La gouvernance des organismes administratifs

LA QUEUE REMUE-T-ELLE LE CHIEN?

Une bonne gouvernance organisationnelle est indispensable à toute entreprise efficace et bien gérée. Ce principe s’applique également aux organismes administratifs gouvernementaux. Toutefois, les tribunaux qui exercent une fonction quasi judiciaire au sein d’un système parlementaire doivent relever des défis qui leur sont propres en matière d’indépendance et de reddition de comptes.

Depuis plus d’un siècle, la théorie politique canadienne comporte un problème non résolu qui découle des objectifs contradictoires consistant à maintenir l’indépendance des organismes juridictionnels (ou organismes d’arbitrage), tout en tenant ceux-ci responsables de leurs décisions.

Avec la création de l’Alberta Energy Regulator en 2012 et l’évolution qu’ont à la fois connue en 2019 l’Office national de l’énergie et la Commission de l’énergie de l’Ontario (respectivement les organismes de réglementation de l’énergie du Canada et de l’Ontario), un nouveau modèle de gouvernance visant trois des plus grands et des plus importants organismes réglementaires au Canada a vu le jour. Ce nouveau modèle fait cependant ressortir les problèmes qui découlent d’un contrôle plus direct des organismes juridictionnels par leurs dirigeants politiques.

Dans le présent article, je traiterai de certaines questions de gouvernance et de gestion que soulève cette nouvelle structure de gouvernance, et nous verrons si cette façon de faire procurera les avantages allégués par rapport au statu quo ou à d’autres approches progressives.

PRÉMISSE

Deux principes de base et deux réalités s’appliquent à la gouvernance des organismes administratifs :

Principe 1 : La forme (ou la structure) doit suivre la fonction.

Réalité 1 : Les fonctions exécutées par les organismes administratifs juridictionnels sont complexes, diversifiées et spécialisées. Un modèle ne convient pas forcément à tous. Les modèles législatifs constituent un plan d’action pour les « cocheurs de cases » qui ignorent la valeur de l’usage intelligent du pouvoir discrétionnaire dans la conception d’un organisme efficace.

Principe 2 : La gouvernance organisationnelle fournit une architecture de reddition de comptes; toutefois, cette architecture ne produit pas elle-même les bons résultats.

Réalité 2 : Les gens sont la clé de la réussite. Les organismes efficaces dépendent davantage des comportements et des relations que des procédures et des structures.

LE CONTEXTE DE GOUVERNANCE DANS LEQUEL OPÈRENT LES ORGANISMES ADMINISTRATIFS

Les pouvoirs et l’autorité de l’organisme lui sont attribués par l’assemblée législative, à laquelle l’organisme doit rendre des comptes par la suite. De plus, seule l’assemblée législative peut dissoudre un organisme ou modifier son mandat.

Les membres d’une commission ou d’un conseil sont habituellement nommés par le lieutenant-gouverneur en conseil (provincial) ou le gouverneur en conseil (fédéral). Seul le lieutenant-gouverneur en conseil ou le gouverneur en conseil peut annuler ces nominations. Précisons que chaque membre de la commission relève du lieutenant-gouverneur en conseil ou du gouverneur en conseil. Pour sa part, le lieutenant-gouverneur en conseil ou le gouverneur en conseil approuve les décisions du Cabinet. Ainsi, lorsqu’on dit que les décisions sont prises par le lieutenant-gouverneur en conseil ou le gouverneur en conseil, ces décisions sont prises, en réalité, par le Cabinet. La Government Organization Act précise que chaque loi de la législature doit être sous la responsabilité d’un ministre1.

Concrètement, les organismes doivent répondre de leur gestion à l’assemblée législative par l’entremise du ministre responsable, tandis que les membres de la commission doivent rendre des comptes au lieutenant-gouverneur en conseil ou au gouverneur en conseil par l’entremise du ministre responsable.

La responsabilité des décisions juridictionnelles de nombreux organismes incombe à la Cour d’appel sur les questions de droit ou de compétence et, ultimement, à l’assemblée législative, qui peut adopter des modifications législatives. En ce qui concerne les fonctions financières et administratives, des procédures et des contrôles bien établis sont déjà en place pour assurer la présence de solides mécanismes de reddition de comptes. Par l’entremise du ministre responsable, un organisme doit rendre des comptes à l’assemblée législative dans le cadre d’un processus d’étude en comité législatif. Les débats sur le budget des dépenses au Comité des subsides visent à examiner les propositions budgétaires initiales. L’examen postérieur aux dépenses est effectué par le vérificateur général et le Comité des comptes publics.

