Le climat et la construction croisent le fer : Comment la législation sur les émissions nettes nulles pourrait être instrumentalisée pour faire obstacle à des projets d’infrastructure à émissions élevées

INTRODUCTION

L’interaction entre la législation en matière d’environnement et la common law est devenue une force motrice du discours en constante évolution du droit de l’environnement. La dialectique entre ces deux forces soulève un dilemme fondamental, à savoir comment la démarche disciplinée de la jurisprudence, mue progressivement par un système judiciaire fermement ancré dans le stare decisis, saura confronter les politiques environnementales conçues pour modifier radicalement le comportement humain?

Certains soutiennent que la common law, par sa nature même, n’est pas assez souple pour répondre aux questions stratégiques complexes et capricieuses inhérentes au domaine des changements climatiques. Cependant, même si les juges ne peuvent pas créer de politiques, ils sont bien placés pour exiger que les gouvernements les respectent et en rendent compte une fois qu’elles ont été élaborées.

En effet, à bien des égards, les tribunaux sont les mieux placés pour faire l’arbitrage des décisions qui peuvent aller à l’encontre du sentiment public ou qui sont intrinsèquement polarisantes, c’est-à-dire le genre de décisions qui entraînent des répercussions qui se font sentir bien au-delà de nos cycles électoraux limités de quatre à cinq ans, sur des périodes de 20, 30 voire 100 ans. Les tribunaux rendent régulièrement des décisions difficiles, impopulaires, de longue portée et controversées, une catégorie qui saisit si bien les enjeux liés aux changements climatiques.

Bien entendu, il existe une distinction entre le potentiel que les tribunaux jouent ce rôle et leur volonté de le faire. Après tout, l’un des thèmes récurrents dans les cercles judiciaires est la réticence de longue date à participer à tout ce qui pourrait être interprété comme une activité d’élaboration de politiques. À mesure qu’émergent de nouvelles tendances stratégiques, les tribunaux se retrouvent de nouveau confrontés aux forces opposées de l’activisme judiciaire et de la retenue judiciaire.

L’une des dernières tendances en matière d’élaboration de politiques environnementales est la législation sur les « émissions nettes nulles ».

Comme dans le cas de tout changement radical de politique, la législation sur les émissions nettes nulles a frayé avec des points d’éclair où ce noble objectif à long terme entre en conflit avec les impératifs plus immédiats du présent. Ces points d’éclair ont pu être observés tout récemment dans le secteur du développement de la construction. Plus particulièrement, la législation sur les émissions nettes nulles est devenue un obstacle potentiel aux projets d’infrastructure à grande échelle et à fortes émissions que l’on estime suffisamment massifs pour faire dérailler l’atteinte des cibles d’émissions nettes nulles.

Le présent document propose une étude de cas portant sur l’un de ces points d’éclair qui s’est présenté récemment dans le cadre d’un projet de construction d’une piste à l’aéroport Heathrow de Londres, en Angleterre, où un litige a été le fait de préoccupations voulant que le projet soit contraire à la nouvelle politique d’émissions nettes nulles du Royaume-Uni et a abouti à une décision de la Cour d’appel dans l’affaire R (Friends of the Earth) v Secretary of State for Transport and others[1] (L’« affaire Heathrow »). Étant donné que la législation sur les émissions nettes nulles est un phénomène relativement nouveau (et que la jurisprudence qui l’applique est donc peu abondante), l’affaire Heathrow pourrait être un signe annonciateur de ce à quoi il faut s’attendre dans le paysage de l’avenir à émissions nettes nulles. À la lumière du fonds documentaire de l’affaire Heathrow et de la jurisprudence canadienne examinant les contestations environnementales visant des projets d’infrastructure, nous proposons une analyse expliquant comment les tribunaux canadiens pourraient se retrouver aux prises avec des contestations semblables fondées sur des politiques et la législation sur les émissions nettes nulles visant des projets d’infrastructure.

L’ÉMERGENCE DU PRINCIPE D’ÉMISSIONS NETTES NULLES

Pour bien préparer le terrain à une discussion sur l’affaire Heathrow, il nous faut d’abord comprendre la matrice des politiques internationales qui la sous-tend.

Le 12 décembre 2015, un nouvel Accord de Paris sur les changements climatiques a été adopté par 195 États, en plus de l’Union européenne.[2] Meinhard Doelle propose un résumé de haut niveau de l’Accord de Paris :

[Traduction]… L’Accord de Paris sur le climat a été conclu à Paris en décembre 2015, a été ratifié rapidement par le Canada et est entré en vigueur en novembre 2016. Il enjoint à la communauté internationale de s’engager à maintenir les augmentations de la température mondiale à des niveaux nettement inférieurs à 2 degrés en déployant des efforts visant à les maintenir à 1,5 degré au-dessus de la norme préindustrielle. Pour ce faire, il oblige tous les États membres à établir des contributions déterminées au niveau national, pour les efforts d’atténuation, d’adaptation et de financement, qui seront soumises à des cycles d’examen quinquennaux pour en déterminer le caractère approprié à l’échelle mondiale, étant entendu que les États s’engagent à accroître leur ambition au fil du temps. La contribution déterminée à l’échelle nationale du Canada a été établie par le gouvernement fédéral précédent et adoptée par l’administration actuelle à 17 % sous les niveaux de 2005 pour 2020 et à 30 % pour 2030[3].

L’adoption de l’Accord de Paris a fait couler beaucoup d’encre. Pour reprendre les mots de l’auteur Daniel Bodansky, [traduction] « l’Accord de Paris a été salué comme étant un accord “historique”, un accord “phare”, “le plus grand succès diplomatique du monde”, “un ‘très gros marché’, citant un certain nombre d’articles de presse publiés dans la foulée de l’adoption de l’Accord[4]. Bien entendu, les universitaires ne s’entendent pas sur le degré de succès que devrait connaître l’Accord de Paris. Par exemple, Bruce Pardy qualifie l’Accord de Paris de « conte de fées progressiste » et fait l’éloge des États-Unis pour leur retrait de celui-ci[5]. Sandrine Maljean-Dubois et Matthieu Wemaere le caractérisent de « […] point de départ d’une nouvelle ère d’action climatique[6] ». Lavanya Rajamani le qualifie de [traduction] « … produit issu d’un contexte politique profondément discordant » assorti « d’un mélange soigneusement calibré par des obligations fermes, des obligations souples et certaines abstentions d’obligations[7]… » Robert Falkner l’appelle la « … percée majeure dans la diplomatie climatique internationale[8] ». De toute évidence, l’Accord de Paris a enflammé le débat sur ce à quoi devraient ressembler les 50 à 100 prochaines années de politique climatique afin de renverser les perspectives désastreuses projetées par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).

