Michael Trebilcock, professeur de droit à l’Université de Toronto, vient de publier son 29e livre (à un ou deux livres près) intitulé Dealing with Losers. Michael, éminent professeur universitaire de droit et d’économie politique, a, depuis la publication de son premier livre en 1997, grandement influencé notre façon de percevoir les lois et les politiques publiques, de même que leur interaction sur l’économie. En plus d’être un érudit, il est, pour ceux qui le connaissent, un parfait gentleman. J’ai d’ailleurs eu l’honneur d’enseigner à ses côtés.
Dans son livre, les « perdants » sont ceux dont la situation est aggravée par un changement quelconque au titre d’une politique publique ou gouvernementale. Il y examine tout un éventail de cas :
- Les pensions gouvernementales (hausse de l’âge minimal requis pour combler des déficits);
- La déductibilité des hypothèques aux États-Unis;
- La libéralisation du commerce;
- La gestion de l’approvisionnement agricole (répercussions du retrait du système de quota pour les fermiers);
- La politique en matière d’immigration (répercussions de l’élimination de la priorité aux familles ou des « travailleurs temporaires » au Canada);
- Le changement climatique.
Ces six chapitres sont enchâssés entre deux chapitres d’introduction sur l’encadrement des questions et deux chapitres de conclusion sur les conclusions générales et sa politique générale privilégiée : la réforme graduelle, les compromis et les politiques de transition explicites, qui comprennent habituellement une compensation.
Tandis que je lisais le livre, la chronique The Lunch dans le Globe and Mail du samedi 2 août relatait un entretien avec Richard Doyle, directeur exécutif des Producteurs laitiers du Canada. Le chapitre 6 de Trebilcock sur la gestion de l’approvisionnement agricole fait mention de ce secteur. Michael y écrit à la page 83 que la valeur moyenne du quota pour la production de lait d’une vache était de 28 000 $, contre 16 000 $ il y a de cela à peine 10 ans. De façon significative, ces stratégies agricoles qui limitent la production et l’importation empêchent ou retardent la négociation d’accords de libre-échange entre le Canada et d’autres nations ou groupes de nations. Comment un nombre relativement faible d’exploitants de fermes laitières (12 000 exploitants au Canada) qui a coûté aux Canadiens 276 $ par année ou 26 milliards de dollars au cours de la dernière décennie (Institut C.D. Howe) peut-il prévenir la libéralisation? Pourquoi nous, la masse, ne pouvons-nous pas mettre fin à ces subventions destinées à quelques exploitants de fermes laitières? M. Doyle, dans son entrevue, donne des réponses : les 12 000 exploitants de fermes laitières financent leur Association avec 75 millions de dollars par année, soit beaucoup d’argent pour faire du lobbying. En 2012, lorsque le Conseil canadien des chefs d’entreprises a exhorté le premier ministre à abandonner l’industrie laitière afin de conclure des accords commerciaux, M. Doyle a écrit aux DG de banques canadiennes et fait savoir que « les milliards de dollars rattachés aux prêts octroyés aux exploitants de fermes laitières » étaient en péril. Les banques ont défendu l’industrie laitière.
La libéralisation de la production de lait, d’œufs et de poulet se solderait par des perdants – les fermiers et leurs créanciers. Maintenant, si tous les exploitants de fermes laitières étaient les familles initiales qui ont acquis les quotas, accordés sans frais par le gouvernement il y a des décennies, la libéralisation serait simple – il suffirait de retirer les quotas, les fermiers ayant tiré des profits économiques excédentaires, immobilisés à 28 000 $ par bête en 2009. Mais la question qui persiste au niveau de la politique publique est la suivante : que faire des fermiers qui ont payé 28 000 $ par vache laitière en 2009 pour faire leur entrée dans l’industrie laitière? L’élimination des quotas est injuste pour eux, et les banques détenant les prêts pour ces vaches essuieront également des pertes.
Les perdants sont donc tous ceux qui ont d’abord bénéficié des politiques publiques ou de la réglementation : les personnes qui ont acheté des maisons valant des millions de dollars aux États-Unis en raison de la déductibilité des intérêts hypothécaires, les producteurs de poulet, les firmes ayant recours à des travailleurs temporaires étrangers, les chauffeurs de taxi aux prises avec Uber. Que devrions-nous faire?
