Le mandat de l’office national de l’énergie

L’Office national de l’énergie (ONE) règlemente les pipelines d’hydrocarbure interprovinciaux et internationaux ainsi que les lignes de transport d’électricité depuis près de 60 ans.

Sa loi habilitante, la Loi sur l’Office national de l’énergie (LONE)1, indique qu’il a l’obligation de s’assurer, avant d’approuver des installations, de tenir compte du caractère de commodité et de nécessité publiques2 et, sur une base continue, d’avoir la certitude que les prix facturés pour leurs services (droits) sont « justes et raisonnables et, dans des circonstances et conditions essentiellement similaires, être exigés de tous, au même taux, pour tous les transports de même nature sur le même parcours »3.

Pendant une bonne partie de son histoire, l’intérêt dans les activités de l’ONE et la participation à ses audiences étaient confinés aux producteurs et aux transporteurs d’énergie, aux exploitants de services publics et aux consommateurs de produits énergétiques. Toutefois, au cours des dernières années, les processus de délibérations de l’ONE sont devenus bien plus litigieux.

Le professeur Jeffrey Church, dans un récent commentaire du Howe Institute, a mentionné que « … [Traduction] [il] attribue l’agitation autour de la règlementation, l’ensemble de ses institutions, processus et décisions, à une mésentente fondamentale de ce qui justifie la règlementation et, par conséquent, l’impossibilité d’en définir les objectifs ou de les cerner correctement. De nombreuses préoccupations concernant les décisions règlementaires et le processus règlementaire pourraient disparaître, ou être atténuées, si les gouvernements articulaient clairement dans une loi que les organismes de règlementation devraient fonder leurs décisions uniquement sur des bases d’efficacité économique. Si ce changement dans la loi était fait, les organismes de règlementation pourraient plutôt axer leurs efforts sur l’efficacité économique au lieu de tenter, comme d’habitude, d’attirer l’intérêt du public, ce qui n’est habituellement pas défini, et d’autres objectifs vagues que l’on trouve dans la loi en place, comme « les tarifs justes et raisonnables » 4.

Il n’y a aucun doute que cette agitation existe :

  • En ce qui a trait aux pipelines, les environnementalistes maintiennent que l’ONE devrait tenir compte des effets environnementaux de la production des produits transportés par des pipelines règlementés (effets en amont) et de l’utilisation de ces produits par les foyers et les industries en aval des pipelines.
  • Les Autochtones s’opposent à l’utilisation des terres sur lesquelles ils revendiquent des droits et que traversent des pipelines. En outre, ils soutiennent que les consultations menées par les gouvernements et sanctionnées par le tribunal n’existent pas ou sont inadéquates.
  • Les propriétaires des terres qui se trouvent sur les itinéraires proposés s’opposent aux effets environnementaux ou aux mesures proposées, ou au deux, pour assurer l’exploitation sécuritaire des pipelines envisagés.
  • Un sondage d’Ekos Research5 réalisé au début de 2016 a permis d’arriver à la conclusion, entre autres, que « seulement un Canadien sur 10 (10 %) a dit faire dans une grande mesure confiance [à l’ONE], tandis qu’un tiers des Canadiens ont dit avoir une «certaine» confiance (33 %) et un tiers avoir « un peu « confiance (33 %). Une personne sur six (17 %) n’avait pas confiance du tout »6.
  • Les conclusions d’Ekos ont été reprises récemment et sont expliquées davantage dans des études de la Canada West Foundation7 (rapport de la CWF) et dans le Rapport du comité d’experts sur la modernisation de l’Office national de l’énergie8 (rapport du Comité d’experts), comité mis sur pied par le gouvernement fédéral.

Le rapport de la CWF et celui du comité d’experts comprennent des recommandations relatives à différents changements dans la structure et à la manière de fonctionner du régime règlementaire fédéral sur l’énergie, et le gouvernement a récemment publié un document de travail en réponse aux recommandations du comité d’experts9.