Bien que l’analyse du contenu (et du bien-fondé) de l’Accord de Paris puisse faire l’objet (et le fait) d’un livre entier[9], l’importance de cet article réside dans le fait qu’il discute des cibles d’émissions nettes nulles.

Bien que la définition d’« émissions nettes nulles » soit loin d’être universelle, en règle générale, l’expression s’entend d’une production totale (compensation prise en compte) d’émissions nulles, où les émissions négatives brutes correspondent aux émissions positives brutes :

[Traduction] « Émissions nettes nulles » désigne l’atteinte d’un équilibre global entre les émissions produites et les émissions retirées de l’atmosphère. En s’appuyant sur l’exemple d’un bain à robinets ouverts, une approche pour atteindre cet équilibre consisterait soit à fermer les robinets (les émissions), soit à retirer une quantité égale d’eau par le drain (élimination des émissions de l’atmosphère, y compris par le stockage, par exemple à l’aide de « puits de carbone »).

Contrairement à une cible d’émissions brutes nulles, qui réduirait uniformément les émissions de toutes les sources à zéro, une cible d’émissions nettes nulles est plus réaliste parce qu’elle permet certaines émissions résiduelles. Celles-ci sont des émissions produites par des secteurs « difficiles à traiter » où le coût de réduction des émissions est prohibitif. Ces émissions résiduelles sont autorisées pour peu qu’elles soient compensées par des émissions négatives brutes, obtenues en éliminant les émissions à l’aide de puits naturels ou artificiels. Une situation d’émissions nettes nulles se présente lorsque les émissions négatives brutes correspondent aux émissions positives brutes[10].

L’article 4 (1) de l’Accord de Paris stipule ce qui suit :

En vue d’atteindre l’objectif de température à long terme énoncé à l’article 2, les Parties cherchent à parvenir au plafonnement mondial des émissions de gaz à effet de serre dans les meilleurs délais, étant entendu que le plafonnement prendra davantage de temps pour les pays en développement Parties, et à opérer des réductions rapidement par la suite conformément aux meilleures données scientifiques disponibles de façon à parvenir à un équilibre entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre au cours de la deuxième moitié du siècle, sur la base de l’équité, et dans le contexte du développement durable et de la lutte contre la pauvreté[11]. [emphase ajoutée]

Comme le décrit Robert Falkner, cet article invite les pays signataires à adopter l’objectif ambitieux d’atteindre la neutralité carbone, ou les émissions nettes nulles, entre 2050 et 2100 :

[Traduction] Fait important, l’Accord de Paris énonce également un objectif à long terme en réponse à une demande clé des groupes de la société civile et des pays en développement. Le paragraphe 4 (1) stipule que « les Parties cherchent à parvenir au plafonnement mondial des émissions de gaz à effet de serre dans les meilleurs délais » et à parvenir à « un équilibre entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre au cours de la deuxième moitié du siècle ». La notion d’équilibre entre les émissions à laquelle on renvoie dans une version antérieure de l’accord comme étant la « neutralité des émissions » suggère que les émissions de GES devront être ramenées à un niveau « net nul » entre 2050 et 2100; le PNUE avait demandé que cet objectif soit atteint pour les émissions de CO2 d’ici 2070. Contrairement au Protocole de Kyoto, qui ne comportait pas d’objectifs à long terme, l’Accord de Paris envoie donc un signal important aux marchés mondiaux, et surtout aux investisseurs institutionnels, bien qu’il soit affaibli par l’absence d’un calendrier précis et l’incertitude quant à l’utilisation future des puits de carbone. La réalisation des objectifs de Paris exigera des investissements mondiaux dans les programmes de séquestration du carbone, mais le boisement à grande échelle est susceptible de susciter des préoccupations en matière de sécurité alimentaire, tandis que la viabilité technique et économique du captage et du stockage du carbone reste incertaine[12].

Wolfgang Obergassel et al font la lecture suivante de ce qui a mené à l’inclusion de cet article :

[Traduction] Dans les négociations sur le climat, l’Independent Association of Latin America and the Caribbean ont en outre appelé à l’atteinte d’émissions nettes nulles de CO2 et d’autres gaz à effet de serre (GES) persistants d’ici la fin du siècle, tandis que l’Alliance des petits États insulaires et les pays les moins avancés ont demandé des réductions d’émissions mondiales d’au moins 70 à 90 % d’ici 2050. Certains [petits États insulaires en développement] ont également demandé la décarbonisation complète d’ici 2050. En revanche, les pays arabes et les autres pays exportateurs de pétrole, en particulier, se sont opposés à l’inclusion pure et simple de tout article sur la décarbonisation ou la neutralité en matière d’émissions.

L’avant-dernière ébauche aux fins de négociation comportait toujours une référence à [traduction] « l’atteinte de la neutralité des émissions de gaz à effet de serre dans la seconde moitié du siècle ». Dans les dernières heures de négociation, le texte de compromis inclus était aussi celui qui avait été utilisé dans la Convention et représente à peu de chose près une définition scientifique du terme « neutralité en matière de gaz à effet de serre ». Les parties ont convenu de ce qui suit :

… cherchent à parvenir au plafonnement mondial des émissions de gaz à effet de serre dans les meilleurs délais, étant entendu que le plafonnement prendra davantage de temps pour les pays en développement Parties, et à opérer des réductions rapidement par la suite conformément aux meilleures données scientifiques disponibles de façon à parvenir à un équilibre entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre au cours de la deuxième moitié du siècle, sur la base de l’équité, et dans le contexte du développement durable et de la lutte contre la pauvreté[13].

En incluant cet objectif ambitieux, l’Accord de Paris a incité les gouvernements du monde entier à prendre des mesures pour atteindre l’objectif d’émissions nettes nulles, lesquelles vont de changements législatifs réels à l’adoption de positions de principe. Par exemple, l’auteur Megan Darby propose un examen mondial des objectifs d’émissions nettes nulles de l’Autriche, du Chili, du Danemark, du Costa Rica, de la France, du Japon, de la Nouvelle-Zélande et de plusieurs autres pays[14]. Le Canada et le Royaume-Uni comptent parmi les pays qui ont pris des engagements en matière d’émissions nettes nulles. Cependant, alors que l’objectif d’émissions nettes nulles du Canada d’ici 2050 demeure une orientation stratégique[15], le Royaume-Uni a, pour sa part, réellement enchâssé le sien dans la loi.

Le 12 juin 2019, un décret (le « décret »)[16] a été déposé devant le Parlement britannique pour modifier le paragraphe 1 (1) de la Climate Change Act (CCA)[17] afin d’inclure une cible d’au moins 100 % de réduction des émissions de gaz à effet de serre (par rapport aux niveaux de 1990) d’ici 2050 (le libellé précédent fixait une cible de 80 %[18]). Comme l’a déclaré Chris Skidmore, ministre britannique de l’Énergie et de la Croissance propre au parquet de la Chambre des communes, le décret [traduction] « … constituerait un engagement juridiquement contraignant de mettre fin à la contribution du Royaume-Uni aux changements climatiques[19] ».

