L’avenir énergétique du Canada à l’ère des changements climatiques : Confiance du public et fondements institutionnels à l’égard du changement

INTRODUCTION : APPRENDRE DE NOTRE HISTOIRE

Que se passerait-il si le Canada élaborait une politique sur les changements climatiques tenant compte de l’importance de l’énergie? Bien que cette question puisse sembler frivole, il reste que la politique climatique canadienne depuis le début des années 1990 est bien plus facile à comprendre si l’on émet l’hypothèse que l’on a simplement dissocié les impératifs climatiques des impératifs énergétiques.

Le tableau suivant donne un aperçu de quatre engagements internationaux successifs pris par le gouvernement fédéral canadien. Chacun de ces engagements peut être considéré comme l’expression fondamentale de la politique climatique canadienne. Ce tableau permet de comparer ces engagements à la performance réelle du pays en matière d’émissions de gaz à effet de serre au cours de cette même période. Un observateur enclin à tirer des leçons de l’histoire pourrait se demander si le Canada n’a pas oublié un élément crucial dans sa réflexion politique durant les trente dernières années. Si l’on considère l’objectif vraiment important de mi-siècle de l’Accord de Paris de 20161, on peut relever une symétrie intéressante en ce sens que la mi-siècle est dans environ trente ans. Des leçons politiques tirées des trois dernières décennies pourraient-elles servir à élaborer les politiques des trente prochaines années? À notre connaissance, ni les décideurs, ni de nombreux analystes et conseillers n’ont cherché à tenir compte de ces leçons. Voilà donc notre point de départ.

Figure 1 : Émissions canadiennes de gaz à effet de serre de 1990 à 2016 (Mt d’équivalent CO2) et engagements internationaux du Canada

Source : Tableau produit par le projet Énergie positive avec des données d’Environnement et Changement climatique Canada (2018b)

Pourtant, quelques leçons clés devraient être tirées des trente dernières années. La première est liée à la confiance du public dans les systèmes décisionnels. Or, cette confiance n’a cessé de décliner2 au cours de ces trois décennies et, apparemment, à juste titre. En effet, les gouvernements se sont trop souvent engagés envers des cibles climatiques sans obtenir les résultats souhaités. Ce fait est lié à la deuxième leçon à tirer au sujet des progrès réalisés en matière de réduction des émissions. Comme le révèle le graphique ci-dessus, le pays n’a guère réussi à réduire ses émissions de gaz à effet de serre, malgré les nombreux débats à ce sujet3. Parallèlement, l’opposition sociale croissante aux projets d’infrastructure énergétique de toutes sortes et le manque de clarté quant à l’avenir de l’industrie pétrolière et gazière du Canada à l’ère des changements climatiques ont miné non seulement la confiance du public, mais aussi (et de plus en plus) celle des investisseurs. Cela a eu comme conséquence de compromettre la viabilité de la plus grande industrie d’exportation du Canada, tout en compromettant dans certaines parties du pays une caractéristique essentielle de la politique énergétique dans l’esprit du public : l’abordabilité de l’énergie. Voici la troisième leçon à tirer des trente dernières années : l’abordabilité, la compétitivité et le climat d’investissement doivent être pris en compte dans la politique climatique. Bref, les impératifs économiques sont importants.

En gardant ces trois leçons à l’esprit, nous en venons à la proposition fondamentale que la plus grande leçon à tirer des trente dernières années est la suivante : la politique climatique ne peut être vraiment efficace que si elle tient compte de l’importance de l’énergie.

Le présent article permet premièrement d’expliquer comment cela pourrait se faire en s’inspirant des recherches récentes et de l’apport de l’Université d’Ottawa par l’entremise de son projet Énergie positive.

Lancé en 2015, le projet Énergie positive a pour mandat de déterminer les façons de renforcer la confiance du public dans les systèmes décisionnels énergétiques4. Au cours des trois prochaines années de recherche et d’engagement, le projet Énergie positive mettra l’accent sur l’avenir énergétique du Canada à l’ère des changements climatiques, plus précisément sur la façon de renforcer la confiance envers les autorités publiques dans leur prise de décisions concernant l’avenir énergétique du pays5. Ces efforts de recherche et d’engagement permettront de s’attaquer à trois des obstacles les plus importants à la conciliation de ces deux domaines vitaux de la politique publique : les effets destructeurs de la polarisation sur les débats, la confiance du public et la prise de décisions; l’ambiguïté et la confusion croissantes lorsqu’on cherche à savoir où devrait se situer et où se situe réellement le pouvoir décisionnel public; et les modèles et les limites de la recherche de consensus pour faire progresser rapidement et à moindre coût les mesures concrètes des gouvernements (fédéral, provinciaux, territoriaux, municipaux et autochtones), des autorités réglementaires et des investisseurs privés (programmes, règlements, projets et nouvelles entreprises).

