mandats imposés par la loi. En face de cela, bien sûr, il y a le mystère de savoir si la planification centrale par les gouvernements peut répondre aux multiples impératifs de souplesse, d’adaptabilité et d’ouverture face à des inconnues sociales, économiques et technologiques qui dépassent largement ce qui est connu — et les limites inévitables de la modélisation et des prévisions face à tant d’inconnues.

La structure traditionnelle qui régit les réseaux d’approvisionnement en énergie — essentiellement des services publics ou privés en situation de monopole pour les fils et les tuyaux, supervisés par des chargés de la réglementation économique experts et indépendants — est lente à bouger et peu encline au risque. Par conséquent, outre l’énigme de la planification centrale par rapport aux marchés, les acteurs qui concrétisent normalement l’orientation politique du réseau en ont une connaissance approfondie mais ne sont pas particulièrement agiles (du moins parfois, c’est pour une bonne raison, étant donné la nécessité de soutenir les principes fondamentaux de l’énergie et d’assurer l’équité et l’ouverture aux contributions de sources multiples).

En revanche, les décideurs politiques motivés par l’impératif de la carboneutralité peuvent être plus rapides à agir mais manquent souvent de capacités d’expertise suffisantes pour faire des choix qui soutiendront les principes fondamentaux énergétiques et, par extension, le soutien politique aux réductions d’émissions. Les décideurs politiques peuvent également être enclins à créer de nouvelles lois, de nouvelles politiques, de nouvelles entités publiques et de nouveaux programmes au fur et à mesure que de nouvelles questions et de nouveaux problèmes apparaissent, ce qui conduit à un réseau de plus en plus complexe qui défie la compréhension et la clarté, comme cela a été le cas notamment en Grande-Bretagne.

Tout cela soulève la question du rôle que les organismes de réglementation devraient jouer dans un système décisionnel de plus en plus encombré dans le domaine de l’énergie et du climat. Si leur expertise en matière d’énergie et leur capacité à garantir une procédure régulière restent importantes, comment les décideurs politiques peuvent-ils leur donner la portée et l’orientation nécessaires pour prendre en compte des impératifs — notamment les réductions d’émissions — au-delà de l’impératif économique traditionnel des tarifs justes et raisonnables?

Les décideurs politiques doivent-ils assumer des rôles de chargés de la réglementation de facto ou peuvent-ils se tenir en retrait, fournir une orientation politique et permettre aux chargés de la réglementation d’agir? Si les décideurs politiques sont incapables de fournir une orientation claire, dans quelle mesure les chargés de la réglementation doivent-ils faire preuve de créativité dans l’interprétation de leurs mandats ou être explicites dans la manière dont ils géreront les compromis? Et si les chargés de la réglementation font preuve de créativité dans l’interprétation de leurs mandats, comment ces actions sont-elles conciliées avec la responsabilité politique? En bref, il est crucial de réfléchir soigneusement à la transformation des organismes de réglementation économique en organismes de réglementation économique/environnementale.

Qui doit être responsable ou au moins influent dans les choix stratégiques est une question fondée principalement sur la question de l’expertise. Une chose qui semble claire est le besoin très important de disposer d’une expertise technique, économique, environnementale, financière et juridique. La question de savoir si les ministères économiques, et en particulier ceux de l’énergie et des finances, doivent jouer un rôle important repose sur cette question. Il en va de même pour le rôle des sociétés d’État provinciales qui incarnent souvent la majeure partie de l’expertise disponible et qui ont le potentiel d’exercer une influence démesurée sur les choix stratégiques provinciaux. Mais peut-être qu’une question plus importante qui ressort fortement de nos recherches est l’expertise limitée en matière d’énergie dans les systèmes politiques dans leur ensemble. Pour en revenir à la question de la planification centrale, le manque d’expertise est peut-être l’un des défis les plus redoutables qu’il faudra surmonter.

CONCLUSIONS : QUE FAIRE?

Il est clair qu’il y a beaucoup à faire, que le besoin est urgent et qu’il existe peu d’expériences fondées sur lesquelles s’appuyer. Ce qui émerge, par contre, c’est un appétit croissant pour la réforme des réseaux d’approvisionnement en énergie et un nombre croissant d’expériences préliminaires dans les territoires de compétence canadiens et internationaux, bien que jusqu’à présent à une échelle modeste.