Le décret est entré en vigueur le 27 juin 2019, conformément au paragraphe 2 (1) de la CCA, qui autorise le secrétaire d’État à modifier la cible (soit le pourcentage ou l’année de référence) au moyen d’une loi secondaire[20]. Le décret a été inspiré par le rapport du Committee on Climate Change du 2 mai 2019, qui recommandait la modification législative[21].

L’AFFAIRE HEATHROW

A) Contexte factuel

L’affaire Heathrow concerne le débat de longue date entre les habitants de Londres sur la question de savoir si l’aéroport de Heathrow devrait être élargi pour inclure une troisième piste. Comme le fait remarquer l’auteur Christopher Clement-Davies, [traduction] « […] le débat sur une nouvelle piste fait rage depuis plus d’une décennie. Les discussions en vue d’une nouvelle piste à Heathrow remontent aux années 1960[22]… ». Comme la Cour d’appel le fait remarquer, l’ajout proposé est devenu une question de nature intensément politique en raison des préoccupations environnementales croissantes qui s’opposent aux préoccupations économiques.

[Traduction] Heathrow est un aéroport international majeur – le plus achalandé d’Europe et le plus achalandé du monde avec deux pistes. Chaque année, il traite environ 70 % des vols long-courriers réguliers du Royaume-Uni, 80 millions de passagers et jusqu’à 480 000 mouvements de la circulation aérienne. Gatwick est l’aéroport à piste unique le plus achalandé au monde et traite chaque année environ 11 % du trafic long-courrier régulier du Royaume-Uni. Si le Royaume-Uni veut conserver son statut de « plaque tournante » de l’aviation, il doit accroître sa capacité de services d’aviation. La question de savoir si cette augmentation de la capacité devrait être soutenue dans la politique nationale, et en particulier la question de savoir si elle devrait impliquer la construction d’une troisième piste à Heathrow, a longtemps fait l’objet d’un débat et d’une controverse politiques, intensifiés par les préoccupations au sujet du coût environnemental de sa réalisation et, plus récemment, par l’effort mondial concerté pour lutter contre les changements climatiques en réduisant les émissions de carbone…[23]

Le 26 juin 2018, le gouvernement a adopté une politique appelée l’Airports National Policy Statement: new runway capacity and infrastructure at airports in the South East of England (l’« ANPS ») désignée par le secrétaire d’État aux Transports conformément à l’article 5 de la Planning Act 2008[24]. Il est important de signaler que le paragraphe 5 (8) de la Planning Act exige que le secrétaire d’État, lorsqu’il procède à des désignations, tienne compte de la politique gouvernementale[25] :

[Traduction] 5 (1) Le secrétaire d’État peut désigner une déclaration comme énoncé de politique nationale aux fins de l’application de la présente loi si celle-ci :

a) est publiée par le secrétaire d’État,

b) énonce la politique nationale relative à une ou plusieurs descriptions précises d’aménagement.

(8) Les raisons doivent (notamment) comprendre une explication de la façon dont la politique contenue dans l’énoncé tient compte de la politique gouvernementale relative à l’atténuation des changements climatiques et à l’adaptation à ceux-ci.

Le même jour, le secrétaire d’État a publié « The Airports National Policy Statement: Post-adoption Statement » qui explique comment les considérations environnementales et les réponses aux consultations ont été prises en compte.

Cette désignation a fait l’objet d’une révision judiciaire mené par cinq autorités locales, soit le maire de Londres, Greenpeace Ltd, Friends of the Earth Ltd et Plan B Earth[26].

B) Analyse

L’affaire Heathrow portait sur des appels de révisions judiciaires portant sur un certain nombre de questions :

[Traduction] Les principales questions que nous devons trancher, comme en ont convenu les parties, se classent en quatre catégories : premièrement, les questions relatives à l’application de la Directive 92/43/CEE du Conseil concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages (« la Directive sur les habitats »); deuxièmement, les questions relatives à l’application de la Directive 2001/42/CE du Conseil relative à l’évaluation des incidences de certains plans et programmes sur l’environnement (la Directive sur l’EES); troisièmement, les questions relatives aux engagements du Royaume-Uni en matière de changements climatiques et quatrièmement, les mesures spéciales[27].

Pour les besoins de notre discussion, les parties pertinentes de l’analyse de la Cour d’appel traitent des questions relatives aux changements climatiques, que la Cour a résumées ainsi :

[Traduction] 184. Les questions concernant les engagements du Royaume-Uni en matière de changements climatiques peuvent être simplifiées et traitées sous un angle pratique selon quatre rubriques principales : « Questions relatives aux changements climatiques (3), (4), (5) et (6) – L’engagement du gouvernement à l’égard de l’Accord de Paris constituait-il une politique gouvernementale sur les changements climatiques, dont le secrétaire d’État devait tenir compte? »; « Question liée aux changements climatiques (1) – si la désignation de l’ANPS était illégale parce que le secrétaire d’État a enfreint le paragraphe 10 (3) de la Planning Act »; « Question liée à la directive sur l’EES (4) – si le secrétaire d’État a enfreint la Directive sur l’EES en omettant de tenir compte de l’Accord de Paris »; et « Question liée aux changements climatiques (2) – le secrétaire d’État a-t-il commis une erreur dans sa prise en compte des impacts non liés au CO2 et de l’effet des émissions au-delà de 2050? » (voir les paragraphes 12 et 13 ci-dessus).

185. Comme nous l’avons dit, la Climate Change Act a fixé une « cible de carbone » pour le Royaume-Uni afin de réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 80 % par rapport à leur niveau de 1990 d’ici 2050 (article 1). Cette cible correspondait à la limite de température mondiale en place en 2008, qui était de 2 °C (voir le paragraphe 17 ci-dessus). En revanche, l’Accord de Paris consacre un engagement ferme à limiter l’augmentation de la température moyenne mondiale à [traduction] « bien en deçà de 2 °C au-dessus des niveaux préindustriels et à poursuivre les efforts pour limiter l’augmentation de la température à 1,5 °C au-dessus des niveaux préindustriels » (alinéa 2 (1)a)) (voir le paragraphe 23 ci-dessus).

186. Il est communément admis que le secrétaire d’État n’a pas tenu compte de l’Accord de Paris dans sa décision de désigner l’ANPS[28].

