L’ascension du Parti réformiste dans les années 1990, suivi par le triomphe du gouvernement conservateur Harper, indique que l’Ouest canadien joue aujourd’hui plus que jamais dans toute l’histoire de notre nation, un rôle fondamentalement différent en matière d’affaires nationales. Selon plusieurs Canadiens des régions du centre et de l’Est qui ont longtemps tiré les ficelles du gouvernement fédéral à Ottawa, « l’Ouest de demain » sera désormais au premier plan.
Les relations entre l’Ouest canadien et le reste du pays sont le sujet d’un nouveau livre prestigieux et coloré, de la plume d’une auteure figurant parmi les plus remarquables au Canada, Mary Janigan. Son livre Let the Eastern Bastards Freeze in the Dark: The West Versus the Rest Since Confederation relate la longue et ardue campagne qu’ont livrée le Manitoba, la Saskatchewan et l’Alberta pour obtenir un plein contrôle de leurs terres de propriété publique et de leurs ressources naturelles. Aussi surprenant que cela puisse paraître pour les Canadiens des temps modernes, ces trois provinces des Prairies n’ont pas adhéré à la confédération sous les mêmes conditions que les autres provinces.
En 1869, le tout nouveau Dominion du Canada avait acquis de la Compagnie de la Baie d’Hudson le vaste territoire connu sous le nom de Terre de Rupert pour la somme de 300 000 livres. Pour le Canada, cette transaction représentait l’équivalent de l’achat de la Louisiane en 1803 lors duquel Thomas Jefferson s’est procuré la moitié d’un continent des mains de Napoléon Bonaparte. L’acquisition de la Terre de Rupert constituerait après tout l’assise territoriale pour les futures provinces du Manitoba, de la Saskatchewan et de l’Alberta. Évidemment, aucun habitant de la Terre de Rupert n’a été consulté au sujet de cette transaction, ni ne comprenait l’impact que pouvaient avoir ces nouvelles dispositions canadiennes sur leur mode de vie traditionnel dans les grandes plaines. Ottawa voulait un «.pont terrestre » vers le littoral du Pacifique pour unir le Canada d’un « océan à l’autre » et pour garantir les terres sur lesquelles serait construit un chemin de fer du Pacifique dans un espace pancanadien.
Parmi les diverses forces de son récit, Janigan décrit très bien la vision du gouvernement fédéral de l’édification du pays et de la manière dont cet état d’esprit se heurtait aux réalités régionales de l’Ouest du Canada. Au début de la confédération, le nouveau gouvernement fédéral d’Ottawa avait de grands projets, mais peu d’argent. La terre de l’Ouest nouvellement acquise constituait une source monétaire grâce à laquelle Ottawa pouvait payer son transport public et ses politiques de colonisation. L’entente de la Terre de Rupert était à peine signée qu’il y eut un affrontement entre les Métis de la vallée de la rivière Rouge et les inspecteurs et colonisateurs canadiens souhaitant s’approprier des terres qui ne démontraient que peu ou pas de respect pour les titres de bien-fonds des Métis. Bientôt, survint une rébellion dans ce qui allait devenir aujourd’hui le Manitoba, et Louis Riel devint le premier d’une longue série de défenseurs de l’Ouest à protester contre le comportement indifférent du gouvernement fédéral à Ottawa. Il condamnait l’attitude condescendante et les méthodes confiscatoires adoptées par le gouvernement fédéral envers les besoins légitimes de ces collectivités des Prairies qui se développaient rapidement.
En 1905, peu de temps avant la création des provinces de la Saskatchewan et de l’Alberta, le premier ministre des Territoires du Nord-Ouest, Frederick Haultain, s’est plaint avec amertume à l’endroit du ministre de l’Intérieur du gouvernement de Laurier, Clifford Sifton, en affirmant : « toutes nos recettes publiques servent à augmenter le Fonds du revenu consolidé du Canada, notre domaine public est exploité à des fins purement fédérales et nous n’avons pas l’autorisation de tracer notre avenir ». Haultain, élégant mais parfois coléreux, a expliqué aux autorités fédérales que « l’Ouest voulait des droits égaux aux autres provinces et voulait le contrôle de ses terres ainsi que de ses ressources dans l’Ouest, par l’Ouest et pour l’Ouest. Cette région a demandé une compensation pour les terres et les ressources qu’Ottawa avait déjà utilisées à des fins purement fédérales.». Clifford Sifton a catégoriquement rejeté cette perspective « locale.» sur le transfert des ressources aux provinces de l’Ouest. Pourtant, l’ironie du sort a voulu que le frère aîné de Sifton, Arthur, devienne le premier ministre de l’Alberta défendant ainsi le point de vue de Haultain devant le gouvernement fédéral.