Plusieurs thèmes sont ressortis des travaux de recherche et d’engagement d’Énergie positive jusqu’à présent et orienteront les mesures à prendre pour l’avenir. Tous les thèmes seront d’un intérêt vital pour le milieu de la réglementation de l’énergie, c’est-à-dire non seulement pour les organismes de réglementation, mais aussi pour les décideurs qui créent et soutiennent les systèmes de réglementation, de même que pour les intervenants qui travaillent au sein de ces systèmes. Aux fins du présent article, nous avons choisi de nous concentrer sur deux de ces thèmes : le langage et les institutions décisionnelles6.

ET SI LE CANADA ÉLABORAIT UNE POLITIQUE ÉNERGÉTIQUE ET CLIMATIQUE TENANT COMPTE DE L’IMPORTANCE DU LANGAGE?

Un facteur essentiel du contexte sociétal plus large du débat sur l’énergie et le climat réside dans la polarisation croissante autour de nombreuses questions de politiques et d’action politique dans le monde occidental7. En d’autres termes, la polarisation sur les questions énergétiques et climatiques est loin d’être unique. Pourtant, l’énergie et le climat se distinguent par plusieurs facteurs : une surabondance de complexités et de controverses scientifiques, un ensemble extrêmement lourd et multidimensionnel de conséquences économiques associées à l’action ou à l’inaction, divers effets sur les citoyens et les collectivités qui sont parfois difficiles à concilier avec l’intérêt social plus large, des questions complexes de compétence et des répercussions régionales distinctes et très variables.

Les questions du langage, c’est-à-dire la terminologie, le vocabulaire et la formulation, découlent de cet environnement polarisé et y contribuent.

Les efforts de recherche et d’engagement d’Énergie positive sur près de cinq ans révèlent que de nombreuses personnes réfléchies considèrent le choix du langage comme un aspect vital du débat. La littérature scientifique sur ce sujet est relativement peu abondante, mais elle souligne le rôle important du langage, de la narration et de la terminologie dans les politiques et l’action politique en matière d’énergie et de changements climatiques8. À l’extrême, le langage est devenu moins un moyen de communication qu’un mécanisme de polarisation ou d’évitement.

En repensant à l’histoire, il est intéressant de réfléchir à l’évolution du langage entourant les questions d’influence du public ou de la collectivité sur les décisions relatives aux projets d’énergie et de ressources. Bien que l’acronyme anglophone « NIMBY » ( Not In My Backyard / pas dans ma cour) soit plutôt astucieux et utile sous sa forme abrégée, celui-ci est rapidement devenu péjoratif9 en signalant que son utilisateur était frustré et traitait avec mépris les préoccupations de sa communauté. Dans bien des cas, la frustration à l’égard de la communauté était justifiée, mais bien souvent, les préoccupations de la communauté étaient également fondées. Un dialogue respectueux de part et d’autre aurait été de mise, mais dans le cas qui nous intéresse, le langage a plutôt eu un effet polarisant.

L’expression anglophone qui lui a succédé, soit « social licence » , est née dans le secteur minier et était fondamentalement plus respectueuse des préoccupations locales. Au Canada, il s’agit d’une forme abrégée qui correspond aux activités de consultation et d’engagement qui accompagnent maintenant pratiquement tous les projets. Malheureusement, l’expression, telle qu’elle est couramment employée a acquis une signification prétendue (formulée intelligemment, mais non de façon pertinente, car les gouvernements délivrent des permis, alors que les communautés donnent leur permission10), qui va à l’encontre des fondements d’un gouvernement représentatif et qui suscite en même temps une certaine confusion et incertitude quant aux réels décideurs dans le cadre de la proposition d’un projet énergétique.