La Cour d’appel a conclu dans le dossier de preuve que [traduction] « … le gouvernement a déclaré expressément qu’il s’engageait à respecter l’Accord de Paris afin de limiter la hausse de la température mondiale bien en deçà de 2 °C et de poursuivre ses efforts pour la limiter à 1,5 °C[29] ». Elle a ensuite expliqué en détail en quoi cet engagement faisait clairement partie de la « politique gouvernementale » du Royaume-Uni qui doit être prise en compte aux termes clairs du paragraphe 5 (8) de la Planning Act:

[Traduction] 228. À notre avis, l’engagement du gouvernement à l’égard de l’Accord de Paris faisait clairement partie de la « politique gouvernementale » au moment de la désignation de l’ANPS. Premièrement, il faisait suite à l’acte solennel de la ratification de cet accord international par le Royaume-Uni en novembre 2016. Deuxièmement, comme nous l’avons expliqué, des déclarations fermes réitérant la politique du gouvernement d’adhésion à l’Accord de Paris ont été formulées par les ministres concernés, par exemple l’honorable Andrea Leadsom, députée, et la très honorable Amber Rudd, députée, en mars 2016.

229. Il est important de souligner que la signification ne dépasse pas celle que le pouvoir exécutif doit se conformer à la volonté du Parlement, comme il est précisé aux termes du paragraphe 5 (8).

230. De plus, cela exige simplement que l’exécutif tienne compte de ses propres engagements en matière de politique. Après tout, les actes de négociation, de signature et de ratification d’un traité international sont tous des actes qui, en vertu de la Constitution britannique, sont confiés au pouvoir exécutif de l’État – la Couronne. Cette distinction entre les fonctions de la Couronne et celles du Parlement est à la base du caractère dualiste de notre système juridique (voir, par exemple, le discours de lord Oliver d’Aylmerton dans J. H. Rayner [Mincing Lane] Ltd. , à la p. 500) et explique pourquoi la ratification d’un traité international ne peut, sans autre mesure, modifier le droit interne; si cela était possible, la Couronne pourrait modifier ce droit interne sans le consentement du Parlement. L’exigence que la Couronne se conforme à ce qui a été promulgué par le Parlement (dans ce cas, les obligations prévues au paragraphe 5 (8) de la Planning Act) est un exercice tout à fait conventionnel du droit public.

231. Nous répétons que l’obligation prévue au paragraphe 5 (8) n’oblige pas même l’exécutif à se conformer à ses propres engagements en matière de politique, simplement à en tenir compte et à expliquer comment il l’a fait[30].

La Cour d’appel a finalement conclu que le défaut du secrétaire d’État de tenir compte de l’Accord de Paris [traduction] « suffisait à vicier la désignation[31] ». Fait important, la Cour d’appel a conclu que la prise en compte de l’Accord de Paris incluait la prise en considération des effets des émissions au-delà de 2050 :

[Traduction] M. Maurici a soutenu que l’effet des émissions au-delà de 2050 était étroitement lié à l’objectif de l’Accord de Paris d’atteindre la cible d’émissions nettes nulles de gaz à effet de serre au cours de la deuxième moitié du siècle. Il a soutenu, en faisant référence au témoignage de Mme Low, qu’il serait raisonnable d’évaluer l’impact de l’expansion de l’aéroport au regard des cibles actuelles en matière de changements climatiques et que, au fur et à mesure que les cibles de réduction des émissions de carbone seront définies pour la période après 2050, toutes les entités concernées devront se conformer aux obligations qui en découlent quand et dans la mesure où elles seront appliquées. Cette assertion est étroitement liée à la thèse fondamentale de M. Maurici, à savoir que le secrétaire d’État n’avait aucune obligation de tenir compte de l’Accord de Paris. Pour ces raisons, nous rejetons cette observation. Il s’ensuit donc que ces deux aspects supplémentaires de l’affaire, étant étroitement liés à la question de l’Accord de Paris, comme l’a fait valoir M. Maurici, devront être pris en compte dans l’exercice que le secrétaire d’État se doit d’effectuer conformément à la loi[32].

Un appel visant l’affaire Heathrow a été interjeté devant la Cour suprême et est en instance[33].

Inutile de dire qu’il s’agit d’une décision qui revêt un caractère extrêmement nouveau, et il reste incertain de savoir comment les tribunaux de demain s’appuieront sur les conclusions de la Cour d’appel en matière de changements climatiques. Quoi qu’il en soit, les commentaires entourant l’affaire Heathrow prêtent à penser qu’il pourrait très bien s’agir d’un tournant décisif en ce qui concerne l’application des engagements internationaux en matière de changements climatiques en vertu de la common law dans le cadre de projets d’infrastructure à grande échelle. À titre d’exemple, Edward Mitchell le formule en ces mots :

[Traduction] Outre les répercussions sur la construction d’une troisième piste à l’aéroport Heathrow, l’affaire a des répercussions sur la désignation de futurs énoncés de la politique nationale (EPN) et sur la révision d’autres énoncés existants. L’arrêt clarifiera si l’AP de 2008 oblige le secrétaire d’État à tenir compte des engagements internationaux à l’égard desquels le gouvernement a exprimé une « politique d’adhésion » lorsqu’il décide de désigner de futurs énoncés de la politique nationale. Elle revêtira de l’importance pour les EPN existantes parce qu’un tribunal peut envisager de contester une décision du secrétaire d’État de ne pas procéder à une révision. Au moment de la rédaction du présent article, trois demandeurs éventuels ont indiqué qu’ils contesteraient tout défaut de révision des EPN visant de grands projets d’infrastructure énergétique à la suite de la modification de la CCA. Cette prétention pourrait être renforcée si la Cour suprême reconnaît que la désignation de l’ANPS était illégale; le secrétaire d’État pourrait alors être tenu de déterminer si l’Accord de Paris aurait également eu une incidence importante sur le fondement sur lequel la politique des EPN visant des projets d’infrastructure énergétique s’est appuyée.

Les ramifications juridiques de l’Accord de Paris de 2015 et l’engagement du Royaume-Uni envers la décarbonisation et l’atténuation des changements climatiques sont définies progressivement. L’affaire dont il est question ici n’obligera pas les ministres du gouvernement britannique à éviter des décisions qui pourraient être incompatibles avec les engagements nationaux et internationaux du Royaume-Uni en matière de décarbonisation et d’atténuation des changements climatiques. N’empêche, l’arrêt confirmera si le secrétaire d’État, lorsqu’il a décidé de désigner l’ANPS, aurait dû tenir compte de la politique contenue dans cet énoncé dans le contexte des engagements pris en vertu de l’Accord de Paris. Cette confirmation pourrait avoir des ramifications importantes pour la désignation d’autres EPN si le jugement de la Cour suggère que le secrétaire d’État aurait dû tenir compte des engagements internationaux à l’égard desquels le Gouvernement a exprimé une « politique d’adhésion ». Parallèlement à d’autres litiges en cours, l’arrêt clarifiera également quels sont les facteurs pertinents à considérer lorsque le secrétaire d’État décide d’examiner un EPN désigné ou applique la politique contenue dans un EPN désigné pour consentir à l’exécution d’un grand projet d’infrastructure[34].