Par ailleurs, certains organismes sont financièrement et administrativement responsables auprès de l’assemblée législative en vertu de diverses directives liées à la gouvernance, à la reddition de comptes, à la gestion financière, à la gestion des ressources humaines et aux achats. Ces directives sont promulguées par le Conseil du Trésor, le Cabinet et le ministère des Finances en vertu d’autres lois de l’assemblée législative.

LES MODÈLES DE GOUVERNANCE

Le précepte central de la structure de gouvernance d’un organisme juridictionnel (d’arbitrage) quasi-judiciaire est de démontrer que l’organisme n’a aucun lien de dépendance avec le gouvernement, qu’il est à l’abri des pressions politiques à court terme et des pressions des groupes d’intérêts, et que les décisions concernant le secteur sont prises équitablement. Bien qu’il existe un certain nombre d’approches possibles aux systèmes de gouvernance des organismes administratifs, j’ai résumé et commenté dans les paragraphes ci-dessous les possibilités les plus pertinentes dans le cas d’un organisme juridictionnel.

Rôle d’arbitrage indépendant

Selon cette approche, le membre de l’organisme n’aurait à assumer qu’un rôle d’arbitrage en étant appuyé par une équipe distincte, dirigée par un intervenant autre qu’un membre de l’organisme. Cette équipe s’occuperait des questions financières et administratives et de toute autre question réglementaire, indépendamment des membres nommés. Le principal avantage d’une telle approche serait de préserver l’indépendance des membres de l’organisme dans leur rôle d’arbitrage et de leur permettre de consacrer tout leur temps et leurs efforts aux décisions.

Conseil d’administration organisationnel

Un modèle de gouvernance sous forme de conseil d’administration comprend l’offre d’une orientation stratégique de très haut niveau et de certains contrôles financiers et autres. Ce modèle convient généralement aux affectations à temps partiel.

Le conseil d’administration de l’organisme est généralement établi selon deux structures possibles : une structure unitaire ou une structure à deux niveaux. Les conseils unitaires répartissent les responsabilités entre les administrateurs exécutifs et non exécutifs, tandis que les conseils à deux niveaux répartissent les responsabilités entre la direction et un conseil de surveillance.

Commission plénière

Selon ce modèle de gouvernance, les membres se pencheraient sur presque toutes les questions liées aux responsabilités de l’organisme. Tenter de faire participer tous les membres de l’organisme à l’ensemble des questions, alors qu’ils se consacrent déjà beaucoup à leur rôle d’arbitrage, pourrait exiger énormément de temps de leur part. Cela pourrait signifier que les membres de l’organisme se pencheraient superficiellement sur toutes les questions et que la qualité des décisions relatives à ces questions pourrait en souffrir. De plus, ce modèle pourrait entraîner des retards, des pertes de temps pour le personnel, des frictions ainsi qu’une perte de respect entre les membres de l’organisme et le personnel.

Comités spéciaux

Dans le cadre de cette approche, on pourrait faire appel à un certain nombre de comités, composés d’environ deux membres de l’organisme et de cadres supérieurs choisis qui se verraient confier la responsabilité de traiter certaines questions. La délégation de questions précises à des comités pourrait, dans certains cas, inclure la prise de décision finale, avec un rapport à l’ensemble du conseil. Dans d’autres cas, le comité serait chargé de présenter des recommandations à l’ensemble du conseil.

La structure triumvirale

La structure de l’organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta, semblable aux structures proposées pour les organismes canadien et ontarien de réglementation de l’énergie, est fondée sur un modèle triumviral (c.-à-d. à trois volets). Le modèle peut convenir lorsqu’on veut mieux traiter les questions clés de l’indépendance et de la reddition de comptes.

Cette structure « à trois pattes » sépare les fonctions de conseil d’administration, de gestion et d’arbitrage de l’organisme. La caractéristique essentielle d’une structure triumvirale est la séparation presque complète entre la fonction d’arbitrage et les autres fonctions organisationnelles.

ÉVALUATION

Le problème fondamental de la fragmentation du cadre de gouvernance d’un organisme juridictionnel réside dans la détermination exacte de ce que l’organisme est censé protéger et des intérêts qu’il est censé défendre, compte tenu qu’il est avant tout un gardien de l’intérêt public et qu’il doit rendre des comptes auprès d’un ministre responsable. La responsabilité d’un conseil d’administration traditionnel porte sur son obligation fiduciaire envers les entités qu’il supervise. Or, cela engendre un conflit entre les intérêts de l’organisme et ceux du public.

Les fonctions d’arbitrage doivent être guidées par la loi fondatrice et la protection de l’intérêt public, sous l’unique réserve d’un contrôle par les tribunaux ou l’assemblé législative qui peut modifier la loi.

L’un des avantages affirmés du modèle triumviral est l’indépendance accrue à l’égard du gouvernement ou des politiques centrées sur les groupes de pression.