En ce qui concerne plus précisément la politique climatique, l’expression « énergie propre » est devenue banale, si banale en fait qu’elle signifie tout ce que l’utilisateur veut bien lui donner comme signification. Pour beaucoup de gens à l’avant-garde du mouvement climatique, cela signifie zéro émission de gaz à effet de serre (par exemple, pour le mouvement 100 % possible, qui préconise un passage à une énergie entièrement renouvelable). Toutefois, pour une communauté locale soucieuse de la qualité de l’air ou des impacts potentiels sur les écosystèmes locaux, « énergie propre » peut signifier quelque chose de très différent. Pour un producteur ou un utilisateur de presque toutes les sources d’énergie, « propre » signifie souvent « aussi propre que possible » (c.-à-d. très efficace et doté de systèmes de contrôle de la pollution et de gestion des déchets de pointe).

Pour d’autres encore, l’expression « énergie propre » signifie une énergie renouvelable et plus particulièrement uniquement éolienne, solaire ou autre, comme l’hydroélectricité au fil de l’eau et les sources géothermiques. Dans cette optique, les sources d’énergie comme les grandes centrales hydroélectriques et la biomasse, qui sont renouvelables selon une définition du dictionnaire, mais qui ont des impacts potentiellement importants sur le paysage, ne comptent pas.

La question à savoir si, comment et où l’énergie nucléaire s’inscrit dans le monde de l’énergie propre en tant qu’énergie non émettrice (mais pas « propre » aux yeux de certains, étant donné la question des déchets) est loin d’être claire. De plus, la question à savoir ce que l’on doit considérer comme « propre » dans le secteur pétrolier et gazier est également loin d’être simple, voire pas du tout. Les technologies de réduction des émissions comme le captage du carbone sont-elles propres?

Ainsi, certaines expressions comme « pas dans ma cour » pourraient être carrément méprisantes et polarisantes. Dans les cas des expressions « permis social », « énergie propre » ou « énergie renouvelable », le langage pourrait servir de forme abrégée pour faciliter les conversations; ce que Henry Kissinger appelait « l’ambiguïté constructive ». Le plus souvent toutefois, le langage semble être devenu un moyen pour éviter de s’attaquer aux problèmes sous-jacents ou pour permettre à son utilisateur d’avoir l’air progressiste, peu importe si un sens substantiel se cache derrière son utilisation. Si cela ne contribue pas directement à la polarisation, c’est qu’il s’agit au mieux d’un moyen pour reporter les choix difficiles à plus tard.

L’expression « à faible émission de carbone », également couramment utilisée, est devenue une autre source d’ambiguïté et de polarisation. L’objectif de la politique climatique est bien sûr de réduire les émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère11. Toutefois, on considère souvent qu’une faible émission de carbone exclut toute énergie fossile12, quelle que soit l’efficacité avec laquelle elle est utilisée, et peu importe s’il est possible d’atténuer et de gérer ses émissions. Cette expression sert ainsi de déterminisme technologique et est devenue non seulement un terme polarisant, mais aussi une voie dangereuse à emprunter pour les politiques qui suivront, en particulier à une ère où les changements technologiques sont rapides, perturbateurs et imprévisibles.

Tout cela a permis de construire une base fragile pour un autre terme qui est apparu dans le contexte de l’accord de Paris de 2016 : la « transition » vers un avenir à faible émission de carbone. À un niveau élevé, ce terme peut être compris comme faisant référence aux objectifs de mi-siècle de l’Accord de Paris. Cependant, des travaux de recherche et d’engagement récents du projet Énergie positive13 révèlent que le terme « transition » présente certaines particularités. Bien qu’il soit largement utilisé par les universitaires, les organisations non gouvernementales, les entreprises, les associations commerciales et les gouvernements, il a presque autant de sens que le nombre de ses utilisateurs. Les principales interprétations diffèrent selon le moment, le choix du combustible, le choix de la technologie, la structure des systèmes énergétiques, la production ou la consommation d’énergie, le comportement humain et les valeurs sociales.

« Transition » est un terme qui peut être interprété comme une « ambiguë constructive » s’il facilite le dialogue. C’est aussi un terme qui peut être soit polarisant s’il est utilisé comme déterminisme technologique, soit très ambitieux s’il porte sur le rythme du changement. C’est particulièrement le cas dans le secteur pétrolier et gazier du Canada. En effet, si le terme « transition » fait référence à l’élimination des combustibles fossiles (plutôt qu’à la réduction drastique des émissions) il peut être polarisant et faire obstacle à un débat productif sur le sujet. De même, des délais ambitieux soulèvent des questions sur la faisabilité14 aux niveaux politiques, économiques, techniques ou sociaux.