Certains considèrent que l’impact potentiel sur l’approbation des projets d’infrastructure est important. Norton Rose Fulbright fait part de ses observations juridiques sur l’affaire Heathrow :

[Traduction] Cette décision pourrait avoir de vastes répercussions sur l’approbation et le financement de grands projets d’infrastructure. Elle montre que, lorsque la loi exige de tenir compte des politiques sur les changements climatiques avant d’élaborer des instruments de planification ou de déterminer les approbations requises pour de grands projets d’infrastructure, les décideurs peuvent être tenus de prendre en considération les engagements pris en vertu d’accords internationaux comme l’Accord de Paris. Il en va ainsi même lorsque ces engagements sont plus contraignants que ceux adoptés en vertu des lois nationales. Toutefois, le poids accordé à ces engagements sera du ressort du décideur[35].

Bien entendu, les commentateurs se sont empressés de circonscrire la portée de l’affaire Heathrow et de souligner le fait que la décision était purement de nature procédurale et non orientée par la politique. Par exemple, Christopher Clement-Davies formule ses observations :

[Traduction] Comme on pouvait s’y attendre, la surexcitation engendrée par la décision de la Cour d’appel a donné lieu à des interprétations erronées. Elle a été rendue dans une salle d’audience bondée qui a jubilé à son annonce. Les militants de l’extérieur l’ont qualifié d’« historique » et de « formidable ». « Elle montre que l’Accord de Paris a du mordant », a déclaré un manifestant enthousiaste à la télévision. Ce point de vue a été repris par une professeure adjointe de droit à l’université de Leiden, en Hollande, Margaretta Wewiruka, qui estime que la décision pourrait avoir des « répercussions mondiales ». « Pour la première fois, un tribunal a confirmé que l’objectif de l’Accord de Paris de maintenir le réchauffement à moins de 1,5 oC a un effet contraignant », a-t-elle déclaré. Elle a conclu que l’arrêt pourrait « donner souffle à des litiges similaires dans d’autres pays qui ont signé l’Accord de Paris ». Certains militants pour l’environnement présents semblent avoir interprété le jugement comme une forme d’énoncé de politique générale visant à bloquer toute éventuelle expansion aéroportuaire au Royaume-Uni.

Bien entendu, il n’en est rien. Il n’appartient pas aux tribunaux d’élaborer des politiques au nom des gouvernements ou des citoyens ni de tirer leurs propres conclusions sur les mesures à prendre pour faire face à l’urgence climatique. Le jugement portait sur une question de procédure, sur une révision judiciaire, et non sur une question de politique de fond[36]

En fait, la Cour d’appel elle-même s’est empressée de nuancer sa décision à cet égard :

[Traduction]… [les procédures de révision judiciaire] ne nous obligent pas à décider si l’aéroport d’Heathrow devrait être élargi et de quelle façon. Là n’est pas le genre de décision que peuvent prendre les tribunaux; il s’agit en fin de compte d’une question d’ordre politique du ressort du gouvernement au pouvoir. Nous devons plutôt déterminer si la Cour divisionnaire a eu tort de conclure que la politique du gouvernement en faveur de l’aménagement d’une troisième piste à Heathrow a été adoptée en toute légalité. Voilà la question dont nous sommes saisis. Il s’agit d’une question exclusivement d’ordre juridique[37].

Toutefois, même si le champ d’intervention de la Cour suprême et les commentaires sont très circonscrits, la décision de la Cour suprême suscite encore beaucoup d’attentes. Et bien que la matrice législative en question dans l’affaire Heathrow était endémique au Royaume-Uni, les pays du monde entier, y compris le Canada, partagent la politique déclarée du Royaume-Uni de réduire les émissions au niveau net nul d’ici 2050. Par conséquent, une question intéressante est de savoir si les tribunaux au Canada, où un énoncé de politique semblable sur les émissions nettes nulles a été formulé, suivront l’exemple de la Cour d’appel dans l’affaire Heathrow et, le cas échéant, ce que cela pourrait signifier pour l’approbation de grands projets d’infrastructure à grande échelle et à émissions élevées.

RÉPERCUSSIONS POSSIBLES AU CANADA

A) Les politiques ne suffiront pas

L’affaire Heathrow n’a évidemment pas force exécutoire au Canada. Par ailleurs, le Canada n’a pas encore obtenu de décision comme dans l’affaire Heathrow, où l’approbation d’un projet d’infrastructure de grande envergure est annulée parce qu’il n’a pas tenu compte de la politique de d’émissions nettes nulles.

Au Canada, les tribunaux et les organismes de réglementation ont rendu une série de décisions dans lesquelles des projets d’infrastructure sont interrompus parce que le gouvernement ne tient pas compte de certains facteurs environnementaux. Toutefois, ils se sont montrés hésitants à reconnaître que les politiques fondées sur des obligations internationales non mises en œuvre lient les décideurs gouvernementaux.

La Cour d’appel du Royaume-Uni a franchi la barrière entre le législatif et la politique. Autrement dit, elle a soutenu que l’engagement du gouvernement britannique à l’égard de l’Accord de Paris faisait partie de la « politique gouvernementale » en se fondant sur le fait que l’Accord de Paris avait été ratifié et que le gouvernement avait formulé [traduction] « des déclarations fermes réitérant la politique d’adhésion à l’Accord de Paris par les ministres concernés[38] ».

Les tribunaux canadiens et les organismes de réglementation n’ont pas encore osé faire ce bond en avant qui consiste à obliger les gouvernements prendre en compte des politiques adoptées dans le cadre d’accords internationaux sur l’environnement qui n’ont pas été incorporées dans les lois nationales.

L’approche traditionnelle adoptée par les tribunaux canadiens à l’égard des accords internationaux sur l’environnement a été décrite par l’auteure Elizabeth Brandon comme suit :

[Traduction] Jusqu’à tout récemment, les juges et les avocats plaidants canadiens n’ont utilisé que très peu le droit international dans leurs arguments juridiques, particulièrement dans le domaine des litiges environnementaux. Toope fait remarquer que, malgré l’auto-perception internationaliste du Canada, celui-ci accuse un retard par rapport aux autres États développés pour ce qui est de reconnaître le lien direct entre le droit international et le droit interne[39]

Michael Slattery décrit le fondement de cette approche traditionnelle comme étant ancré dans le principe de la prérogative de la Couronne :

[Traduction] La nature même d’une prérogative de la Couronne est qu’elle est intrinsèquement discrétionnaire. À l’origine un droit exclusif du roi d’Angleterre, la prérogative a évolué au fil du temps pour devenir un pouvoir en common law réservé à l’exécutif. Toutefois, il a été maintenu que l’exercice de la prérogative peut être examiné par les tribunaux dans certaines circonstances depuis le XVIIe siècle. Selon Hogg, Monahan et Wright, la révision judiciaire de l’exercice de la prérogative par la Couronne suit un modèle d’enquête cohérent. Premièrement, les tribunaux détermineront si un pouvoir de prérogative revendiqué par la Couronne existe effectivement et, le cas échéant, établiront ses limites et détermineront si ces limites ont été respectées, et si ce pouvoir a été supplanté par la loi. Deuxièmement, les tribunaux exigeront non seulement que les prérogatives soient exercées conformément à la Charte canadienne des droits et libertés et à d’autres règles constitutionnelles, mais aussi que les règles du droit administratif comme les limites de la délégation et l’obligation d’équité soient respectées[40].