Ce document de travail propose différents changements au cadre décisionnel gouvernemental en ce qui concerne les projets énergétiques d’envergure. Ces changements ont l’effet de retirer de façon explicite du cadre de l’ONE l’obligation de tenir compte des questions environnementales n’étant pas directement liées aux projets de transport énergétique et de consultations avec les Autochtones. De telles considérations seraient des questions pour les ministres et le Gouverneur en conseil, et les changements proposés auraient l’avantage de former une « barrière de protection » pour éviter que l’ONE se penche sur des questions qui ne relèvent pas directement de son mandat. Comme M. Church le fait remarquer avec justesse, « [Traduction] les organismes de règlementation ne représentent pas les bonnes entités pour examiner les objectifs environnementaux et la définition et la portée des droits autochtones en dehors de l’attribution efficace des ressources ».

De plus, le document de travail propose deux changements législatifs en lien avec les objectifs de la règlementation :

  • En ce qui a trait à la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale de 201210, on propose d’élargir la portée de l’évaluation pour « y inclure les incidences environnementales, économiques, sociales et sur la santé pour mieux appuyer une prise de décision globale et intégrée »11 et,
  • En ce qui concerne le mandat de l’ONE en vertu de sa loi habilitante, on propose de « [Traduction] Modifier le libellé pour la détermination de l’intérêt public pour y inclure explicitement des considérations sur l’environnement, la sécurité, des considérations d’ordre social et des considérations relatives à la santé »12.

À la lumière de ces développements, le moment est bon pour réexaminer le mandat de l’ONE, et le commentaire de M. Church apporte une importante contribution à la discussion. Il plaide que :

De nombreuses préoccupations concernant les décisions règlementaires et le processus règlementaire pourraient disparaître, ou être atténuées, si les gouvernements articulaient clairement dans une loi que les organismes de règlementation devraient fonder leurs décisions uniquement sur des bases d’efficacité économique. Si ce changement était apporté à la loi, les organismes de règlementation pourraient plutôt axer leurs efforts sur l’efficacité économique au lieu de tenter, comme d’habitude, d’attirer l’intérêt du public, ce qui n’est habituellement pas défini, et d’autres objectifs vagues que l’on trouve dans la loi en place, comme « les tarifs justes et raisonnables ».

Les législatures conçoivent mal leurs institutions si elles affectent aux autorités de règlementation la responsabilité d’autres préoccupations importantes qui peuvent ressortir des décisions, en particulier les répercussions relatives à la distribution des revenus découlant d’une décision. […] Le travail devrait être divisé entre les institutions. Les différentes divisions législatives devraient être responsables de déterminer les questions de politique publique, comme une distribution appropriée des revenus, et mettre en œuvre des mesures politiques à cet effet13.

Cette déclaration concernant la division du travail entre les législatures et les autorités de règlementation est, à mon point de vue, la bonne voie à prendre. Toutefois, comme j’en ferai mention plus bas, c’est une chose de limiter l’examen de questions de droit concernant la distribution du revenu; mais c’est autre chose pour les organismes de règlementation d’éviter dans les faits les conséquences de leurs décisions sur la distribution.

Les considérations sociales et en matière de santé et sécurité concernant directement une entité règlementée sont toutes des questions légitimes d’intérêt public et, par conséquent, doivent être examinées par les autorités de règlementation. De plus, cela est généralement reconnu par les économistes et M. Church en particulier. Si l’« efficacité économique » en venait à remplacer l’« intérêt public » en tant que critère légiféré pour la prise de décision règlementaire, de quelle manière de tels facteurs non économiques seraient –ils examinés?

Comme le mentionne M. Church :

« … l’ONE est préoccupé par l’exercice de pouvoirs en tant que monopole sur les pipelines, mais sa portée règlementaire s’étend aussi aux préoccupations en matière de sécurité et d’environnement associées aux pipelines ». Ces préoccupations, et non à savoir si les frais sont trop élevés, risquent bien plus de préoccuper les propriétaires de terres et les communautés à proximité des installations proposées règlementées par l’ONE. Par contre, une telle objection liée à la sécurité ou à l’environnement montre fondamentalement une incompréhension de la nature de l’analyse de l’efficacité. L’analyse de l’efficacité porte sur les différences entre les valeurs par rapport aux ressources utilisées en traduisant les différences entre les préférences et l’intensité des préférences en dollars. Déterminer si on doit permettre qu’un pipeline traverse une rivière, ou évaluer l’épaisseur appropriée des parois des conduites d’un pipeline, ne doit pas être vu comme un « choc des valeurs » nécessitant une médiation par les organismes de règlementation ou les politiciens. Ces questions doivent plutôt être vues comme des questions concernant l’affectation des ressources et résolues par l’autorité chargée de  déterminer un usage efficace.