Mais peut-être plus que tout, au Canada, le terme « transition » semble amener les intervenants à s’engager dans un dialogue de sourds. On peut considérer que cela est inévitable alors qu’en fait, tout changement majeur dans le système énergétique, qu’il s’agisse d’un processus ou d’un état final, exige d’énormes actes de volonté et de détermination15 de la part des responsables politiques et l’acceptation (et, idéalement, le soutien) de certains choix16 très difficiles par les citoyens et les consommateurs. L’emploi du terme « transition » peut aussi conduire à la complaisance, ou à ce que nous appelons un « optimisme dangereux »17, en masquant l’ampleur sous-jacente du changement qui s’impose.

Les implications pratiques du langage sont, en termes simples, que tous les participants aux débats sur l’énergie et le climat doivent être constamment conscients de l’effet du langage qu’ils choisissent. Le langage peut permettre d’amorcer une conversation ou bien d’éloigner les gens de la table de discussion. Il peut conduire à un accord pratique ou simplement masquer les désaccords sous-jacents et ne mener nulle part. Le langage peut permettre aux acteurs politiques de revendiquer certains pouvoirs, tout en masquant le fait qu’ils ne disent vraiment pas grand-chose. Il peut aussi cristalliser le débat et mener à l’action, ou il peut permettre de reporter à plus tard des choix réels18. Bref, le langage est important.

Et si le Canada abordait la politique énergétique et climatique avec la perspective que les fondements institutionnels sont aussi importants que la technologie et l’économie pour gérer le changement?

TOUT AU LONG DES PRÈS DE 30 ANS D’HISTOIRE DU CANADA DEPUIS L’ACCORD DE RIO DE 1992, DEUX DISCIPLINES INTELLECTUELLES ONT DOMINÉ LE DÉBAT SUR L’ÉNERGIE ET LE CLIMAT.

La première discipline est celle des sciences et du génie, plus précisément celle qui sous-tend les changements technologiques. Nombreux sont ceux qui prétendent que la technologie sur laquelle repose une économie à faibles émissions existe19 ou, à tout le moins, que plusieurs décennies d’évolution technologique nous ont amenés à l’aube d’une économie à faibles émissions. Poussés à l’extrême, pour certains, la « technologie », en particulier les technologies de l’information et les systèmes « intelligents », mais aussi les véhicules électriques, l’énergie éolienne et solaire et d’autres technologies nouvelles et émergentes à base d’électricité, sont essentiellement tout ce dont on a besoin pour réduire les émissions; tout cela, malgré les risques de plus en plus évidents qui accompagnent les changements technologiques rapides (c’est-à-dire l’acceptation sociale ou le manque d’acceptation de technologies comme les compteurs intelligents, les véhicules autonomes et l’intelligence artificielle).

L’autre discipline est celle de l’économie. Depuis le début des années 1990, les modélisateurs économiques évaluent régulièrement si les cibles peuvent être atteintes. Et même si les économistes et les modélisateurs ont souvent été en désaccord sur leurs conclusions, la question dominante en matière de politiques a été de savoir si les cibles, compte tenu de certaines hypothèses sur la technologie, sont économiquement atteignables.

Une autre leçon à tirer des 30 dernières années de l’histoire du Canada est que même si la faisabilité technologique et la faisabilité économique sont des conditions nécessaires au changement, elles sont loin d’être suffisantes20. Dans une démocratie, et en particulier dans une démocratie où les niveaux de confiance21 et de déférence22 à l’égard de l’expertise et de l’autorité sont faibles et fluctuants, l’acceptabilité sociale ainsi que les disciplines et établissements universitaires qui la sous-tendent sont des facteurs déterminants au moins aussi importants que la technologie et l’économie.