Un conseil de gouvernance distinct et doté de mécanismes tampons, qui se compose de représentants des parties prenantes, de non-experts ou de personnes nommées à des postes politiques, aura à affronter ses propres problèmes et défis, dont une connaissance concrète et à jour insuffisante de l’industrie et l’influence possible de facteurs politiques.

Rappelons le modèle unitaire qui a largement été utilisé durant des décennies dans les organismes juridictionnels, soit la combinaison d’un président-directeur général et d’un président du conseil d’administration avec une structure de gestion intégrée. La surveillance du président-directeur général/président du conseil était alors assurée par l’entremise du ministre responsable. Une telle structure exige toutefois une personne solide ayant la capacité de prendre des décisions exécutives – et non pas un président à temps partiel, distinct de l’exécutif et du commissaire en chef des audiences.

La structure unitaire permet d’avoir une entité concentrée sur un travail et ayant des responsabilités claires, plutôt qu’une structure diffuse et fragmentée. Les communications, les ressources ainsi que l’expertise et la reddition de comptes sont inutilement divisées dans une structure à trois pattes, alors qu’une structure unitaire intrinsèquement intégrée offre une approche claire et relativement facile à gérer.

La législation établissant les organismes juridictionnels attribue généralement un certain nombre de responsabilités importantes à l’organisme, puis aux membres qui le composent. Pour s’acquitter efficacement de ces responsabilités, les membres doivent avoir un niveau de connaissance et de participation qui va au-delà de celui que possèdent habituellement les membres d’un conseil d’administration organisationnel ou les députés.

Il n’est pas nécessaire d’avoir une loi qui rend obligatoire un système où les membres de l’organisme ne sont que des arbitres, ce qui pourrait réduire l’efficacité de l’organisme dans la réalisation de ses objectifs réglementaires. La séparation complète des membres de l’organisme des autres activités organisationnelles, y compris les fonctions réglementaires, financières et administratives, préservera l’indépendance des membres et leur permettra de consacrer tout leur temps aux décisions.

Toutefois, dans un système de réglementation vaste et complexe, les membres ont avantage à participer dans une certaine mesure aux activités plus générale de l’organisme. Cela signifie que le degré de participation pourrait varier selon la fonction.

En plus d’améliorer l’acquittement approprié des responsabilités, l’intégration des membres permettra à ceux-ci d’être proactifs face aux nouveaux enjeux et défis, de favoriser une relation efficace entre le personnel de l’organisme et les membres ainsi que de créer un système unifié, facile à décrire, à comprendre et à gérer.

Les fonctions financières et administratives représentent les domaines où la participation des membres est la moins nécessaire et la moins justifiée. On peut répondre à ces besoins en adoptant une approche par comité à laquelle participeraient le président, le directeur général et un sous-ensemble des membres de l’organisme. Il est clair que cette approche pourrait varier, mais au final, les membres ne consacreraient pas trop de leur temps aux questions financières et administratives. On pourrait ainsi éviter la complexité, les dépenses et la bureaucratie associées à une troisième patte de la structure de gouvernance, soit le conseil d’administration.

Il est clair que les rapports et la communication entre les membres et le personnel seraient toujours nécessaires, mais au bon niveau et à la bonne fréquence.

CONCLUSIONS

L’adoption récente d’un modèle de gouvernance à trois pattes pour les organismes juridictionnels semble largement fondée sur la théorie de la gouvernance d’entreprise et ne tenir que très peu compte de la gouvernance, des mécanismes de responsabilisation et de la complexité du fonctionnement d’un organisme quasi judiciaire au sein du système parlementaire. Il ne semble pas non plus que l’on se soit posé la question à savoir si cette nouvelle structure améliorerait l’objectif de l’organisme, qui est de s’acquitter de ses responsabilités de la manière la plus efficace possible.

La séparation des responsabilités entre les fonctions administratives/financières, de gestion et d’arbitrage est susceptible de compliquer (plutôt que de simplifier) l’élaboration de mécanismes efficaces de gestion, de gouvernance, de rendement et de responsabilisation.

Si des changements s’imposent, il serait préférable d’adopter une approche comportant des changements progressifs minimaux, surtout si l’on tient compte du risque de conséquences involontaires qui pourraient découler de vastes changements à une relation institutionnelle complexe et nuancée.

Les questions de gouvernance et de reddition de comptes sont importantes pour la gestion efficace des organismes juridictionnels, mais à condition qu’on considère ces questions comme la queue, et non pas comme le chien.

  1. Government Organization Act, SA 2000, c G-10, en ligne : <http://www.qp.alberta.ca/1266.cfm?page=g10.cfm&leg_type=Acts&isbncln=9780779806836>.

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