Slattery poursuit en expliquant comment le principe de la prérogative de la Couronne empêche les tribunaux de pondérer les engagements pris en vertu de traités internationaux, qui ont toujours été considérés comme de pures décisions d’ordre politique qui échappent à l’examen des tribunaux :

[Traduction] Cette politique sur les cibles d’émissions serait celle à contester en vertu d’une théorie du style de l’affaire Urgenda. Le problème posé ici est que la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Just c. Colombie-Britannique, a clairement indiqué qu’« [u] ne autorité publique est assujettie à l’obligation de diligence à moins d’un motif valable de l’en exempter. Un motif valable d’exemption est le cas d’une véritable décision de politique prise par un organisme gouvernemental. » En effet, la ratification de l’Accord de Paris par le premier ministre et son engagement à l’égard d’une cible correspondante en matière d’émissions de gaz à effet de serre constitue un exercice de la prérogative de la Couronne en matières internationales. En l’absence d’une loi donnant effet à l’engagement, l’exercice de la prérogative relativement à un engagement pris en vertu d’un traité semble être une décision purement politique de l’exécutif, qui échappe à l’examen des tribunaux[41]

L’affaire « Urgenda » mentionnée par Slattery est une autre décision novatrice prise aux Pays-Bas, où un organisme sans but lucratif néerlandais a poursuivi avec succès le gouvernement des Pays-Bas pour avoir adopté une cible de réduction des émissions de gaz à effet de serre inadéquate par négligence[42]. Notamment, comme le résume Slattery, la Cour néerlandaise a lié son analyse de la négligence aux engagements du gouvernement en vertu du droit international de l’environnement :

[Traduction] On peut interpréter l’affaire comme une décision comportant trois éléments nouveaux. Premièrement, la cour a jugé qu’elle avait le pouvoir d’examiner la politique de l’État sur les émissions de gaz à effet de serre. Deuxièmement, elle a établi une obligation de diligence propre aux normes relatives aux émissions provoquant des changements climatiques, qui intègre les principes du droit privé et du droit public. Troisièmement, son analyse a établi un lien entre le droit international, le droit européen et le droit national qui forment une chaîne juridique continue pour établir la norme de diligence[43].

Cette réticence à évoquer des politiques fondées sur des traités internationaux de protection de l’environnement non mis en œuvre est prédominante dans la jurisprudence canadienne. L’auteure Natasha Affolder décrit cette réticence en résumant plusieurs affaires dans lesquelles les tribunaux, en examinant les approbations gouvernementales de projets d’infrastructure, restent soit muets sur les arguments fondés sur le droit international de l’environnement, soit les rejettent expressément.[44] Par exemple, Affolder relève le silence de la Cour fédérale dans l’affaire Pembina Institute for Appropriate Development c Canada (Ministre des Pêches et des Océans)[45], qui portait sur une contestation de l’approbation réglementaire accordée à une mine de charbon à ciel ouvert à quelques kilomètres à l’extérieur du parc national Jasper :

[Traduction] L’Institut Pembina, ainsi que d’autres groupes de conservation régionaux, provinciaux et nationaux représentés par le Sierra Legal Defence Fund (collectivement, les « groupes de conservation »), a sollicité une ordonnance pour annuler l’autorisation de projet et obliger le ministère des Pêches et des Océans à effectuer une évaluation environnementale des modifications apportées au projet. Dans leurs observations, les groupes de conservation ont soutenu que l’autorisation accordée par le gouvernement fédéral en 2004 pour la première partie de la mine devrait être annulée en raison du risque que la mine détruise l’habitat sensible des oiseaux migrateurs en violation de la Loi sur la convention concernant les oiseaux migrateurs. Ils ont avancé une interprétation téléologique de la Loi sur la convention concernant les oiseaux migrateurs qui reflète les engagements du Canada en vertu de la Convention concernant les oiseaux migrateurs à protéger non seulement les espèces, mais aussi « les terres et les eaux dont ils dépendent ». Les groupes de conservation ont soutenu que la Loi sur la convention concernant les oiseaux migrateurs devrait être interprétée d’une manière conforme aux obligations internationales du Canada, et qu’une interprétation qui remplit les engagements du Canada en vertu des traités devrait être privilégiée par rapport à une interprétation qui ne les remplit pas…

… En rejetant les demandes des groupes de conservation, la Cour fédérale est demeurée entièrement silencieuse sur ces questions de droit international et sur la présomption de conformité législative[46].

Affolder mentionne également l’affaire Wellington Centre and Malpeque Bay Concerned Citizens Committee Inc. v Prince Edward Island (Minister of Environment)[47], qui portait sur une demande de révision judiciaire de l’approbation d’une nouvelle installation de gestion des déchets. Affolder fait remarquer que, malgré les arguments entendus voulant que l’évaluation environnementale qui a été menée n’ait pas tenu compte des obligations du Canada en vertu de la Convention de Ramsar (une convention internationale pour la protection des terres humides), le juge Jenkins a conclu que le ministre responsable n’avait pas d’obligation en ce sens :

Le juge Jenkins de la Cour suprême de l’Île-du-Prince-Édouard a conclu que la décision du ministre n’était pas manifestement déraisonnable, que les facteurs appropriés avaient été pris en considération et que [traduction] « l’expert-conseil et le ministre n’avaient pas le devoir de faire une mention spéciale de la Convention de Ramsar[48] ».

B) Loi établissant des cibles d’émissions nettes nulles

Il ressort assez clairement de la jurisprudence canadienne que les tribunaux ne sont pas disposés à obliger les gouvernements à respecter des énoncés de politique fondés sur des obligations environnementales internationales non mises en œuvre. Cependant, les lois nationales qui fixent expressément des cibles d’émissions nettes nulles obligeront presque assurément les décideurs du gouvernement à tenir compte de ces cibles lorsqu’ils prendront des décisions d’approbation de projets d’infrastructure.