Alors que le Canada réfléchit à ce qui pourrait entraîner ou façonner le changement, le pays devrait regarder au-delà des idées reçues et des clichés sur la technologie et l’économie, puis se demander si les politiques énergétiques et climatiques sont formulées en tenant compte de l’importance de la population. En gardant cette question à l’esprit, le Canada doit aussi se demander si les institutions sont à la hauteur de la tâche et à qui devrait échoir la responsabilité décisionnelle. Le projet Énergie positive a donc fait de ce sujet une priorité importante pour la recherche et l’engagement au cours des trois prochaines années. Il y a plusieurs dimensions évidentes à considérer, dont certaines peuvent mener à la conclusion que l’architecture institutionnelle est simplement ce qu’elle est et que, par conséquent, tous les acteurs doivent apprendre à faire avec elle. Toutefois, les institutions peuvent s’adapter, s’ajuster et se transformer avec le temps. En effet, de nombreuses institutions décisionnelles ont changé ou ont tenté de changer au cours des dernières années, ce qui ouvre de nombreuses pistes de réflexion constructive sur la meilleure façon de les faire évoluer.

Commençons par la structure institutionnelle la plus fondamentale de toutes, soit le partage des pouvoirs fédéraux et provinciaux énoncés dans la Constitution et interprétés par les tribunaux au fil du temps. Si l’on entreprenait aujourd’hui de concevoir des arrangements qui faciliteraient une approche efficace en matière d’énergie et de climat, il est peu probable que l’approche canadienne du fédéralisme serait l’architecture à privilégier. Ces dernières années, ce contexte déjà difficile s’est accentué à mesure que la fédération s’est fragmentée et que les divisions régionales sur l’énergie et le climat se sont accentuées. Néanmoins, il semble probable pour ceux qui dirigent l’élaboration des politiques énergétiques et climatiques que le système fédéral est essentiellement le contexte dans lequel ils doivent travailler. Il serait peut-être bon de commencer à se pencher attentivement sur le langage et sur d’autres mesures visant à atténuer la polarisation.

La capacité des gouvernements à articuler les politiques ainsi qu’à planifier, à assurer et à maintenir la cohérence des politiques sur des sujets contestés comme l’énergie et le climat au sein des cycles électoraux et entre eux constitue peut-être un défi beaucoup plus important, mais qui pourrait être plus facile à relever. Dans un système politique de plus en plus fragmenté et polarisé, il semble que, même lorsqu’une politique cohérente est articulée et mise en œuvre, elle risque fort de ne pas survivre à un changement de gouvernement. L’expérience des dernières années en matière d’inversion des politiques énergétiques et climatiques et d’incohérence des politiques, tant au sein des gouvernements qu’entre eux, donne à penser que ce défi ne s’est pas atténué en dépit (ou peut-être même en raison) de la croissance des outils analytiques et de communication à leur disposition. Il vaut la peine de se demander dans quelle mesure on suit simplement ce qui se fait traditionnellement, ou si une réforme institutionnelle pourrait améliorer la situation.

Le changement institutionnel le plus important au Canada est sans doute l’ascension des gouvernements autochtones en tant qu’acteurs institutionnels clés dans la prise de décisions sur l’énergie et le climat23. Cela tient à la fois à leur rôle croissant en tant que gouvernements à part entière et de plein droit exerçant un contrôle sur leurs territoires, mais aussi à leur capacité d’agir de manière experte et cohérente, et d’influencer, d’engager et d’aider (ou non) des acteurs au-delà de leurs frontières. À bien des égards, il s’agit d’une bonne nouvelle, mais les communautés autochtones elles-mêmes et d’autres institutions travaillant avec elles ont beaucoup à faire pour développer une compréhension commune des rôles et responsabilités respectifs, ainsi que pour renforcer les capacités et établir des cadres de coopération.

L’émergence des gouvernements locaux dans le domaine de l’énergie et du climat représente une autre bonne nouvelle24, mais celle-ci est également porteuse d’un potentiel d’esprit de clocher qui risque d’éclipser les intérêts sociétaux plus larges25. Les gouvernements locaux sont des acteurs capables d’intégrer l’énergie et le climat dans leur rôle de planificateurs de l’aménagement du territoire, de fournisseurs ou de propriétaires d’infrastructures locales ainsi que d’influenceurs dans les décisions qui dépassent leurs compétences. Une partie du problème réside dans les questions controversées liées au syndrome « pas dans ma cour » et au « permis social ». Cependant, une grande partie de ce phénomène est nouveau26. Il reste encore beaucoup à faire pour définir les rôles et responsabilités, ainsi que pour développer la capacité d’exercer les rôles et responsabilités au niveau local de façon constructive dans le contexte du Canada dans son ensemble.