Le plus extraordinaire dans le récit de Janigan est à quel point « le reste du Canada » considérait « que l’on avait acheté l’Ouest de manière juste et honnête » et qu’il ne pourrait y avoir de transfert de terres et de ressources à ces nouvelles provinces comme l’Alberta et la Saskatchewan, sans l’autorisation des autres provinces. Janigan insiste sur le fait que les habitants des provinces maritimes étaient particulièrement hostiles quant à l’idée d’un traitement égal pour l’Ouest. En 1914, le vénérable George Murray, qui fut longtemps premier ministre libéral de la Nouvelle-Écosse, a écrit à son collègue, le premier ministre conservateur néo-écossais, Robert Borden, en disant que « les provinces de l’Ouest n’étaient pas propriétaires de leurs ressources et qu’Ottawa avait, à juste titre, conservé le contrôle en raison des responsabilités très importantes en matière de développement comme l’immigration, pour lesquelles le gouvernement fédéral avait dû dépenser si généreusement ». En outre, le premier ministre de la Nouvelle-Écosse a déclaré que les provinces de l’Ouest qui protestaient recevaient « de très généreuses » subventions fédérales, surtout en comparaison avec celles des provinces maritimes.
Les réunions fédérales-provinciales portant sur la question des terres et des ressources de l’Ouest ont généralement fait ressortir le pire du leadership politique canadien. Janigan offre une description détaillée de la conférence tenue à Ottawa peu de temps après la fin de la Première Guerre mondiale, en novembre 1918. L’auteure brosse le tableau de cette conférence à la fois colorée et controversée en rappelant au lecteur que l’Ouest avait contribué à l’effort de guerre de façon bien plus dominante par rapport à son influence régionale dans la confédération. Cet appui dans l’effort de guerre n’a eu que peu d’importance étant donné que la « bande des trois », les premiers ministres du Manitoba, de la Saskatchewan et de l’Alberta, a affronté le pouvoir en première ligne du Cabinet fédéral, le ministre des Finances, Thomas White, et le ministre de l’Intérieur, Arthur Meighen, qui avaient apporté un large éventail d’études analytiques sur les problèmes à régler.
Presque aussitôt, la conférence s’est transformée en bourbier intergouvernemental lorsqu’Ottawa a révélé qu’il n’avait pas d’argent pour atténuer les difficultés et, en outre, le gouvernement fédéral ne ferait aucune concession aux dirigeants des Prairies sans le consentement des autres premiers ministres. La bande des trois, soutenue par le « sage mais fruste » premier ministre de la Colombie-Britannique, « l’honnête John » Oliver, était verte de rage étant donné la tournure que prenaient les événements. Ses membres n’allaient pas permettre que leurs seules revendications de justice et d’équité soient associées à d’autres réclamations indépendantes découlant des relations fédérales-provinciales. Ils ont juré de ne jamais oublier le mauvais traitement qu’ils ont subi au cours de cette semaine de novembre. Alors que la paix revenait dans le monde, une révolte agraire et des conflits de travail étaient sur le point d’éclater dans l’Ouest du Canada.
Toute personne se souvenant de ces réunions indisciplinées des premiers ministres de l’époque Trudeau reconnaîtra certainement ce texte. Par contre, pour un Canadien de l’Ouest lisant Let the Eastern Bastards Freeze in Dark, la résistance du reste du Canada à l’égard d’une requête sincère de justice et d’équité de la part des gens originaires de l’Ouest servira de rappel sur les tensions régionales dangereuses et déstabilisantes au sein de l’État fédéral canadien. Alors que Janigan observe avec regret mais de façon pertinente la fin de cette saga, « nos identités régionales ont presque englobé toute identité nationale » et « nos régions se définissent par leurs doléances ».