Par exemple, la nouvelle Sustainable Development Goals Act[49] (SDGA) de la Nouvelle-Écosse établit la cible d’émissions nettes nulles suivante :

[Traduction] Les objectifs du gouvernement en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre sont les suivants :

a) d’ici 2020, au moins 10 pour cent sous les niveaux d’émissions de 1990;

b) d’ici 2030, au moins 53 pour cent sous les niveaux d’émissions de 2005;

c) d’ici 2050, au niveau net nul, en équilibrant les émissions de gaz à effet de serre avec les absorptions de gaz à effet de serre et d’autres mesures compensatoires.

Bien que la SDGA n’ait pas encore été examinée par une cour ou un tribunal, elle peut offrir aux groupes environnementaux une avenue pour contourner l’obstacle de la prérogative de la Couronne qui a mis les décideurs du gouvernement à l’abri d’un examen pour avoir omis de tenir compte des obligations environnementales internationales lorsqu’ils approuvent des projets d’infrastructure.

Dans l’affaire Heathrow, la Cour d’appel du Royaume-Uni a conclu qu’une politique gouvernementale fondée sur l’Accord de Paris suffisait pour obliger le ministre dans cette affaire à tenir compte de l’Accord de Paris. La SDGA fixera une cible législative.

Comme l’a fait remarquer Elizabeth Brandon, la législation interne donne un effet juridique direct au traité dans la compétence qui le met en œuvre :

[Traduction] Hormis les défis inhérents au système fédéral du Canada, il est possible d’utiliser dans une large mesure un traité une fois qu’il est considéré comme ayant été mis en œuvre dans la législation interne. Lorsqu’une loi de mise en œuvre précise a été adoptée, le traité a immédiatement un effet juridique direct sur le droit interne. Il s’ensuit que les dispositions du traité qui ont été reproduites dans la loi pertinente seraient appliquées directement par les tribunaux de la même façon que les lois ordinaires. S’il y a une ambiguïté dans la loi, il reste possible d’obtenir des éclaircissements en se reportant au traité lui-même, en l’examinant dans son ensemble pour comprendre le contexte dans lequel il a été créé.

Il y a souvent de l’incertitude quant à savoir si un traité a été mis en œuvre ou dans quelle mesure il l’a été (en partie ou en entier). Bien qu’il soit difficile de déterminer le statut juridique exact de ces traités, à tout le moins, ils demeurent pertinents aux fins du processus d’interprétation des lois. Un traité qui a été partiellement mis en œuvre – par exemple, lorsque ses dispositions ont été reproduites dans la législation interne ou que ses objectifs ont été atteints au moyen de mesures stratégiques – peut même être considéré comme directement applicable. Bien que l’applicabilité directe puisse être limitée aux dispositions mises en œuvre, le reste du traité doit être considéré comme faisant partie du contexte juridique, et donc, comme pertinent[50].

Brandon ajoute que, bien que la législation interne dût traditionnellement incorporer le traité international pertinent dans la législation en termes explicites, ce point de vue traditionnel a évolué depuis :

[Traduction] Comme il a été mentionné précédemment, l’approche traditionnelle de la mise en œuvre du droit international insiste sur le fait qu’une loi de mise en œuvre précise est nécessaire pour qu’un traité ait un effet à l’échelle nationale. Toutefois, comme l’a fait remarquer van Ert, la pensée judiciaire a maintenant évolué au point où une loi de mise en œuvre n’a plus à faire mention du traité qu’elle met en œuvre. Il soutient que [traduction] « la tâche de déterminer si une loi vise à mettre en œuvre un traité n’est pas différente de celle de discerner l’intention du législateur de façon plus générale ». Par conséquent, une loi qui ne s’appuie pas directement sur le texte du traité, mais qui apporte simplement des changements juridiques adéquats pour respecter les obligations du Canada en vertu du traité, serait acceptable[51].

La SDGA ne renferme pas de libellé explicite incorporant l’Accord de Paris. Toutefois, lorsqu’il a présenté la SDGA à l’étape de la deuxième lecture à l’Assemblée législative, l’honorable Gordon Wilson, ministre de l’Environnement de la Nouvelle-Écosse, a expressément déclaré que les objectifs qu’elle renferme ont été choisis en fonction des recommandations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat des Nations Unies :

[Traduction] Monsieur le Président, ces objectifs sont fondés sur la science. Nous les choisissons parce qu’ils sont conformes aux recommandations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat des Nations Unies. Ils garantissent que la Nouvelle-Écosse continue de faire sa juste part dans la lutte contre les changements climatiques. La loi nous oblige également à planifier la façon dont nous atteindrons ces objectifs importants. D’ici la fin de l’année prochaine, nous élaborerons une nouvelle stratégie sur les changements climatiques qui décrira exactement comment nous nous y prendrons[52]. [emphase ajoutée]

Il est beaucoup trop tôt pour dire comment la SDGA sera utilisée en Nouvelle-Écosse. Cependant, comme le gouvernement de la Nouvelle-Écosse avait clairement l’intention d’adopter une loi qui suivrait les recommandations des Nations Unies, on pourrait soutenir que la SDGA intègre l’Accord de Paris. Outre cette considération, et indépendamment de la question de savoir si cela fait intervenir le droit international de l’environnement dans les activités nationales, la cible d’émissions nettes nulles de la SDGA sera presque certainement utilisée par les groupes environnementaux comme base pour contester les approbations de projets d’infrastructure à grande échelle et à émissions élevées. En somme, elle fournit un fondement législatif clair pour de tels arguments auxquels la loi a résisté farouchement lorsqu’ils étaient fondés uniquement sur des obligations internationales non mises en œuvre, ou simplement sur une politique gouvernementale.

CONCLUSION

De toute évidence, on désire des cibles environnementales plus fermes et plus claires. Toutefois, le rôle du système judiciaire pour aider à faire respecter ces cibles par le gouvernement reste à déterminer. Quoi qu’il en soit, si l’on se reporte à l’affaire Heathrow, au Royaume-Uni, et à la tendance croissante de la mise en œuvre de politiques et de lois relatives à des « émissions nettes nulles », le nombre de litiges liés au principe des « émissions nettes nulles » devrait augmenter de façon exponentielle au cours de la prochaine décennie. Cela soulèvera un certain nombre de questions épineuses pour les avocats et les tribunaux qui doivent s’y retrouver dans cette nouvelle catégorie de politiques et de lois environnementales. Au-delà des questions de compétence et de politique, il y a aussi la question du caractère éloigné, à savoir comment un tribunal peut déterminer si un certain projet d’infrastructure, aujourd’hui, placera le gouvernement en contravention de ses obligations relatives aux émissions nettes nulles qui sont projetées dans 50 ans? De plus, comme le bilan d’émissions nettes nulles inclut les compensations de carbone dans son équation, un autre élément du caractère éloigné est introduit. N’empêche, une chose est certaine : les cibles d’émissions nettes nulles causeront presque certainement une autre entrave aux promoteurs de projets d’infrastructure à grande échelle et à émissions élevées, et fourniront aux groupes environnementaux un autre outil dans leur arsenal pour contester l’approbation des projets.