De nombreuses institutions non gouvernementales, comme les organisations non gouvernementales, les groupes de réflexion, les associations industrielles et les syndicats, ont été au fil du temps à la fois des facilitateurs et des opposants d’une politique constructive. Pour l’avenir, alors que le Canada cherche à surmonter les effets néfastes de la partisannerie et de l’esprit de clocher dans le discours politique officiel, une piste fructueuse consisterait à chercher comment ces institutions non officielles pourraient développer davantage leur potentiel pour contribuer de façon constructive à des politiques énergétiques et climatiques efficaces.

Entre-temps, au cours des dernières décennies, certaines tendances sont apparues en ce qui concerne les organismes de réglementation et leur capacité d’agir. On peut soutenir qu’il y a eu une érosion de ce que l’on pourrait appeler le pacte de réglementation. Les organismes de réglementation, selon l’emploi de cette expression au Canada, sont des organismes qui fonctionnent avec une certaine autonomie par rapport à la politique et aux gouvernements. Ils opèrent bien sûr dans les cadres législatifs et politiques établis par les acteurs politiques, mais traditionnellement, lorsqu’ils traitent des demandes individuelles, ils fonctionnent comme des décideurs, des acteurs quasi-judiciaires (essentiellement des tribunaux de première instance et des juges des faits) dont le travail a abouti à des décisions stables qui avaient une grande légitimité et qui procuraient une certaine certitude aux parties intéressées. Pour ce qui est de l’avenir, ce système est confronté à des questions fondamentales quant à sa légitimité perçue aux yeux des parties prenantes, et même aux yeux des gouvernements. La question à savoir si les organismes de réglementation sont des décideurs ou simplement des conseillers des décideurs politiques est peut-être tout aussi fondamentale. Le Canada doit se demander quel nouveau pacte réglementaire (ou quel pacte renouvelé) est le plus approprié pour relever le défi de la gestion des politiques énergétiques et climatiques au XXIe siècle.

Enfin, le Canada doit tenir compte du rôle des tribunaux. En règle générale, les acteurs quasi-judiciaires, tels que les organismes de réglementation de l’énergie, sont des experts en matière de faits, et le rôle des tribunaux (habituellement les cours d’appel) est garant de la primauté du droit. Les tribunaux vérifient si les organismes de réglementation ont tiré des conclusions raisonnablement étayées par des faits, conformément à la loi, à la constitution et aux procédures qui favorisent le respect des normes d’ouverture et d’équité. Dans certains cas cependant, les tribunaux ont une incidence importante sur le fond des décisions. Cela se fait de manière incohérente, car les tribunaux font parfois preuve d’une grande déférence, et parfois ils imposent des obligations plus importantes. L’un des domaines où les tribunaux ont un impact majeur est celui de la signification et de la portée des droits autochtones. Il est à la fois nécessaire et constructif de prendre du recul par rapport aux controverses individuelles afin d’examiner s’il est nécessaire de réformer les rôles et responsabilités respectifs des tribunaux, des organismes de réglementation et des décideurs alors que le Canada se penchent sur des questions énergétiques et climatiques complexes et difficiles.

CONCLUSION : DES POLITIQUES ÉNERGÉTIQUES ET CLIMATIQUES TENANT COMPTE DE L’IMPORTANCE DES RÉSULTATS

Une trop grande partie du soi-disant débat sur l’énergie et le climat est devenue un match criard où les clichés, les préjugés et les intérêts particuliers l’emportent souvent sur un dialogue réfléchi et des processus de décision bien compris et largement acceptés. L’avenir énergétique du Canada à l’ère des changements climatiques est une question de société dont les répercussions sont beaucoup plus importantes que les politiques énergétiques et climatiques, mais il semble clair que toute la technologie dans le monde ne servira à rien si le pays est incapable de rétablir la confiance du public et, de plus en plus, des investisseurs dans les systèmes décisionnels.

Dans ce contexte, le projet Énergie positive a présenté un programme de recherche et d’engagement qui répond à bon nombre des questions posées dans les paragraphes précédents.