Professeur Trebilcock commence en décrivant la littérature didactique, qui est assez vaste. En ce qui concerne la façon d’apporter des changements, la question dépend de notre conception de la justice sociale, de notre vision de la nature de la prise de décisions stratégiques et de notre compréhension de la structure institutionnelle. La lecture de ces chapitres peut être assez ardue pour les néophytes. De plus, les six chapitres diffèrent en fait de lisibilité, certains (libéralisation du commerce, changement climatique) exigeant une plus grande érudition que d’autres. Malgré cela, l’effort en vaut la peine.
Les premiers chapitres de Michael, traitant d’une nouvelle économie comportementale, et ses deux chapitres de conclusion mettent à bas certaines théories d’universitaires : les extrêmes. À un extrême, on retrouve les universitaires qui croient que nous n’y pouvons pas grand-chose puisque toutes les stratégies gouvernementales créent des gagnants et des perdants. À l’autre extrême se trouvent ceux qui disent que nous ne devrions rien faire étant donné que les exploitants de fermes laitières font face à toutes sortes de risques, comme la température, et que la fin du système de quota n’est que l’un de ces risques. Mais comme le souligne le professeur Trebilcock, ne rien faire équivaut à conserver le statu quo et aucun changement ne se produira.
Son examen de la théorie et les six exemples détaillés lui prouvent (de même qu’à la majorité des lecteurs) qu’il n’y a pas de solution facile. On ne peut pas, comme le Conseil canadien des chefs d’entreprises l’a exhorté, mettre fin aux quotas d’un seul coup. D’abord, le public ayant un sens de l’équité n’y souscrira pas. Bien que chaque famille paie trop cher son lait, son fardeau annuel qui est minime et son sens de la justice sociale (même si elle en connaissait et en acceptait les faits) font obstacle au changement. Qui plus est, étant donné qu’une ferme laitière canadienne vaut en moyenne deux millions de dollars, somme qui est probablement hypothéquée, les perdants perdront gros. Par conséquent, une approche pragmatique est préférable. La politique du professeur Trebilcock relativement aux quotas laitiers est la suivante : concluons de nouveaux accords commerciaux et, du même coup, annonçons la suppression graduelle sur dix ans des quotas laitiers, avec une élimination graduelle immédiate de toute personne ayant eu un quota depuis les années 1970 (la moitié des fermiers). Compensons les autres fermiers pour leurs pertes à la fin de la période pour une réduction vérifiée dans la valeur comptable ou à un moment suivant la période de dix ans d’une vente. Cette subvention explicite est payée au moyen d’une taxe de 10 p. 100 sur les produits laitiers et d’une modeste taxe de 10 p. 100 à l’exportation sur les ventes supplémentaires réalisées grâce à la libéralisation du commerce.
Dans d’autres chapitres, Michael tempère ses arguments théoriques par des politiques pragmatiques, telles qu’il le décrit pour le secteur laitier, ajoutant d’autres politiques, y compris la protection des droits acquis, mais la libéralisation de toute nouvelle entrée. Ce livre constitue une introduction très utile à tous ceux qui souhaitent savoir comment nous semblons nous faire piéger par des politiques dont bénéficie une minorité aux dépens de la majorité. Il énonce aussi clairement une solution – nous devons, dans la plupart des cas, indemniser les perdants. Il contient également une autre leçon importante à retenir : les gouvernements doivent réfléchir longuement avant d’offrir des incitations fiscales ou des faveurs (prix dans la partie inférieure du spectre pour les nouveaux entrants) ou d’imposer des restrictions à l’entrée. Les politiques publiques créent des gagnants et des perdants; ce sont les gagnants qui ne peuvent nuire à la rationalisation en cours de route, exigeant des rétributions monétaires pour compenser les pertes subies par rapport aux avantages qu’ils ont obtenus initialement. Gouvernements, soyez-vigilants!
* Dr Waverman est un expert de renommée mondiale dans les domaines de télécommunications internationales et économie des ressources mondiales. Il a obtenu son baccalauréat en commerce et une maitrise de l’Université de Toronto et un doctorat en économie du MIT. Il a été professeur d’économie à l’Université de Toronto et à la London Business School et le doyen de la Haysakyne School of Business ainsi que professeur de stratégie à l’Université de Calgary. Il est présentement le doyen de la Degroote School of Business.