Plusieurs principes politiques essentiels ressortent de notre recherche :

La politique doit adopter une approche intégrée de l’énergie et du climat. Si l’approche fondamentale consistant à légiférer sur des objectifs spécifiques a contribué à concentrer les esprits sur le problème de l’atteinte de la carboneutralité, elle n’a pas réussi à concilier la priorité absolue en matière d’émissions avec les principes fondamentaux de l’énergie que les réseaux de distribution doivent respecter. Réduire les principes fondamentaux énergétiques à des considérations de second ordre ne conduira pas à des réductions durables des émissions.

La politique doit intégrer une planification inclusive, rigoureuse et adaptable qui correspond aux systèmes fondés sur le marché. Le rôle vital de la planification est de plus en plus reconnu, mais il sera crucial de déterminer comment faire en sorte qu’elle corresponde à des systèmes de marché où un grand nombre de solutions technologiques essentielles sont loin d’avoir fait leurs preuves. La neutralité technologique est un bon point de départ.

Les politiques doivent être fondées sur une réflexion de réseau global — à la fois en termes de réseau énergétique et d’appareil gouvernemental. La réflexion de réseau global reste un objectif insaisissable mais crucial. Si l’ajout d’un nombre accru de perspectives devrait apporter une plus grande sagesse, il ajoute également de la complexité et de l’ambiguïté et inhibe la capacité à agir rapidement. Et, bien sûr, ce qui constitue le « réseau global » varie. Pour certains, le débat est entièrement centré sur le réseau électrique, mais le « réseau » s’étend nécessairement aux systèmes de chauffage et aux systèmes de mobilité et, étant donné le rôle vital de l’énergie dans la société, les limites sont progressivement repoussées vers l’extérieur pour englober des questions économiques plus larges comme la compétitivité, des questions sociales comme l’équité et des questions de gestion budgétaire. Au final, tout se résume au jugement politique des dirigeants. C’est une bonne chose pour la responsabilité démocratique, mais cela comporte les dangers de ce qui pourrait bien s’avérer être de mauvais jugements fondés sur des considérations étroites et à court terme.

Les politiques doivent reconnaître les forces et les limites des processus de réforme tant progressifs que globaux. Le cas de l’Australie occidentale suggère qu’il y a du mérite dans les approches par étapes, soit l’apprentissage par la pratique. Le cas de la Grande-Bretagne, en revanche, montre comment les approches par étapes peuvent conduire à une telle accumulation de mesures que l’ensemble de l’approche devient incompréhensible. Aucune des expériences que nous avons examinées ne nous fournit un modèle sûr de la meilleure façon de répartir la responsabilité et l’obligation de rendre des comptes entre les différents acteurs, mais dans toutes les circonstances, il est nécessaire d’avoir une réflexion globale et une politique à grande échelle au niveau du réseau, au sein duquel de nombreux acteurs proches du terrain peuvent entreprendre des approches par étapes dans diverses parties du réseau.

Les approches stratégiques devraient inclure les organismes environnementaux, les communautés, les citoyens et d’autres parties de la société civile au bon moment et sur les bonnes questions. Toutes les études de cas et les expériences au Canada font état de divers degrés d’engagement des citoyens — en grande partie par le biais de groupes de pression — et de divers degrés de réussite. Lorsque l’accent est mis sur des défis relativement simples, comme la conception de petits réseaux locaux ou la mise de l’avant de technologies particulières, les citoyens peuvent s’engager et devenir suffisamment informés pour apporter une contribution constructive. Mais au niveau des grands réseaux et pour les questions hautement techniques qui concernent la physique des réseaux électriques ou les modèles commerciaux ou réglementaires complexes, les citoyens peuvent n’être guère plus que des spectateurs. Lorsqu’ils réagissent négativement aux augmentations de prix ou s’opposent à de nouvelles infrastructures, ils peuvent également être des inhibiteurs du changement. Ce qui est primordial, c’est de déterminer le niveau, la nature et le moment appropriés de la participation du public.