Les défis les plus importants ont trait à la polarisation et à ses perspectives connexes, soit l’esprit de clocher et la partisannerie, et à ces sujets, les solutions semblent être très insaisissables. Les premières étapes nécessitent clairement d’approfondir la compréhension de ces phénomènes tant sur le plan des politiques publiques dans leur ensemble que sur celui, plus précis, de l’énergie et du climat. Un domaine d’intérêt prometteur est celui du langage et de la simple capacité de communiquer à la fois avec respect et efficacité. À ce sujet, le programme de recherche d’Énergie positive comprend des projets qui visent à mieux définir les façons dont les participants au débat sur l’énergie et le climat au Canada comprennent et utilisent des termes comme « propre » et « transition ».

Les questions relatives aux rôles et aux responsabilités des institutions décisionnelles et à l’architecture essentielle de ces institutions pourraient être plus fructueuses pour l’élaboration de solutions concrètes. Pour certains membres du milieu de l’énergie et du climat, il semble de plus en plus évident que l’activité principale du gouvernement consiste à établir et à maintenir les fondements sur lesquels les décisions individuelles sont prises. Plusieurs pistes de réflexion se présentent : comment renforcer les mécanismes d’élaboration des politiques; comment structurer les mécanismes de réglementation pour faciliter la prise de décisions fondées sur des données probantes menant à l’action, tout en maintenant la responsabilité publique; et comment les nouveaux acteurs institutionnels (notamment les administrations autochtones et municipales) peuvent être des bénéficiaires et des facilitateurs du changement.

Derrière les controverses individuelles dans le débat sur l’énergie et le climat se cachent des principes fondamentaux tels que l’engagement envers des gouvernements responsables démocratiquement établis et envers l’état de droit. Sur la base de ces principes et d’autres encore, il serait plus prometteur de se fonder sur l’analyse et l’engagement pour reconstruire les structures du discours civil en vue de s’attaquer aux problèmes, plutôt que de publier des propos incendiaires sur Twitter, ainsi que pour rétablir la confiance dans ce qui pourrait se révéler être une architecture institutionnelle pour le XXIe siècle très différente de celle qui a prévalu dans la majorité des processus politiques énergétiques et climatiques à ce jour. Si le Canada veut vraiment s’attaquer à ses défis énergétiques et climatiques, ces questions devraient être prioritaires pour tous les gouvernements et pour l’ensemble des Canadiens.

* Michael Cleland est professionnel en résidence pour Énergie positive à l’Université d’Ottawa, président du conseil d’administration de QUEST (Quality Urban Energy Systems of Tomorrow) et ancien président du conseil d’administration du CERI (Canadian Energy Research Institute). Monica Gattinger est présidente d’Énergie postive, directrice de l’Institut de la recherche sur la science, la société et la politique et professeure titulaire à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa. Nous tenons à remercier les membres de l’équipe de recherche d’Énergie Postitive, Marisa Beck, Aimee Richard et George Vegh, pour leurs commentaires éclairés et leur soutien dans la production de cet article. Toute erreur de fait ou d’interprétation nous appartient.