*James MacDuff est associé chez McInnes Cooper. Il est membre du Groupe de l’énergie et des ressources naturelles du cabinet et sa pratique est axée sur les questions de droit corporatif et réglementaire.

Melanie Gillis est avocate chez McInnes Cooper. Elle exerce de plus en plus dans le domaine des litiges des secteurs du commerce, de la construction, de l’environnement et de l’énergie.

  1. [2020] EWCA Civ 214 [Affaire Heathrow].
  2. L’accord de Paris, 22 avril 2016, RT Can 2016 No 9 (entrée en vigueur : 4 novembre 2016) [Accord de Paris].
  3. Meinhard Doelle, « Toward a Principled Design of Carbon Pricing Systems: Lessons from Nova Scotia’s Proposal to Meet the Carbon Pricing Requirement in the Pan-Canadian Framework for Climate Change » (2018) 31 J Envtl L & Prac 293 à la p 295.
  4. Daniel Bodansky, « The Paris Climate Change Agreement: A New Hope? » (2016) 110 Am J Intl L 288 à la 289.
  5. Bruce Pardy, « Paris is a Progressive Fairy Tale: In Praise of American Withdrawal » (2018) 32 J Envtl L & Prac 19.
  6. Sandrine Maljean-Dubois et Matthieu Wemaëre, « The Paris Agreement, a starting point towards achieving climate neutrality? » (2016) 10:1 Carbon and Climate Law Review 1 à la p 4.
  7. Lavanya Rajamani, « The 2015 Paris Agreement: Interplay Between Hard, Soft and Non-Obligations » (2016) 28:2 J Envlt L 337 (résumé).
  8. Robert Falkner, « The Paris Agreement and the New Logic of International Climate Politics » (2016) 92:5 Intl Affairs 1107 à 1123.
  9. Voir Daniel Klein et al, The Paris Agreement on Climate Change: Analysis and Commentary, Oxford, Oxford University Press, 2017.
  10. Josh Burke, « What does Net Zero Mean? » (2 mai 2019), en ligne : <www.greenbiz.com/article/what-does-net-zero-mean>.
  11. Accord de Paris, supra note 2, art 4 (1).
  12. Falkner, supra note 8 à la p 1118.
  13. Wolfgang Obergassel et al, « Phoenix from the Ashes: An Analysis of the Paris Agreement to the United Nations Framework Convention on Climate Change — Part II » (2016) 28:1 Envtl L & Mgmt 3 à la p 243.
  14. Megan Darby et Isabelle Gerretsen, « What countries have a net zero carbon goal? » (17 septembre 2020), en ligne : Climate Home News: <www.climatechangenews.com/2019/06/14/countries-net-zero-climate-goal>.
  15. Environnement et Changement climatique Canada, Communiqué de presse, « Le gouvernement du Canada publie des projections d’émissions qui montrent une progression vers la cible climatique » (20 décembre 2019), en ligne : Gouvernement du Canada <www.canada.ca/fr/environnement-changement-climatique/nouvelles/2019/12/le-gouvernement-du-canada-publie-des-projections-demissions-qui-montrent-une-progression-vers-la-cible-climatique.html>.
  16. Climate Change Act 2008 (2050 Target Amendment) Order 2019 (UK), SI2019/1056.
  17. Climate Change Act (UK), 2008 ch. 27.
  18. Sara Priestley, « Net zero in the UK » (16 décembre 2019), House of Commons Library, at 1.
  19. HC Deb 24 juin 2019, vol. 662, col. 506
  20. UK, House of Commons, Net zero in the UK (Briefing Paper No CBP8590) à la p 7 par Sara Priestley (Londres : House of Commons Library, 2019).
  21. Committee on Climate Change, « Net Zero : the UK’s contribution to stop global warming » (2 mai 2019), en ligne (pdf ) : <www.theccc.org.uk/wp-content/uploads/2019/05/Net-Zero-The-UKs-contribution-to-stopping-global-warming.pdf>.
  22. Christopher Clement-Davies, « A third runway at Heathrow? Understanding the Court of Appeal decision » (2020) Intl Energy L Rev 1 aux pp 1–2.
  23. Affaire Heathrow, supra note 1 au para 2.
  24. Ibid au para 3.
  25. Planning Act (UK), 2008 c 29, art 5(8).
  26. Elisa de Wit, Noni Shannon et Sonali Seneviratne, « Climate change commitments lead to invalidity of Heathrow Airport extension policy » (28 février 2020), en ligne : Norton Rose Fulbright <www.nortonrosefulbright.com/en/knowledge/publications/74cb9a68/climate-change-commitments-lead-to-invalidity-of-heathrow-airport-extension-policy>.
  27. Affaire Heathrow, supra note 1 au para 10.
  28. Ibid aux para 184–86.
  29. Ibid au para 216.
  30. Ibid aux para 228–31.
  31. Ibid au para 233.
  32. Ibid au para 256.
  33. Voir R (on the application of Friends of the Earth Ltd and others) v Heathrow Airport Ltd, UKSC 2020/0042; Voir aussi R (on the application of Friends of the Earth Ltd and others) v Arora Holdings Ltd, UKSC 2020/0047, en ligne (pdf): <www.supremecourt.uk/docs/permission-to-appeal-2020-05.pdf>.
  34. Edward Mitchell, « Climate change and nationally significant infrastructure projects » (2020) 22:2 Environmental L Rev 125 aux pp 131–32.
  35. de Wit, supra note 26.
  36. Clement-Davies, supra note 22.
  37. Affaire Heathrow, supra note 1 au para 2.
  38. Ibid au para 228.
  39. Elizabeth Brandon, « Does International Law Mean Anything in Canadian Courts? » (2001) 11 J Envtl L & Prac 399 à la p 401.
  40. Michael Slattery, « Pathways from Paris: Does Urgenda Lead to Canada? » (2017) 30:3 J Envtl L & Prac 241 aux pp 262–63.
  41. Ibid aux pp 261–62.
  42. Ibid à la p 243.
  43. Ibid à la p 245.
  44. Natasha Affolder, « Domesticating the Exotic Species: International Biodiversity Law in Canada » (2006) 51:2 RD McGill 217.
  45. 2005 CF 1123.
  46. Affolder, supra note 44 aux pp 225–26.
  47. [1996] 148 Nfld et PEIR 41, [1996] PEIJ no 104.
  48. Affolder, supra note 44 à la p 227.
  49. SNS 2019, c 26.
  50. Brandon, supra note 39 à la p 407.
  51. Ibid à la p 409.
  52. Nouvelle-Écosse, Assemblée législative, Hansard Debates and Proceedings, 63-2, no 19-62 (24 octobre 2019) à la p 4 661.

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