Les préoccupations sur les répercussions environnementales sont souvent soulevées en raison de l’imposition des coûts sur les autres au moyen de l’utilisation de ressources pour lesquelles aucun prix n’est établi. Mais en principe, il n’y a aucune raison pour que ces « coûts externes » ne puissent être intégrés à l’analyse de l’efficacité d’un organisme de règlementation. Si, par exemple, la présence de lignes de transmission haute tension réduit la valeur des propriétés, alors un mandat d’efficacité exige que l’autorité tienne compte de cette perte lorsqu’elle détermine les coûts sociaux de ces lignes. Ce faisant, elle peut être en position de déterminer une compensation pour ceux dont les ressources seraient utilisées ou dont la valeur des biens serait réduite, et obliger le paiement de cette compensation, laissant les promoteurs du projet et ceux qui souffrent de ses conséquences environnementales en meilleure posture14.

Cela est généralement la méthode acceptée pour traiter avec les « aspects externes » d’une analyse économique.

Toutefois, l’on peut se demander si, en raison de la subjectivité mise en cause dans l’évaluation de tels facteurs comme la santé, la sécurité et les effets environnementaux locaux, il est censé tenter d’appliquer une valeur monétaire à ces facteurs au lieu de porter un jugement plus qualitatif15.

Dans tous les cas, au mieux, il est naïf de croire que, dans la pratique, des tentatives de placer un prix sur des aspects externes rayent par le fait même des préoccupations en lien avec la distribution de permis de décisions règlementaires. Les promoteurs des entités règlementées s’engageront à « chercher des baux »; c’est-à-dire qu’ils chercheront à maximiser leurs revenus, tout comme les autres parties intéressées, comme les propriétaires le long des itinéraires de transport énergétique. L’évaluation des aspects externes fait l’objet d’encore plus d’incertitude et de litiges et peut converger autant du point de vue de la subjectivité que de l’objectivité. Cela va sans dire que les organismes de règlementation doivent être régis par les questions de distribution des revenus, comme ils n’auront inévitablement pas le choix de les compter, même indirectement, dans le cadre de leur processus décisionnel.

De plus, il semble clair que le concept d’« aspects externes » et les méthodes pour les examiner ne sont pas bien compris par le grand public. Par conséquent, toute mesure pour intégrer l’efficacité économique comme objectif clé de la règlementation devra être accompagnée par une explication clairement énoncée de sa signification et des méthodes pour la mettre en œuvre.

En ce qui concerne l’établissement du prix des services publics règlementés, l’application du critère d’« efficacité économique » est bien plus directe et, incontestablement, il devrait s’agir du critère de définition. Par contre, même ici, des jugements analytiques peuvent être différents et le seront en ce qui a trait au taux de rendement approprié des biens des entités règlementées.

M. Church ajoute qu’un « autre avantage pour la société de confier un mandat d’efficacité économique aux autorités de règlementation est que cela augmente la possibilité que l’autorité ne retiendra pas les entreprises règlementées qui investissent dans un capital irrécupérable. Cela dit, l’autorité peut être mieux équipée pour résister aux demandes qui, à court terme, procurent des avantages immédiats pour certains, mais qui à long terme détruisent l’incitatif à l’investissement et à la création de la richesse »16.

Comme le mentionne M. Church, on voit un bon exemple de « rétention règlementaire » de la portée de l’ONE lorsque ce dernier a approuvé le pipeline de gaz naturel d’Alliance. « [Traduction] L’effet de cette approbation s’est traduit par le transfert de grands volumes de gaz naturel de la ligne principale de TransCanada au pipeline d’Alliance et la création d’une capacité de pipeline en excès substantielle. Cela s’est traduit par une bataille règlementaire d’envergure entre l’ONE et TransCanada sur les changements apportés aux frais de transport de la ligne principale qui réduiraient la non-récupération des investissements de la ligne principale »17.