  1.  Schleussner et al, « Science and Policy Characteristics of the Paris Agreement Temperature Goal» (2016) 6 : Nature Climate Change 827.
  2.  « 2017 Edelman Trust Barometer » (17 janvier 2017), Edelman (blogue), en ligne : <https://www.edelman.com/research/2017-edelman-trust-barometer> [Edelman].
  3.  Rosenbloom et al, « Transition Experiments: Opening Up Low-Carbon Transition Pathways for Canada through Innovation and Learning » (2018) 44:4 Canadian Public Policy 368.
  4.  Pour obtenir plus d’informations au sujet du projet Énergie positive, voir, en ligne : <https://www.uottawa.ca/energie-positive>.
  5.  Michael Cleland et Monica Gattinger, « L’avenir énergétique du Canada à l’ère des changements climatiques : comment la partisannerie, la polarisation et l’esprit de clocher érodent la confiance du public » (2019), Université d’Ottawa, en ligne (fichier PDF en anglais seulement) : <https://www.uottawa.ca/positive-energy/sites/www.uottawa.ca.positive-energy/files/canadas_energy_future_design_rd_web.pdf> [L’avenir énergétique du Canada].
  6.  Pour un examen de tous ces thèmes, voir ibid.
  7.  Nik Nanos, The Age of Voter Rage, Londres, Eyewear Publishing, 2018.
  8.  Voir par ex Daniel Rosenbloom, « Framing low-carbon pathways: A discursive analysis of contending storylines surrounding the phase-out of coal-fired power in Ontario » (2018) 27 : Environmental Innovation and Societal Transitions 129; Daniel Rosenbloom, Harris Berton et James Meadowcroft, « Framing the Sun: A Discursive Approach to Understanding Multi-dimensional Interactions within Socio-technical Transitions through the Case of Solar Electricity in Ontario, Canada » (2016) 45:6 Research Policy 1275; Rupinder Mangat, Simon Dalby et Matthew Paterson, « Divestment Discourse: War, Justice, Morality and Money » (2018) 27:2 Environmental Politics 187.
  9.  William R. Freudenburg et Susan K. Paster, « NIMBYs and LULUs: Stalking the Syndromes » (1992) 48:4 Journal of Social Issues 39.
  10.  Parti libéral du Canada, « Évaluations environnementales », en ligne : <https://www.liberal.ca/fr/realchange/evaluations-environnementales/>.
  11.  Énergie positive a adopté l’expression « faibles émissions » pour veiller à ce que notre choix linguistique soit axé sur l’objectif plutôt que sur les moyens.
  12.  Voir «Introduction » dans Horace Herring, dir, Living in a Low-Carbon Society in 2050 ,Energy, Climate and the Environment Series, Palgrave Macmillan, 2012 1; Voir également Frank W. Geels, « Regime Resistance against Low-Carbon Transitions: Introducing Politics and Power into the Multi-Level Perspective », Theory, Culture & Society 31:5 (2014) 21 [Geels].
  13.  Aimee Richard, « Literature Review on Understandings of the Term Transition in Canada and Beyond » (2019): Université d’Ottawa, Énergie positive (offert sur demande); Marisa Beck avec Michael Cleland et Aimee Richard,« Qualitative Research Study on Canadian Decision-Makers – Understandings of the term “Transition” » [à paraître].
  14.  Voir Geels, supra note 12 , et Alain Gras, « The Deadlock of the Thermo-Industrial Civilization: The (Impossible?) Energy Transition in the Anthropocene » dans Transitioning to a Post-Carbon Society: Degrowth, Austerity and Wellbeing, International Political Economy Series, Londres, Palgrave Macmillan, 2017.
  15.  Sam Fankhauser. « A practitioner’s guide to a low-carbon economy: lessons from the UK », Climate Policy 13:3 2013 345 [Leçons du Royaume-Uni].
  16.  Jeff Beyer, « A Climate Tale of No Tactics » (2010) 36:6 Alternatives J 38.
  17.  L’avenir énergétique du Canada, supra note 5 à la p 10.
  18.  Daniel Rosenbloom, « Framing Low-carbon Pathways: A Discursive Analysis of Contending Storylines Surrounding the Phase-out of Coal-fired Power in Ontario » (2018) 27: Environmental Innovation and Societal Transitions 129.
  19.  Leçons du Royaume-Uni, supra note 15.
  20.  Timothy Foxon, « Transition pathways for a UK low carbon Electricity future », Energy Policy 52: (2013) 10.
  21.  Edelman, supra note 2.
  22.  Voir Neil Nevitte, The Decline of Deference: Canadian Value in Change in Cross National Perspective, Toronto, University of Toronto Press, 1996 et « The Decline of Deference Revisited: Evidence after 25 Years » Mapping and Tracking Global Value Change: A Festschrift Conference for Ronald Inglehart, présentée à l’Université de Californie, Irvine, 11 mars 2011.
  23. Stewart Fast, « Who Decides? Considering the Roles of Local and Indigenous Authorities in the Canadian Energy Decision-Making » (2017) Université d’Ottawa, Positive Energy System Under Stress-Interim Report #1.
  24.  Voir par ex les travaux de QUEST (questcanada.org) avec des centaines d’administrations publiques locales au pays.
  25.  Ibid.
  26.  Eve Bourgeois, « Literature Review on The Role of Local in Canada’s Energy Future in an Age of Climate Change: Municipal Governments and Communities » (2019): Université d’Ottawa, Énergie positive (offert sur demande). Les administrations municipales ont généralement été des fournisseurs actifs de transport, d’eau, d’assainissement et de divers services sociaux. Toutefois, sauf lorsqu’ils ont été propriétaires de services publics locaux de distribution d’électricité, ils n’ont généralement joué qu’un rôle limité en matière d’énergie, et leur capacité à comprendre ou à gérer celle-ci au sens large était limitée.

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