En fin de compte, l’homme qui a ouvert la voie pour enfin résoudre ce problème épineux fut William Lyon Mackenzie King. Après presque 70 ans de guerre entre « l’Ouest » et « le reste du Canada », King a négocié avec prudence, vers 1930, un accord avec les trois provinces de l’Ouest. Mackenzie King était un politicien qui, selon Janigan, « considérait les compromis comme une vertu évangélique ». Durant plusieurs années au cours des années 1920, «.il a flatté, encombré, charmé et fait chanter ses collègues premiers ministres ». King, qui était habile et patient, agissait de la sorte, car lui et ses homologues fédéraux ont fini par comprendre que le gouvernement fédéral payait maintenant plus pour la gestion des ressources de l’Ouest que ce qu’il recevait en redevances et autres revenus.
Le fait que King ait décidé de concilier et de régler cet irritant du fédéralisme canadien était peu connu puisqu’il était en fait un membre du Parlement de la Saskatchewan. Il croyait fermement que le Parti libéral du Canada était un instrument favorisant l’unité nationale et reposant sur les deux piliers égaux, soit le Québec et la Saskatchewan. Par le passé, Mackenzie King, cet être exigeant, travaillait dans le domaine des relations patronales-syndicales et pour lui, la résolution finale de ces interminables échanges houleux concernant les terres et les ressources était « un miracle de la confédération » produit par la « divine Providence » et payé avec une grande générosité fédérale.
Cependant, en 1930, l’histoire ne connaît pas une fin heureuse; peu après, la Crise de 1929 répandait sa poussière, ses dettes et son désespoir dans l’ensemble de la région. Les gouvernements des Prairies « étaient ébranlés, démunis par le manque d’argent », et il est vite devenu apparent que « le contrôle des ressources n’avait pas créé de richesses instantanées.». Ironiquement, à la fin des années 1930, l’Alberta, désespérée, proposait à Ottawa de lui rendre une partie de ses droits de ressources récemment acquis en échange d’une protection du gouvernement fédéral contre le feu des terres et des forêts provinciales. « Heureusement pour l’Alberta », fait remarquer Janigan, « cette proposition n’a jamais vu le jour » et durant la décennie, l’essor de l’industrie pétrolière moderne avait déjà commencé grâce à une précieuse découverte à Leduc en 1947.
Au cours de l’année du centenaire du Canada, le premier ministre de l’Alberta, Ernest Charles Manning, a pu annoncer que sa trésorerie provinciale avait reçu 2,25 milliards de dollars en revenus pétroliers et gaziers depuis les premiers jours de Leduc en 1947. Ceci représentait, selon Janigan, « une importante somme inattendue.» que peu de participants à cette désastreuse conférence fédérale-provinciale de novembre 1918 auraient pu imaginer. Toutefois, grâce à la persévérance des dirigeants antérieurs des Prairies, soit Riel, Haultain et Arthur Sifton, pour n’en nommer que trois, l’Ouest du Canada a finalement pu intégrer l’environnement tant espéré de la croissance durable et de la diversité économique.
Le livre Let The Eastern Bastards Freeze in the Dark est un récit bien relaté et documenté, à la fois dur et puissant. J’oserais imaginer que ce récit est presque entièrement inconnu et inimaginable aux yeux de la plupart des Canadiens aujourd’hui. Le concept de royaume pacifique et de terre juste et équitable du Canada est présenté sous un jour considérablement nouveau dans la thèse de Janigan. Il est clair que plusieurs personnes à l’est des limites de l’Ontario et du Manitoba avaient une image très différente du pays comparativement à celles qui habitaient la région des grandes plaines. Louis Riel n’était pas seul à protester quant «.au genre de nation » que nous étions en train de créer avec notre confédération malhonnête.
Après la lecture de Janigan, d’une certaine manière, le Programme énergétique national au début des années 1980 prend un tout nouveau sens.
En effet, l’Ouest voulait vraiment être de la partie depuis très longtemps. Cependant, les actionnaires majoritaires historiques de la confédération canadienne ont déterminé que l’Ouest ne pourrait pas bénéficier de « l’égalité des conditions ». Mary Janigan nous rappelle dans ce récit fascinant que le Canada repose réellement sur un « équilibre très délicat » et que l’histoire du développement de nos ressources a souvent perturbé cet équilibre avec des conséquences à la fois négatives et persistantes.
* Sean Conway est actuellement chercheur invité au Centre de Ryerson de l’énergie en milieu urbain (Ryerson Centre for Urban Energy) et un conseiller en politique publique à Gowlings. Conway a également servi en tant que député libéral à l’Assemblée législative de l’Ontario de 1975 à 2003.