À savoir si l’idée d’un mandat d’« efficacité énergétique » réduirait la probabilité d’une telle rétention règlementaire est discutable; on peut dire la même chose de la proposition qu’une telle rétention puisse être nécessairement inefficace d’un point de vue économique.  Certains peuvent faire valoir, dans le cas Alliance/TransCanada, qu’il est possible qu’une telle « rétention » se traduise à long terme par une amélioration de l’efficacité dynamique du réseau de pipeline de gaz naturel canadien.

Le commentaire de M. Church représente un plaidoyer bien étayé pour éclaircir les mandats des organismes de règlementation. Il mérite que les industries règlementées, les gouvernements et le grand public en discutent et l’étudient sérieusement. Il arrive particulièrement en temps opportun en ce qui concerne l’ONE, dont le mandat est actuellement examiné par le gouvernement du Canada.

*Peter Miles est un économiste à la retraite. Il a fait partie du personnel de l’ONE pour plusieurs années, où il était responsable de la supervision des analyses économiques.

  1. Loi sur l’Office national de l’énergie, LRC 1985, c N-7.
  2. Ibid, arts 52.1, 58.16.
  3. Ibid, art 62.
  4. Jeffrey Church, Defining the Public Interest in Regulatory Decisions: The Case for Economic Efficiency, Commentary No. 478, Toronto, CD Howe Institute, 2017, à 3, en ligne : <https://www.cdhowe.org/sites/default/files/attachments/research_papers/mixed/Commentary_478.pdf>.
  5. Ekos Research Associates, Canadians Attitude towards Energy and Pipelines: Survey Findings, Ottawa, Ekos Research, 2016, en ligne: <https://assets.documentcloud.org/documents/2764857/024-16-Survey-Findings.pdf>.
  6. Ibid à 16.
  7. Michael Cleland et al, A Matter of Trust: The role of communities in energy decision-making, Calgary, Canada West Foundation et Université d’Ottawa, 2016, en ligne: <http://cwf.ca/research/publications/a-matter-of-trust-the-role-of-communities-in-energy-decision-making/>.
  8. Comité d’experts sur la modernisation de l’Office national de l’énergie, Progresser ensemble : Favoriser l’avenir énergétique propre et sécuritaire du Canada, Ottawa, 2017, en ligne: <https://www.nrcan.gc.ca/sites/www.nrcan.gc.ca/files/pdf/NEB-Modernization-Report-FR-WebReady.pdf>.
  9. Gouvernement du Canada, Examen des processus d’évaluation environnementale et réglementaire, Document de travail, Ottawa, juin 2017, en ligne: <https://www.canada.ca/content/dam/themes/environment/conservation/environmental-reviews/share-your-views/proposed-approach/discussion-paper-june-2017-fra.pdf>.
  10. Loi canadienne sur l’évaluation environnementale de 2012, LC 2012, c 19.
  11. Supra note 9 à 18, emphase ajouté.
  12. Ibid à 20.
  13. Supra note 4 à 3.                                                        
  14. Supra note 4 à 7-8. Comme le mentionne M. Church : « [Traduction] un accent sur l’efficacité exige que ceux qui en profitent puissent compenser ceux qui sont affectés négativement, et non qu’ils soient obligés de le faire »; une proposition qui ne risque pas de bien passer auprès des « perdants », soit les organismes de règlementation.
  15. D’ailleurs, on peut se demander dans quelle mesure une personne doit tenter d’affecter une valeur monétaire à toutes les infrastructures. Par exemple, Michael Sandel, dans son livre What Money Can’t Buy: the Moral Limits of Markets, New York, Farrar, Strauss et Giroux, 2012, cite un cas où des sondages ont indiqué un niveau moindre de soutien pour l’emplacement d’une installation de déchet nucléaire suisse dans une communauté voisine lorsque les citoyens se sont vu offrir une compensation monétaire, à l’opposé de simplement voir l’acceptation comme une responsabilité civique.
  16. Supra note 4 à 11.
  17. Ibid.

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