L’opérationnalisation de ces principes est un défi de taille. Les conditions distinctes dans les différents territoires de compétence dicteront inévitablement des solutions distinctes. Néanmoins, étant donné les défis et les tensions partagés, il existe de nombreuses possibilités d’apprentissage mutuel entre les territoires de compétence canadiens sur une base continue.

Dans cette optique, nous proposons la création d’un groupe de travail à durée limitée chargé d’élaborer des recommandations concrètes et réalisables pour la réforme du réseau d’approvisionnement en énergie. Un tel processus réunirait des décideurs et des chargés de la réglementation fédéraux, provinciaux et territoriaux aux côtés des gouvernements autochtones, des administrations municipales, de l’industrie, de la société civile et des leaders universitaires afin de déterminer quels seraient les changements politiques, législatifs et réglementaires nécessaires. Il est essentiel que ce processus ne supplante pas les efforts actuels de réduction des émissions (y compris les tables de concertation régionales annoncées récemment par Ministère des ressources naturelles), mais serve plutôt à les accélérer, à les éclairer et à mieux les coordonner.

La clé de l’approche est le respect des divisions constitutionnelles de l’autorité — l’approvisionnement en énergie est en grande partie de compétence provinciale — et de la diversité des profils énergétiques et des systèmes de marché à travers le pays, et qu’elle soit et soit perçue comme étant axée sur la collaboration, crédible, influente et représentative de l’expertise requise pour exécuter efficacement son mandat. S’il est bien fait, un tel processus fournirait aux décideurs un grand nombre de moyens permettant de rendre opérationnels les principes susmentionnés.

Cet aspect sera essentiel, car l’attention se tourne de plus en plus du « quoi » au « comment » de la réduction des émissions. L’idée d’une carboneutralité d’ici le milieu du siècle est, depuis quelques années, fermement ancrée dans le discours public. Dans de nombreux territoires de compétence, dont le Canada, cet objectif est maintenant exprimé dans la législation, créant ainsi un impératif d’action qui était absent de la plupart des politiques climatiques dans le monde au cours des dernières décennies. La législation peut toujours être modifiée, bien sûr, mais sur le plan politique, l’idée de la carboneutralité semble de plus en plus gravée dans le marbre.

De manière non surprenante mais frappante, l’expérience à ce jour révèle à quel point les réalités compensatoires, même si elles ne sont pas gravées dans le marbre législatif, restent un socle économique et politique incontournable. La plus importante de ces réalités est constituée par les principes fondamentaux de l’énergie, et l’endroit où leur absence se fera le plus visiblement sentir est le réseau d’approvisionnement en énergie. Alors que les décideurs politiques tournent leur attention vers l’approvisionnement en énergie — le facteur oublié de la politique climatique — il sera crucial de soutenir les principes fondamentaux de l’énergie. Le soutien continu des citoyens, des communautés, des clients et des entreprises en faveur de la réduction des émissions en dépend.

 

* Michael Cleland est un professionnel en résidence du programme d’Énergie positive de l’Université d’Ottawa. Il était auparavant président et directeur général de l’Association canadienne du gaz et sous-ministre délégué du secteur de l’énergie au Ministère des ressources naturelles fédéral.

Monica Gattinger est directrice de l’Institut de recherche sur la science, la société et la politique publique, professeure titulaire à l’École d’études politiques et présidente/fondateure d’Énergie positive à l’Université d’Ottawa.

  1. Michael Cleland et Monica Gattinger, « Net Zero : an International Review of Energy Delivery System Policy and Regulation for Canadian Energy Decision Makers » (4 avril 2022), en ligne (pdf) : <www.electricity.ca/files/reports/english/Net-Zero-Intl-Regulation-and-Policymaking-Report_Gattinger-Assoc_April-2022.pdf> (Cette étude de recherche a été entreprise pour l’Association canadienne du gaz et Électricité Canada, avec le soutien de Ressources naturelles Canada. Dans un travail distinct, nous avons examiné l’état des connaissances en Amérique du Nord et en Europe concernant les coûts et les implications opérationnelles de l’électrification rapide à grande échelle des transports et du chauffage).

 

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